La réédition de Mein Kampf, passé depuis peu dans le domaine public, pose légitimement un certain nombre de questions et révèle différents enjeux, parmi lesquels nous pouvons citer la mise en contexte.
Ainsi serait-il inconcevable de donner à lire un tel ouvrage, ou de montrer un film d’archives sur les S.A., l’organisation paramilitaire du NSDAP, ou encore d’organiser une visite dans un camp de la mort, sans apporter les éléments de contexte pour que le lecteur, le spectateur ou le visiteur comprenne le lien entre des pratiques, des discours et des programmes politiques d’une part, et des exactions, persécutions, arrestations de masse et extermination d’autre part. C’est également cette mise en contexte qui est suggérée pour certaines statues problématiques, en Belgique comme aux États-Unis, en regard de leur lien avec la période coloniale, la Guerre de Sécession ou l’esclavage.
Concernant Mein Kampf et d’autres ouvrages sulfureux, on peut relever plusieurs niveaux de mise en contexte. L’exemplaire du livre d’Hitler que j’ai depuis toujours dans mon bureau a été traduit et publié par les Nouvelles Éditions latines. Il n’y a pas de mise en contexte. L’éditeur précise en début d’ouvrage que « la Cour d’appel de Paris a décidé, dans un arrêt du 11 juillet 1979, d’autoriser la vente du livre (édition intégrale en français), compte tenu de son intérêt historique et documentaire, mais assortissant cette autorisation de l’insertion en tête d’ouvrage, juste après la couverture et avant les pages de garde, d’un texte de huit pages mettant en garde le lecteur ». Il s’agit d’un jugement rappelant à quoi ce livre a conduit en termes de barbarie. Il n’y a en revanche pas de mise en contexte par un historien ou autre militant antifasciste. Le lecteur comprend cependant tout de suite qu’il n’a pas un roman de gare entre les mains.
Plus léger encore est l’avertissement au début de The Turner Diaries, une nouvelle publiée en 1978 par l’idéologue d’extrême droite William Luther Pierce, sous le pseudonyme Andrew Macdonald. L’ouvrage évoque une révolution et une guerre raciale aux États-Unis, qui finit par le massacre de toutes les minorités non-blanches. L’avertissement de la version que j’ai dans mon bureau est expéditif : il avertit d’un contenu raciste et antisémite et ajoute que le livre a inspiré les attentats du bureau fédéral du FBI à Oklahoma City en 1995 par Timothy McVeigh.
Beaucoup plus lourde est en revanche l’édition critique de Mein Kampf évoquée dans ce numéro. Il s’agit là d’un autre registre encore en termes d’apport contextuel : l’ouvrage d’Hitler devient une pièce dans un ensemble plus vaste, avec des centaines d’annotations, de commentaires et de mises en contexte, et ce à des fins scientifiques et pédagogiques claires.
Les trois options sont intéressantes pour autant qu’elles présentent un avertissement. En fait, il faut que le lecteur sache d’où parle l’auteur qu’il va découvrir. À partir de là, on peut accorder de la confiance au document sans y faire peser le poids de la censure ou de la diabolisation.
Par ailleurs, dans le cas d’un livre contemporain et en phase avec l’actualité politique, la règle est plus simple. S’il incite à la haine raciale ou à la discrimination, un contenu peut faire l’objet d’un jugement et donc d’une interdiction de publication, de la même manière qu’un propos ou un point de programme politique. Il existe certes des petites différences, mais globalement dans l’Union européenne, tous les pays ont un cadre législatif qui réprime ce type de propos ou d’écrits (aux États-Unis, la liberté d’expression est perçue différemment). En revanche le fait de soupçonner quelqu’un d’être d’extrême droite ou d’avoir été d’extrême droite ne peut justifier l’interdiction de ses publications. Cette nuance est importante car la loi ne vise pas ce qui est potentiellement sous-entendu, mais ce qui est dit en se basant sur l’intention et le contexte : l’auteur a-t-il l’intention d’inciter à la haine raciale ou à la discrimination ? Et si oui, l’a-t-il exprimé dans un contexte particulier ? On a le droit d’être raciste dans sa salle de bain, il est interdit de l’être sur un podium en début de manifestation.
Ce qui précède a notamment eu pour effet d’encourager de nombreux auteurs à modifier leurs propos pour échapper aux radars antiracistes et à la loi, avec plus ou moins de succès. Le cas d’Éric Zemmour est à cet égard intéressant : aucun de ses livres n’a posé problème aux yeux de la Justice. Or il est probablement le candidat le plus à l’extrême droite de l’actuelle campagne présidentielle française…