« Antivax », le dernier repoussoir à la mode Les médias incitent-ils au complotisme ?

Par Jenifer Devresse

© Sylvain Lauwers
© Sylvain Lauwers

« Antivax » ou « fasciste », même combat. Dès que le mot est lâché, il interrompt la pensée, fait reculer l’interlocuteur d’un pas. Le débat s’arrête sans autre procès. Et soudainement, tout ce que dit ou touche la personne ciblée est devenu sale, menaçant, infréquentable. En quelques mois, la figure de l’antivax est devenue l’ultime repoussoir du discours politico-médiatique dominant. Avec des effets à double tranchant.

Parcourant distraitement les caractères gras étalés en Une de la RTBF web le 30 août dernier, je manque de tomber de ma chaise en découvrant que « Eric Clapton sort un titre aux accents antivax ». À la lecture de l’article, j’en apprends peu sur la dernière sortie du guitar hero, This Has Gotta Stop, excepté le fait que l’artiste refuse de se produire dans les salles exigeant un pass vaccinal, qu’il juge discriminant. Jusque là, je ne comprends pas bien en quoi cette posture serait nécessairement « antivax ». L’article ne développe d’ailleurs pas d’argumentation à ce sujet, mais tend en revanche le micro au guitariste Brian May, qui dressé en figure d’autorité contre Clapton « soutient la science et le vaccin » et estime pour sa part que les vaccins « ont été très sûrs ». L’ex-Queen en déduit que les « antivax » sont des « barjots » convaincus que « les vaccins sont un complot pour vous tuer ». Là, je me dis que le grand Clapton a effectivement dû perdre les pédales.

Ailleurs dans la presse web, Le Figaro du même jour blâme un clip « pas finaud », comparable à la Corona song de Renaud « aussi consternante qu’embarrassante ». La chanson dénoncerait « les effets qu’a eus le vaccin sur le septuagénaire », qui aurait « franchi la ligne blanche » et serait parti depuis lors en « croisade antivax ». Décidé à porter le coup de grâce au dieu désormais déchu du blues, Le Figaro ne se prive pas de rappeler son passé de picole, d’héroïne et de cocaïne, ou encore qu’il aime tuer des animaux pour son plaisir. Ses fans l’auraient largement abandonné.

© Sylvain Lauwers
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Mais qu’est-ce qu’elle peut donc bien raconter, cette foutue chanson ? Curieuse, j’ai ressassé en tous sens les paroles et le clip supposés sulfureux de This Has Gotta Stop. J’y ai trouvé quelques réquisitoires : contre les privations de liberté ; lois bafouées par le gouvernement ; les masses derrière leurs écrans hypnotisées par les discours politiques et médiatiques. Mais rien, foutre rien sur le vaccin. Ni aucune allusion à un quelconque complot. Je fouine ailleurs. D’autres articles, parus quelques mois plus tôt. J’apprends qu’ironiquement, l’antivax est vacciné. Qu’il a malheureusement souffert de neuropathie périphérique suite à ce vaccin, et craint de ne plus pouvoir jouer de guitare. Qu’il a eu la mauvaise idée de le faire savoir, et de critiquer la « propagande » vantant l’innocuité du produit.

D’une simple dénonciation des effets secondaires qu’il aurait subis, voilà la star du rock dégradée, conspuée comme un vulgaire antivax, complotiste, sénile, débile et même cruel. Sa musique en serait devenue intouchable. Cet épisode tragi-comique n’est pas anecdotique. Au contraire, il me semble tout à fait emblématique de la construction d’une nouvelle figure « repoussoir » (ou plutôt d’une ancienne remise au goût du jour) dans les discours médiatiques et politiques dominants : l’« antivax », nouvel ennemi à abattre.

L’ennemi n°1 dans la guerre contre le virus

Dans la « guerre » menée contre le virus depuis deux ans, plusieurs ennemis ont successivement hanté les discours politiques et médiatiques : les anti-masques ; les jeunes qui ne respectaient pas le confinement ; les enfants supercontaminateurs… Depuis que la stratégie anti-Covid s’est concentrée quasi exclusivement sur le vaccin et que le débat s’est cristallisé autour de cette question (réduite à « pour ou contre », négligeant le comment, lequel, pour qui, à quelle fréquence, quelles conditions…), on a logiquement pointé les personnes non vaccinées, bientôt devenues « antivax », comme le nouvel ennemi à abattre dans la lutte contre la pandémie – dont il serait aujourd’hui le principal responsable.

© Sylvain Lauwers
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Au départ, les « antivax » ne désignaient qu’une frange marginale de la population non vaccinée. La plus radicale, la plus irrationnelle, irréductible et volontiers complotiste. À côté de cette frange, on comptait des hésitants, des prudents, des critiques, des nuancés, des procrastinateurs, des guéris, des semi-vaccinés, des exemptés pour raison médicale… Mais petit à petit, cette diversité a disparu des discours mainstream pour faire place à un monde binaire, manichéen, qui ne comporterait plus que deux catégories homogènes : les antivax et les autres, les vaccinés – qu’on ne désigne d’ailleurs pas comme « provax », étant simplement considérés comme des citoyens « normaux ». Singulièrement, la presse évoque régulièrement le « mouvement antivax », comme si celui-ci constituait un groupe relativement uniforme et organisé, gommant ainsi la grande diversité des situations, des opinions et des engagements.

Ainsi par réduction progressive, les traits très radicaux prêtés à cette frange marginale ont-ils fini par être attribués à toute personne non (complètement) vaccinée, peu importe la raison. L’effet repoussoir s’est aisément installé par référence au complotisme historique, dont la vilaine réputation n’est plus à faire, et aux mouvements anti-vaccins historiques, notamment responsables de la résurgence de la rougeole – négligeant le fait qu’une position critique ou hésitante par rapport au vaccin anti-Covid n’est pas nécessairement associée à une position anti-tous-vaccins, loin s’en faut.

L’antivax est un sale type

Qui sont-ils, ces « antivax » ? On peut en lire des portraits-robots assez précis dans toutes sortes de presse, avec une consternante univocité : peu instruits, désinformés ou pas informés et issus de classes modestes, ils sont souvent proches de l’extrême droite (parfois de l’extrême gauche) ou éloignés de la politique, et immanquablement des complotistes de la pire espèce, fervents convaincus du Great Reset. Les reptiliens et les platéistes ne sont jamais bien loin. Il arrive d’ailleurs que le terme antivax soit remplacé par celui d’« anti-Covid », suggérant que les opposants aux mesures sanitaires nient jusqu’à l’existence du virus. En gros, les antivax seraient des bas-du-front bouffeurs de fake news, des égoïstes inciviques, des anti-science, des fous dangereux dénués de toute rationalité, souvent disposés à la violence. Et lorsque (rarement) on leur tend le micro, on prend toujours soin de sélectionner les énergumènes les plus « représentatifs » de leur catégorie – du moins dans le chef du journaliste. Car l’objectif est bien de les démasquer, ce qu’on devine aisément dans la plupart des titres : « Antivax : qui sont-ils ? » ; « Qui sont les manifestants anti-Covid ? » ; « Quel est le profil type des antivax ? » ; « Les arguments des antivax passés au crible » ; « 10 infox anti-vaccins » ; etc.

De fait, à partir du moment où le non vacciné est perçu comme l’obstacle principal à la victoire contre le virus, et donc comme un danger, il s’agit de le dénoncer et le discréditer par tous les moyens 1 mais aussi de le traquer et de débusquer dans son discours tout ce qui pourrait le trahir. Par extension, dans un contexte politique du tout-au-vaccin et dans un monde radicalement scindé en deux, toute position critique par rapport aux mesures gouvernementales en général devient suspecte et susceptible d’être taxée d’« antivax » et de « complotiste ». On a vu par exemple Sudpresse titrer « Un rassemblement d’antivax » (9/10/2021) à propos d’une manifestation à Liège qui se dressait en réalité contre le pass sanitaire, alors même que les organisateurs s’affichaient en faveur du vaccin 2. Cependant, l’usage de tels repoussoirs permet de valoriser du même coup l’autre camp, celui des bons citoyens (vaccinés, peu importent les raisons), définis a contrario comme altruistes voire héroïques, rationnels, « pro-science » et donc pro-mesures gouvernementales.

© Sylvain Lauwers
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On ne discute pas avec un antivax

De la même façon qu’on ne parle pas avec un fasciste, on ne discute pas avec un antivax complotiste. C’est toute la commodité du repoussoir : il permet d’évincer la critique et d’éluder le débat, en se passant d’arguments, par simple renvoi à un imaginaire particulièrement disqualifiant (les mouvements anti-vaccins et complotistes historiques). Dès qu’un interlocuteur est taxé d’« antivax », à bon ou (souvent) à mauvais escient, on part du principe que toute discussion est inutile (puisqu’il est nécessairement irrationnel), et que ses arguments (nécessairement complotistes) sont déjà connus, c’est pourquoi on lui coupe volontiers toute parole, jusqu’à la censure. Sans doute aussi cet évitement de la discussion est-il lié à une peur : celle de se retrouver à court d’arguments face à un discours ou une position perçus comme hautement dangereux. Comme si laisser causer l’ennemi, c’était risquer de concéder du terrain au virus.

Si j’osais, j’avancerais volontiers qu’on assiste à une sorte de nouveau cordon sanitaire autour de la figure de l’antivax. Les journalistes se sont ainsi rapidement arrogés le droit de discriminer les bons des mauvais scientifiques, sur des questions qui ne font pas nécessairement consensus au sein de la communauté. Les exemples de censure sont légion, jusque sur les réseaux sociaux, mais je ne peux m’empêcher de citer un modèle du genre : l’émission de service public QR – le débat. Le 1er décembre 2021, Sacha Daout nous propose, sur le thème du vaccin (pour/contre), un débat… pour une fois sans débat. Les experts sur le plateau sont tous des « provax » convaincus de la première heure, face à une poignée de quidams par écrans interposés, armés de questions naïves et attendues 3, face auxquels il s’agit simplement de faire preuve de « pédagogie », assume le journaliste sans sourciller. Clairement, on ne discute pas avec ces gens-là.

En niant jusqu’à l’existence même d’un débat, l’usage intensif et généralisé du repoussoir finit par laisser croire qu’il n’existe aucune critique rationnelle possible du discours officiel (à savoir que le virus est extrêmement mortel et dangereux, que la vaccination massive est absolument sûre et efficace, et est l’unique option de sortie de crise) et plus généralement de la politique anti-Covid telle qu’elle est menée actuellement. Rien n’est moins vrai pourtant, et l’on peut sans effort citer quantité de scientifiques dont les CV n’ont rien à envier à ceux de nos experts médiatiques, campant des positions extrêmement critiques et néanmoins solides, très loin des théories du complot.

Le réel est-il complotiste ?

Comme pour le fasciste, tout ce que dit ou touche l’antivax est suspect et dangereux, frappé de tabou (on trouve ainsi des discours « aux relents antivax » ou « proches des arguments des antivax »). Il pourrait dire que l’eau mouille, qu’on s’échinerait à démontrer que c’est faux à grands coups de fact-checking, de peur de lui accorder quelque crédit. Les médias déploient ainsi une énergie phénoménale à faire taire tout ce qui pourrait « faire le jeu » des antivax, quitte à tordre un peu le réel. Et c’est là que le bât blesse.

Car parfois, un étiqueté « antivax » peut avancer des données ou des arguments tout à fait sensés. Parfois aussi, il arrive que le réel vienne brutalement contrarier ou nuancer le discours officiel : lorsque la protection vaccinale diminue plus rapidement qu’espéré, que des effets secondaires apparaissent, ou encore que la dangerosité moindre d’un variant soit susceptible de remettre en question une politique exclusivement centrée sur la vaccination massive. Ainsi certains arguments considérés jusqu’il y a peu comme « antivax » deviennent aujourd’hui communément admis. Or dans ces cas, l’obstination des médias à minimiser tous les éléments susceptibles de donner du grain à moudre aux antivax, jusqu’à nier certaines évidences ou taire opiniâtrement certains chiffres, peut finir par faire douter jusqu’au « provax » le plus convaincu.

© Sylvain Lauwers
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Un repoussoir, ça repousse.

À force de crier au loup dès que plane l’ombre d’un bémol au bien-fondé de la stratégie politique anti-Covid actuelle, à force de ranger abusivement toute expression d’une réserve ou d’une nuance sous la bannière d’un « complotisme antivax » crétin, les principaux médias s’interdisent de fait d’intégrer une saine critique et un nécessaire débat à leur discours, qui en rendrait la complexité. Ce faisant, ils repoussent quantité de consommateurs d’info hors de leurs colonnes. Et pas seulement les antivax radicaux (les vrais). Ni même seulement les quelque 10 ou 15 % d’adultes non vaccinés. Car il ne faudrait pas confondre le fait d’être vacciné avec une quelconque posture d’adhésion sans retenue à la politique anti-Covid 4.

Non. Ceux qu’ils repoussent, ce sont tous ceux qui adoptent une posture de doute ou de critique par rapport à la stratégie sanitaire gouvernementale, mais qui ne peuvent pour autant se reconnaître dans la caricature diabolisée du complotiste antivax primaire, aussi décérébré que désinformé 5. Ceux qu’ils repoussent, ce sont même des classés « bons citoyens » simplement en quête d’informations équilibrées, contradictoires, ou de réponses à des questions moins niaises. Ou ceux interpelés par les accents propagandistes d’une presse qui ne semble guère jouer son rôle de contre-pouvoir 6. Gageons que cela fait tout de même beaucoup de monde.

Médias alternatifs :
le Salon des refusés

Bannie hors de l’espace médiatique mainstream, la pensée critique doit bien trouver à se réfugier quelque part. Où atterrissent-ils donc, les déçus et les rejetés de l’info ? Sur les deux dernières années, divers sondages ont révélé une défiance grandissante, massive, à l’égard de nos médias traditionnels. Et parallèlement, une fréquentation accrue de sources d’information alternatives 7. Excepté quelques prudents équilibristes, le fait est que nombre de personnalités hier respectées se sont trouvées soudainement chassées des espaces médiatiques dominants pour leurs positions discordantes, ne trouvant plus à s’exprimer que dans des médias alternatifs. L’interview par Kairos (11/2021) de Bernard Rentier, virologue et ancien recteur de l’Université de Liège, est à cet égard parlante :

« Les dernières fois où je suis allé à la RTBF, ça s’est plutôt mal passé, on m’a régulièrement coupé la parole. […] Certains journalistes me soutiennent à fond comme Luc Widant du Journal du Médecin mais aussi de Biotempo, considéré comme un organe de presse dite “alternative”, étiquette qui nous colle à la peau et tend à nous décrédibiliser. Donc l’interview que je vous donne me décrédibilisera encore un peu plus, mais certainement pas aux yeux de tout le monde ! »

En quête de contradiction ou de complexité, nombre de consommateurs d’info sont tentés de fureter ailleurs, et se retrouvent depuis peu à nager dans l’univers des médias alternatifs sur le net, sans balise ni bouée. Car dans ce monde on trouve de tout. À boire et à manger. France Soir y côtoie CovidRationnel, à un clic près. Et au sein d’un même média, la qualité des informations n’est pas toujours égale. J’ai par exemple surpris, à plusieurs reprises, des personnes intellectuellement au-dessus de tout soupçon me citer des infos que j’ai ensuite retracées, en réalité issues de TVL 8 ou équivalents. « Sais-tu ce qu’est TV Libertés ? » – « Oh merde ! Tu fais bien de me le dire ! »

Ainsi en bannissant la critique rationnelle de leur espace, les grands médias pourraient bien favoriser in fine le complotisme et les fake news qu’ils prétendent dénoncer avec tant d’ardeur, en jetant leurs clients en pâture au tout et n’importe quoi. D’autant plus que leur acharnement à faire taire les voix discordantes, en bonne entente avec la communication politique du moment, pourrait finir par faire croire qu’il y a effectivement quelque chose à cacher, et qu’il faut mobiliser des moyens considérables pour y parvenir.

La division croissante de l’espace médiatique redouble et verrouille une division sociale déjà bien installée, favorisant la dissonance cognitive dans les deux camps, qui auront fini par exister pour de bon. Chacun dans sa bulle d’informations, on ne risque plus guère de se confronter à la remise en question. Et le fact-checking à gogo ne risque pas d’arranger l’affaire. Car l’usage du repoussoir favorise en définitive la radicalisation des positions : la caricature et l’homogénéisation de la critique sous la bannière « antivax complotiste » ont paradoxalement créé un effet de communauté d’appartenance, entre gens aux positions très hétérogènes, qui n’ont en commun que d’être rejetés de l’espace public légitime. Certains finissent même par endosser et s’approprier les stigmates dont ils ont été marqués, signant leurs commentaires d’un ironique « les complotiss » ou « les égoïstes », à la façon des « Niggers » des States.

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