
Il y a toujours dans les grandes crises de grands espoirs. Le chant du cygne d’un monde devenu obsolète ouvre le champ des possibles. Mieux, l’accélération nourrie par les fanatiques de la performance est surtout en train de les ringardiser à grande vitesse, dans un formidable effet boomerang.
De qui parle-t-on ? Les ultraperformants, si vocaux, si visibles, sont en train de tomber. Non pas financièrement : leur matelas leur assure encore une certaine pérennité, du pouvoir et des capacités de nuisance. Ils tombent d’abord, et surtout, symboliquement : ils n’ont que des projets de mort.
Petit cocktail de projets ringards : Aller sur Mars ? Une planète morte. Construire un bunker ? Un tombeau. Fonder Neom au milieu du désert en Arabie Saoudite ? Une ville morte. Promouvoir une population génétiquement et culturellement homogène ? Une autodestruction démographique et culturelle. Combien de temps ces projets de mort vont-ils encore faire illusion ?
Les ultra-performants sont obsédés par la compétition. Or, dans une compétition, ce sont toujours les plus violents qui gagnent. Il n’est donc pas étonnant de les voir embrasser la mort avec tant de ferveur. Leur addiction se manifeste aussi dans leur fascination pour les machines, des objets très performants. Mais surtout, très morts. On aimerait donner le Molière du meilleur spectacle comique à tous ces séminaires pour entreprise sur l’IA, entre « vous devez vous y mettre, si vous ne voulez pas être dépassés par vos concurrents » et « le développement de l’IA n’est pas viable écologiquement et socialement ».
Cette fascination pour les machines s’incarne aussi dans une novlangue managériale, faite de « framework », de « KPI » ou de « conf call », quasi burlesque : ces mots s’adressent à des machines, et non à des humains 2. Le délire des ultra-performants est donc aussi une invitation au rire, certes jaune, mais au rire quand même. Dans un scénario à la Quentin Dupieux, c’est comme si une partie de l’humanité nous invitait à vivre sur une autoroute. Qui veut les rejoindre, vraiment ?
Il y a toujours dans les grandes crises de grands espoirs
J’entends une critique : mon discours est-il radicalement technophobe ? Anti-progrès ? À vrai dire, je n’ai rien contre la technique ou le progrès, c’est plutôt le sens qu’on leur a donné qui pose problème. Dans un monde devenu instable et en pénurie chronique de ressources, croire encore aux bienfaits des gains de performance est simplement une erreur. En effet, quand on mise sur l’efficacité et l’efficience, on s’enferre dans une voie étroite. Or, dans un monde qui change tout le temps, cette stratégie est suicidaire 3. Dans ce monde-là, les ultra-performants sont donc à la fois ultra-toxiques et ultra-fragiles.
Progrès et techniques devraient d’abord soutenir la robustesse, c’est-à-dire, maintenir le système stable et viable malgré les fluctuations 4. Il va sans dire que cette robustesse n’existe que si elle nourrit la justice sociale et le soin aux milieux naturels 5. Performance et robustesse s’opposent donc : la robustesse soutient plutôt la diversification, les approches participatives, l’exploration, ou encore l’expérimentation… le contraire de la performance, si étroite.
Célébrons donc les œuvres délirantes des ultra-performants, comme on cloute un cercueil : la joie mexicaine d’ « El Dia de los Muertos » ! Une fois les projets ringards performants enterrés, le regard se porte sur les marges. En effet, les collectifs les plus en avance vers le monde robuste sont ceux qui sont les plus exposés aux fluctuations – sociales, économiques ou écologiques. Aux marges donc. Ils inventent humblement et silencieusement le monde robuste de demain. Cette dynamique est très attractive, non pas parce qu’elle est rapide, mais parce qu’elle est plurielle.
Extrait d’une conversation avec les indiens Kogis, en visite dans les Alpes 6 :
Les Kogis : Pourquoi construisez-vous des tunnels dans les montagnes ?
Nous : Pour aller plus vite.
Les Kogis : Mais pour aller où ? »
Dans le monde fluctuant qui vient, il ne s’agit plus de donner à la performance une valeur de destination (finale et fatale), mais plutôt de se concentrer sur les chemins de traverse pour durer et transmettre. La robustesse répond à une pulsion humaine profonde. Mieux, cette viabilité nous réconcilie avec notre biologie : les Terriens sont sélectionnés au cours de l’évolution sur leur capacité à être robuste. Cela implique du jeu dans les rouages, des marges de manœuvre, des redondances, des incohérences… bref, le contraire de la performance 7. Les collectifs les plus à la marge développent ce modèle, d’ores et déjà : agroécologie, repair cafés, habitats participatifs, sciences citoyennes, économie de l’usage et du partage, conventions citoyennes, monnaies locales, salaire à vie, etc. Un nouveau modèle de société se construit sous nos yeux, à mesure que le vieux monde performant s’effondre.
Dans un monde fini, un infini s’ouvre. Plus que jamais, les mots de Jean-Luc Godard résonnent : « C’est la marge qui tient la page ». À nous de monter en échelle en contaminant le cœur du système. Ringardisons la performance, construisons la robustesse. Un enjeu joyeux pour les citoyens ; une question de courage politique pour les décideurs.