Faire comme si…

Par Olivier Starquit

Ce qui me meut. Ce qui m’émeut. Ce qui me met en mouvement.

Faire comme si nous étions libres, comme l’avait posé en son temps David Graeber.

Faire comme si la démocratie était réellement le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple. Pas cette démocratie néolibérale qui change pour que rien ne change. Pas cette démocratie qui au mieux ferme les yeux, au pire collabore à un génocide depuis des mois. Pas cette démocratie qui se moque de l’État de droit. Du résultat des élections. Pas cette démocratie qui marginalise les organisations politiques et sociales de gauche grâce aux hyperboles et à une symétrie effrayante.

Faire comme si le peuple avait le pouvoir de racheter l’œuvre des imbéciles (petit clin d’œil à Patti Smith).

Faire comme si le moindre mal n’engendrait pas le pire des maux.

Faire comme si la classe ouvrière de plus en plus fragmentée, qui souvent ne se reconnait plus comme telle, ne laissait pas sa colère être captée par certains joueurs de flûte et être orientée vers des projets qui entrent radicalement en opposition avec ses intérêts matériels et immatériels.

Faire comme si tout le monde ne cédait pas au chant des sirènes de la classe moyenne, cet objet politique non identifié.

Faire comme si les batailles ne portaient pas sur le woke, les marchés de Noël, le sauvage d’Ath ou le père fouettard – ces balivernes imposées par le cadrage d’extrême droite – mais sur la sécurité socio-économique et les perspectives sur lesquelles les travailleurs peuvent construire leur vie, leur bonheur, leur avenir et celui de leurs enfants (s’ils en ont).

Faire comme si c’était sur ce terrain et ce terreau-là qu’un changement radical pouvait être mis en œuvre pour contrecarrer les idées d’extrême droite normalisées et leurs boucs émissaires facilement trouvés (le migrant, le chômeur, le barbare).

Faire comme s’il était possible d’œuvrer et de se mobiliser pour des réponses de gauche intelligentes et radicales, à gauche du centre, refusant le dogmatisme et la marginalité.

Faire comme si nous pouvions y travailler avec lucidité et gaieté, car l’une ne va pas sans l’autre. Trop de lucidité engendre la panique. La gaieté sans la lucidité ne peut qu’être l’occasion de dénis stupides. Parce que la peur mène à la panique, la panique mène à la souffrance, la souffrance mène à la colère et la colère mêle à la haine (petit clin d’œil à Idles).

Faire comme si l’utopie, le rêve et l’horizon n’étaient pas démonétisés.

Faire comme si la résignation et le fatalisme ne plombaient pas l’atmosphère.

Faire comme si nous cessions d’accepter le cadre imposé par l’adversaire et, par conséquent, d’adopter une posture défensive peu propice à enchanter, rendre l’espoir et faire rêver.

Faire comme si nous cessions de nourrir et de développer cette fabrique d’impuissance, cette incapacité à construire, promouvoir, administrer, imposer, accréditer des visions du monde structurées, des systèmes d’explication du monde cohérents et globaux.

Faire comme s’il était possible de changer radicalement le monde et le faire tout le temps (Angela Davis).  Et par cette suspension consentie de l’incrédulité, ne pas rester assis à se morfondre et baisser les bras. Une suspension consentie de l’incrédulité qui est le ressort de la fiction. Une fiction qui façonne une fission, qui, à son tour, entraîne une libération d’énergie.

Faire comme si et faire ainsi pour, comme l’a dit Walter Benjamin, organiser le pessimisme.

Ne pas faire comme si de rien n’était et prendre des vessies pour des lanternes, et ne pas faire comme si la tournure profondément pessimiste des événements était niée ou minimisée.

Voilà pourquoi je me lève. Au sens propre comme au figuré.

Voilà ce qui me meut, ce qui m’émeut, ce qui me met en mouvement.

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