
Il y a notre étrange espèce, « humaine » comme nous l’appelons, qui traverse la vie et le temps en trébuchant, s’épanchant et qui un jour, inévitablement, s’effacera. En plein déni de cette perspective, elle avance à tâtons dans une chorégraphie imparfaite partagée avec tous ceux qui sont passés avant elle et tous ceux qui suivront.
Une espèce parmi d’autres en somme, à l’exception près que la nôtre se montre plus consciente d’elle-même, invasive, plus nuisible aussi… Et malgré de surprenants élans créatifs, elle échoue trop souvent à incarner cet avantage qu’elle revendique sur les autres espèces : « l’humanité », ce bouquet conceptuel de qualités qui nous serait propre. Cette humanité faillit à se respecter, elle se heurte et se trahit, aussi prompte à décevoir qu’à se détruire, elle comme son environnement.
Depuis un moment, je ne parviens plus à croire en la beauté de cette espèce… Je ressens quant à notre essence même cette désillusion, ce fatalisme d’un soir d’élections, l’immense fatigue que laisse un espoir qui a foutu le camp. Je ne crois plus en cette humanité qui se prend trop au sérieux, si fière de sa maîtrise, de sa grandeur, si encombrée de ses doxas.
Vous l’aurez compris, dans ces films catastrophe où un astéroïde se dirige droit vers nous, je ne suis pas le plus farouche opposant à l’impact.
Pierre Soulages, Peinture 220 cm x 366 cm, 14 mai 1968, huile et acrylique sur toile.
Alors pourquoi écrire ces lignes ? Si notre unique fonction est simplement de vivre, pourquoi ne pas jouir de l’existence en évitant l’arrogance de questionner ce qui nous maintient ? Dans un sens, par l’idée même de sonder ce en quoi je crois, il me semble m’accorder une importance illusoire, à moi comme à mon espèce. Nous sommes là, de passage, c’est tout. Une forme de vie parmi d’autres qui ne souffre d’aucune mission morale ou divine hormis le « simple » exercice de l’existence. Nous sommes ainsi et ce n’est ni bien ni mal, nous sommes vivants alors nous jouons le jeu… nous vivons. Et pourtant, je me vois ici, partager ces mots, penser et en transmettre une part à celles et ceux qui me liront… J’imagine que c’est là tout le paradoxe de l’épaisseur humaine.
Voilà un préambule bien sombre pour exprimer que je ne crois pas en grand-chose qui ne puisse être bouleversé et que « ce qui me/nous fait tenir » me semble inscrit dans la nature même de notre existence.
Pourtant, il y a des choses qui me réchauffent, qui me captent, m’émerveillent. Cet émerveillement, curieusement, naît souvent de failles, de ces rappels un peu sauvages de notre singularité qui perturbent nos attentes, où l’absurde se manifeste de manière tellement inattendue qu’il en devient poétique. Prenons le Harlem Shake, ce phénomène viral qui se répand sur les réseaux il y a une dizaine d’années… Face à ce non-sens, tout aurait dû m’amener à chercher un moyen de quitter la planète au plus vite. Pourtant cette explosion d’énergie collective était tellement improbable, communicative, bordélique et dépourvue de quelconque malveillance qu’elle m’a amusé et contre toute attente, m’a rapproché de l’humain. Cet élan n’était pas seulement drôle ou excentrique, c’était aussi réconfortant : voir des gens s’accorder sur une folie passagère, presque cathartique, dit quelque chose de nous, de nos frustrations, de nos désirs et de nos besoins.
Étrangement, je peux ressentir la même tendresse face à des mouvements de révolte… Dans lesquels je vois d’étonnantes similitudes avec cette danse survitaminée, par exemple dans leur expression d’une énergie collective transcendante, dans leur fulgurance et dans la contagion sociale qu’ils provoquent. Comme un danseur qui, devant une foule, commence à secouer son corps sans raison apparente, la révolte peut éclater soudainement et finit par entraîner ceux qui l’entourent, créant un mouvement de masse dans une dynamique exaltée.
Et puis il y a l’amour… L’amour, lui aussi, partage quelques points communs avec les phénomènes précédents. Dans ses éclats souvent spontanés, dans la manière dont il nous expose à une certaine vulnérabilité mais aussi à travers une certaine esthétique du chaos, car en effet nous avons cette compétence : l’humain parvient à mettre de la beauté dans un foutoir à faire pâlir le ballet organisé d’une murmuration.
En étant témoin de ces moments de folie, de joie, de violence, j’ai pu me sentir faire partie de quelque chose de plus grand que moi, j’ai vibré. Je crois que je crois en cette énergie qui circule, discrète, entre les lignes du quotidien, à cette promesse prête à éclater en beauté, aux moments de grâce qui forcent nos sourires ou notre empathie. Et si je ne crois qu’en peu de choses, je me sens plus que simplement vivant en regardant les sourires que mon bébé s’adresse face au miroir, quand la bonne musique résonne au bon moment, quand je découvre de la poésie sur les murs sales de nos ruelles, quand d’authentiques sourires me sont adressés, quand il y a une rencontre… une vraie.
Alors j’ai souhaité que cet article ne soit pas juste une pensée figée, j’ai voulu faire vivre cet inattendu… Au gré de mes pérégrinations de ces dernières semaines j’ai semé de modestes trésors futiles à Liège, Namur, Louvain, Bruxelles et Mons. Des capsules Kinder à peine dissimulées derrière un panneau de signalisation ou sous un banc public qui contiennent un poème, une illustration, un conseil musical ou littéraire accompagné d’un mot à l’attention de l’inconnu qui les trouvera. Avec l’espoir que ça provoquera un sourire… un vrai.
« Le noir n’est jamais le même parce que la lumière le change… » (Pierre Soulages)