On pourrait penser que lutter contre les violences basées sur le genre est une besogne dure, lourde, triste. Et c’est vrai, par exemple, quand un nouveau féminicide montre les limites de ce que je peux faire, tout en soulignant l’urgence et la pertinence de mon travail. Mais ce qui m’épuise et me désespère surtout, ce sont les conditions de travail difficiles induites par le rôle secondaire et les moyens misérables accordés à la prévention primaire des violences. C’est la frustration de savoir que des moyens d’action testés et efficaces existent pour réduire la violence de genre, et que non seulement les pouvoirs publics n’y investissent pas, mais que nombre de leurs politiques aggravent encore les inégalités et préparent le terreau de l’extrême droite. Et ce n’est pas de tout repos non plus de questionner mes a priori et mes habitudes dans lesquels se cachent encore et toujours des rapports de pouvoir à déconstruire. Se pose donc la question : comment cela se fait-il que je continue depuis plus de 30 ans à diffuser l’autodéfense féministe et à créer des meilleures conditions pour qu’elle devienne accessible à toustes et partout ?

En fait, la plupart du temps, c’est un engagement enrichissant, énergisant, « empuissantant ». Ma « profession de foi » y joue un rôle clé. Elle se résume comme suit :
Un monde sans violence est possible et à notre portée. La violence n’est pas une fatalité, elle peut être prévenue. En tant que féministe, je ne peux pas me contenter de nettoyer après les dégâts du patriarcat. Je veux changer les facteurs qui produisent et légitiment la violence de genre, qui vulnérabilisent des pans entiers de la population, et qui génèrent ce sentiment chez nombre d’hommes « d’avoir droit à » et de devoir correspondre à des normes de masculinité. Si le genre et toutes les autres catégories hiérarchisantes sont des constructions sociales, nous pouvons donc les déconstruire et mettre à leur place l’égalité, l’inclusion et le respect des droits et besoins de toustes.
Nous avons tout ce qu’il faut pour mettre un terme à la violence. Non seulement chaque personne peut changer, mais nous avons plein de ressources à notre disposition pour ce faire. Je compare parfois mon travail de formation à de l’archéologie : tout est déjà là, il suffit de le faire émerger et de le valoriser. C’est une bonne nouvelle, car ni l’État et ses institutions, ni même les associations, féministes et autres, ne peuvent nous sauver de la violence. Même si la violence prend ses racines dans les structures inégalitaires de notre société, elle se produit à l’échelle individuelle, là où l’État ou les associations ne sont pas. Mais les citoyen·nes, donc nous toustes, y sommes : comme potentiel·les auteurs et victimes, comme ami·es, famille, voisin·es, collègues, etc. Et nous ne pouvons agir que si nous découvrons nos ressources.
La fin de la violence aide à résoudre d’autres problèmes. On peut se sentir dépassé·e par le nombre et la complexité des défis auxquels nous devons faire face, du changement climatique aux guerres jusqu’à la montée de l’extrême droite. Comme tout est lié, prévenir la violence de genre n’est pas une lutte isolée. D’abord, cette lutte nous amène toustes à développer nos ressources de résistance et de changement social qui seront utiles pour d’autres causes aussi. Puis, cette lutte diminue les sentiments d’insécurité, d’impuissance et d’isolement qui alimentent une bonne partie de ces problèmes. Mais surtout, savoir que nous sommes en sécurité nous libère pour ces autres luttes : pas de charge mentale constante des dominé·es d’assurer leur sécurité, pas de (peur de) représailles, plus rien qui nous retient. Ce n’est ni une hiérarchie, ni une chronologie des luttes. Tout cela peut se faire ensemble, mais je peux me consacrer entièrement à ma lutte, sachant qu’elle aura des répercussions positives sur celles des autres, et que d’autres luttent sur leurs sujets en m’aidant dans la mienne.
Ce que je crois me fait aussi tenir. Mais il y a d’autres raisons qui me font tenir depuis plus de 30 ans. Tout d’abord, le luxe d’un travail de terrain où je vois, même dans l’espace d’un atelier de deux heures, qu’un changement s’opère. Puis ne pas être seule dans cette lutte, travailler dans une équipe soudée et solidaire. Trouver la joie dans le fait d’apprendre les un·es des autres et de me laisser changer par nos rencontres. Me comprendre comme un être physique doté d’un corps formidable et merveilleux, un corps qui m’indique mes limites, me fait vibrer avec les autres dans les manifs et les chants, qui est mon meilleur ami, mais que je dois aussi ménager et protéger contre l’usure. M’épuiser ne sauvera personne. Réserver une place à la joie, aux rires et à la fête de nos succès. Éviter la pureté militante, ces guéguerres de qui est la meilleure/vraie féministe ou du principe avant la pratique pour nous concentrer sur l’essentiel : vivre ce qu’on veut voir advenir. Connaître l’histoire de nos mouvements et savoir qu’une lutte se manifeste sous formes de vagues, que nous devons défendre les acquis et préserver nos ressources dans les creux et utiliser chaque crête pour avancer le plus possible. Grâce à tout cela, lutter devient vivre.