Cela fait 23 ans que je tiens dans Aide-mémoire une chronique qui analyse l’idéologie d’extrême droite dans le texte. Quasi un quart de siècle donc à m’immerger dans la pensée réactionnaire pour en décoder les mécanismes et en souligner, derrière les quelques changements périphériques, la permanence et la cohérence. Cette cohérence qui en fait un réel ensemble, une « vision du monde », qui la rend bien plus forte et dangereuse que d’aucuns le disent. Je me suis ainsi toujours détaché de l’image donnée d’une extrême droite composée de « bas du front » manipulés. Si cette catégorie de militants existe, ce n’est pas elle qui fait le cœur des partis et mouvements fascistes. Que du contraire, ce sont des personnes issues de la classe moyenne, éduquées, qui construisent un discours servant leurs intérêts ou qui les rassure face à leurs peurs. Cette vision du monde de l’extrême droite est donc un tout cohérent qui s’appuie sur une abondante production littéraire s’auto-alimentant et se référençant depuis plus de deux siècles. Ce travail destiné à comprendre et expliquer ce qu’est, ce que pense et ce que veut l’extrême droite est à mon sens indispensable. Travailler sur des bases solides à l’éducation populaire est un socle sans lequel rien d’autre n’est possible.

Mais décrypter ce qu’est l’extrême droite ne suffit pas à la combattre. Force est de constater qu’au lendemain à peine de la Seconde Guerre mondiale, elle est encore loin de disparaître. Rien qu’en Europe de l’Ouest, elle reste encore trente ans au pouvoir en Espagne et au Portugal, et la répression des collaborateurs et tenants de cette idéologie, par ailleurs fort sélective, s’arrête dès le début des années… 1950. Force aussi est de constater que les années 1920-1940 n’ont pas immunisé nos sociétés vis-à-vis des discours prônant le darwinisme social, c’est-à-dire ces discours qui naturalisent les différences (y compris sociales) et les hiérarchies qui en découlent. Le tout dans un contexte de loi du plus fort absolue. Que du contraire, depuis plus de quarante ans l’extrême droite regagne la bataille culturelle et idéologique, avec la complicité d’une partie de plus en plus importante de la droite, et enchaine les victoires sur le plan politique, revenant ainsi au pouvoir en de plus en plus d’endroits.
Sauf en Belgique francophone où l’extrême droite n’arrive pas à s’implanter. Elle recule même en 2024 en n’obtenant qu’un seul élu communal et en voyant sa dernière tentative « Chez nous », pourtant fortement aidée par nombre d’autres partis (VB et RN en tête, mais aussi Afd, PVV…), faire un flop total et déjà quasi disparaître. Loin d’être le fruit du hasard, cette « exception » doit être riche d’enseignement et porteuse d’espoir. Cette absence d’extrême droite structurée capable de gagner électoralement, est due à un combat antifasciste constant, jamais abandonné. Depuis 30 ans, les Territoires de la Mémoire sont un acteur important de cette transmission active. C’est d’ailleurs en liant la pratique à la théorie que j’ai participé à la relance du Front antifasciste en 2018-2019, et que depuis j’aide à la création de groupes un peu partout et à la coordination antifasciste de Belgique. Ce travail permet de voir qu’il est encore possible de mobiliser les gens, notamment les jeunes, pour des causes importantes. Il montre aussi que c’est par l’action de terrain, en empêchant l’extrême droite de se structurer et de se banaliser que l’on obtient de réels résultats. Enfin, il démontre que c’est l’alliance dans le respect de la pluralité des tactiques qui permet d’obtenir des victoires.
C’est cette conscience que rien, jamais, n’étouffe le besoin de liberté, d’égalité, d’émancipation, qui continue de porter mes combats et de me rendre optimiste malgré un contexte défavorable aux idées progressistes
Plus largement, face à la désespérance qui peut nous envahir au vu des régressions sociales subies depuis des années – malgré des tentatives de bloquer, ou plus justement de freiner et ralentir le processus –, le temps long, l’Histoire peut nous aider. L’historien que je continue à être sait combien, même dans des contextes qui semblaient empêcher toute contestation, des femmes et des hommes ont osé se dresser. Combien, même quand les révoltes ont échoué, celles-ci ont été germes des contestations suivantes. En cela, travailler à entretenir vivante la mémoire de la Commune de Paris de 1871, ou étudier le mouvement coopératif, pour prendre deux exemples d’autres sujets que l’extrême droite sur lesquels j’écris et donne des conférences, est pour moi totalement complémentaire à ce que je fais avec les Territoires de la Mémoire.
C’est cette conscience que rien, jamais, n’étouffe le besoin de liberté, d’égalité, d’émancipation, qui continue de porter mes combats et de me rendre optimiste malgré un contexte défavorable aux idées progressistes. « Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront jamais le printemps », disait Pablo Neruda. Et c’est exactement ce que l’histoire des luttes sociales nous enseigne. Mais elle nous enseigne aussi que ce n’est jamais en reprenant les idées de l’extrême droite qu’on s’oppose à elle. Ni d’ailleurs celles de la droite… « Leurs avancées sont faites de nos reculs ». Cette affirmation est de plus en plus d’actualité. La gauche politique, syndicale et associative ne peut reprendre la main, regagner la bataille des idées, et donc recommencer la marche vers plus d’égalité, d’émancipation et de progrès social que si elle cesse de se compromettre avec les recettes de ses adversaires.
« L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », cette phrase du préambule à la constitution, en 1864, de l’Association internationale des travailleurs, la première Internationale, dit tout. Remplaçons « travailleurs » par le mot que l’on veut et on a la clef du changement. Rien ne viendra sans lutte, rien ne viendra d’en haut. Tout viendra de ce que nous ferons collectivement.
En avant…