Je travaille aux Territoires de la Mémoire depuis des années et ce texte n’a pas pour vocation d’être beau ou bien, ni profond ou révolutionnaire. Mais il parlera peut-être à certains et certaines d’entre vous qui pourraient y trouver le réconfort et la force de l’altérité partagée. Quant aux autres, la découverte d’une subjectivité différente revêtira peut-être, qui sait, à tout le moins un intérêt.

Tenir. Le mot est puissant. Il m’a incitée à ne pas prendre en compte les consignes. À ne pas être consciencieuse (j’espère que d’autres le seront). Il a tourné longtemps dans ma tête avant que je ne pose ces mots sur le papier et a fait écho à un trouble qui s’est installé profondément en moi au fil du temps.
En travaillant aux Territoires de la Mémoire, mon quotidien m’amène, chaque jour, à sortir de moi et à parler avec des autres, avec les autres, sur les autres, et à m’interroger, à nous interroger, à m’interroger avec, sur ce que l’on fait au monde et pour quoi on le fait (ou pas). À quelle fin ? Dans quel but ? À quoi bon ? Au fil du temps, des images, des sons, des mots, se sont imprimés sur ma rétine, dans mon cœur, mes nerfs. Des photos en noir et blanc de femmes et d’enfants nu·es, tremblant·es au bord de fosses communes. Des cris d’appel à l’aide depuis des décombres de maisons ou d’abris de fortune en proie aux flammes. La conscience du désastre écologique, des discriminations, de l’injustice. Le vécu d’un système de valeurs démantelé du berceau au cercueil… Une conscience du temps qui passe, des générations qui s’enchaînent, de la mort qui toujours achève, plus ou moins brutalement.
Mais il y a aussi les poètes, les artistes, les résistant·es. Les enfants, les ami·es, les parents, les inconnu·es, les sauveteuses et les sauveteurs, les innocent·es, les précurseuses et les précurseurs, les imprudent·es, les justicières et les justiciers, les chercheuses et les chercheurs, les rêveuses et les rêveurs… Il y a ces vies passées que l’on déroule « pour le travail », faites d’amours, de créations, de joie, d’intelligence, de quotidien tendre, de flamboyance et de crépitements. Ces personnes qui ont tenu, qui tiennent, qui ont résisté, qui luttent. Ces intimités que l’on a intégrées à nous, transformées aux prismes de qui nous sommes. Ces autres vies.
Et tout s’entremêle.
Un magma intemporel et ahurissant. La concomitance de la vie et de la mort. De l’incroyable beauté, de l’humanité, de l’art, de l’affreux, de l’innommable, de l’absence de sens.
Alors une parole me revient et je m’y accroche. Et elle me revient souvent, notamment lors de nos discussions quotidiennes avec d’autres que nous dans le cadre de notre travail. Une parole entendue à mes débuts aux Territoires de la Mémoire, dans un petit film qui était alors diffusé à l’issue de la visite de notre exposition permanente et qui avait pour sujet le retour des idées et partis d’extrême droite en Belgique.
Une parole qui disait en substance : « Si tous les dégoûtés s’en vont, il ne restera que les dégoûtants ».
Je ne sais plus qui a dit cela. Ni où, ni pourquoi. Je serais peut-être déçue si je le savais.
Mais je m’accroche à cette phrase à travers les années, je m’y tiens quand tout est trouble.
Car je ne peux pas accepter l’idée que les dégoûtants triomphent, tiennent la barre, fassent le récit de notre histoire.
Et si je tiens à vous partager cette pensée à mon tour, c’est peut-être être pour vous persuader, d’une manière ou d’une autre, de faire de même.