J’ai, sous les yeux, une photo de groupe : au centre, Tante Thérèse ; son frère, Oncle Georges, se tient à sa gauche, la main droite enfoncée dans la poche de son pardessus. Une photo la montre debout, souriante, devant une échelle posée sur le tronc d’un arbre fruitier. Sur une autre encore, elle pose aussi dans une robe colorisée en rose devant un parterre de fleurs. Enfin, on la voit photographiée en buste, coiffée à la mode des années folles (née en 1900, elle devait avoir 20 ans).
Tante Thérèse a disparu de ce monde, mais il n’y a pas un jour où je ne pense à elle. Comme Walthère Dewé, elle a traversé deux guerres mondiales. Comme lui, elle a résisté en 1914-1918 et en 1940‑1945. Traqués tous les deux, Walthère Dewé a été abattu d’une balle alors qu’il tentait d’échapper à la Gestapo ; Tante Thérèse, elle, perdra tous ses cheveux.




Les enfants que nous étions dans les années 1960 entendaient parler de la guerre quotidiennement, ou presque. Combien c’était terrible de manger des rutabagas tous les jours ! Et, si on laissait quelque chose dans l’assiette : « On voit qu’il n’a pas connu la guerre », s’entendait-on répondre. Ou, si l’on faisait quelque bêtise, un homme âgé criait : « Il vous faudrait une bonne guerre ! » Mais Tante Thérèse et Oncle Georges ne disaient rien de tout cela. Elle et lui ne parlaient pas de la guerre. Elle et lui écoutaient les autres parler de leur guerre. Parfois, quand on abordait des sujets politiques qui fâchaient, et que quelqu’un disait : « – On se demande s’il ne faut pas voter pour l’extrême-droite ! – Il n’empêche, interrompait Oncle Georges, que Degrelle était un con ! » Et sa sentence était suivie d’un silence, puis quelqu’un d’autre reprenait : « Ah oui, c’est vrai ! » Ni Oncle Georges, ni Tante Thérèse n’avaient jamais rien gagné en ralliant la Résistance, mais lui et elle avaient, à Micheroux, un grand crédit moral, et tout le monde le respectait. Et comme si l’automobile était une métaphore politique, eux disparus, il n’y a plus guère de pare-chocs moral à l’extrême droite désormais. Mais, en ce qui me concerne, je trahirais leur mémoire si jamais j’étais tenté par un discours raciste, xénophobe ou antisémite.
Après avoir vu le film Der Baader-Meinhof Complex, le spectateur aura été surpris de voir à l’écran autant de femmes membres de la RAF 1. Dans les années 70, en Allemagne fédérale, les femmes, si elles n’étaient pas issues des classes sociales supérieures, n’avaient pas accès aux études universitaires. Aussi, désirant en savoir plus sur la condition des femmes, j’ai pillé le rayon des « Questions féminines » à la bibliothèque des Chiroux, pour comprendre, enfin, que les femmes sont systématiquement exclues de l’histoire économique, sociale, culturelle et politique quand bien même elles y participent (par exemple, le nom de l’artiste préférée de Paul Rosenberg, Marie Laurencin, est effacé au profit des autres mousquetaires que le galeriste défendait aussi : Matisse, Braque, Picasso).
Tout comme il y a 1 001 nuits, il y a 1 001 combats.
N’est-ce pas en mémoire de notre mère qui a travaillé pour nourrir ses enfants en dépit de l’absence d’un père trop tôt disparu, n’est-ce pas en mémoire de Tante Thérèse et de son courage, n’est-ce pas en mémoire de Tante Guite et de Bitia qui nous accompagnaient pour nous initier à la peinture, n’est-ce pas en mémoire de Granny, anglophile passionnée, qui nous faisait goûter l’heure du thé, n’est-ce pas en mémoire de Tante Rosette qui nous a appris à connaître la grec ancien, n’est-ce pas grâce à toutes ces femmes que nous sommes devenus ce que nous sommes ? Pourtant, elles sont menacées par les trumpettes de la Renommée. Mais Donald Trump a 78 ans, et son discours est éraillé comme un vieux 78 tours. Et les luttes féministes ont tout l’avenir devant elles :
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
(Une Saison en Enfer, Arthur RIMBAUD)