
En Belgique, les relations entre les communautés juive et musulmane sont trop souvent piégées dans un jeu de confrontations, alimentées par des discours idéologiques qui ne font qu’exacerber les tensions. En tant que citoyens belges de cultures respectivement juive et musulmane, il nous parait essentiel de réfléchir aux conditions d’une véritable fraternité judéo-musulmane, en Belgique, malgré les défis que cela représente. C’est cette conviction qu’une convergence est possible qui nous fait tenir et nous aide à traverser un contexte politique chargé.
Ce qui nous mobilise, ce n’est pas tant un idéal abstrait, mais un engagement concret qui nous oblige à ne pas laisser tomber les composantes musulmane et juive de notre société entre les mains de ceux qui cherchent à nous tenir pour ennemis irréconciliables.
Cette fraternité judéo-musulmane suppose avant tout le rejet de l’instrumentalisation de nos identités respectives.
Nous appelons la composante juive à une vigilance particulière face à toute adhésion à la théorie du « nouvel antisémitisme », telle qu’elle a été introduite dans le débat public, car elle conduit souvent à amalgamer islamité et antisémitisme. Or, il ne s’agit pas d’un phénomène intrinsèquement lié aux musulmans en tant que tels, mais plutôt de dynamiques idéologiques qui instrumentalisent leur islamité pour la mettre en opposition avec la judéité ou au service de l’antisémitisme.
Il est également important d’appeler les musulmans à ouvrir les yeux sur la dangerosité d’une rhétorique qui tend à se normaliser. Tout comme le « nouvel antisémitisme » cherche à dissimuler des formes d’hostilité envers les musulmans sous le prétexte de la lutte contre l’antisémitisme, il devient impératif de reconnaître l’émergence d’un « nouvel antisionisme » qui fonctionne de la même manière, en dissimulant, sous une façade de critique politique, des formes d’hostilité de plus en plus décomplexées envers les Juifs.
À bien y réfléchir, les idéologies antisémites sont dangereuses au premier chef pour les Juifs, mais aussi pour les musulmans, car elles ont pour objet ou effet de les aliéner, en les enfermant dans des discours de haine ou en les utilisant comme leviers politiques, notamment à travers une pseudo-rhétorique antisioniste. Certaines déclarations, telles que « Pas de sionistes dans nos quartiers, pas de quartiers pour les sionistes », laissent peu de place au doute quant à la véritable cible : les Juifs. Sous le couvert d’un antisionisme de façade, cette rhétorique facilite l’introduction de l’antisémitisme dans les discours militants. Ce processus est d’autant plus répréhensible qu’il tend à instrumentaliser les musulmans, en les utilisant comme un outil pour alimenter une opposition artificielle. Cette manipulation met en danger les juifs, mais révèle aussi un mépris profond à l’égard des musulmans, réduits à des pions politiques essentialisés.
L’antisémitisme, loin d’être un phénomène résiduel, est toujours présent et même exacerbé aujourd’hui par des forces idéologiques qui enveniment les relations entre les communautés. Ces tensions sont en grande partie revivifiées par l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien. Pourtant, cette situation n’est ni inéluctable ni naturelle : elle résulte de stratégies politiques délibérées, destinées à diviser pour mieux s’affirmer.
L’idée que les luttes des uns devraient se faire au détriment de celles des autres est fausse. La fraternité naît d’une solidarité fondée sur l’universalité des droits humains et la dignité de chaque individu, indépendamment de ses croyances ou de ses origines.
Lutter contre l’antisémitisme, c’est aussi lutter contre l’anti-musulmanisme, car ces deux combats sont indissociablement liés.
Pour cela, nous pensons qu’un retour à un certain universalisme est nécessaire. Mais un universalisme bien compris. Il n’est pas question pour nous de remettre en cause les particularités de chaque groupe, ni leur histoire spécifique. En ce sens, l’affirmation identitaire qui a émergé au cours des dernières décennies est légitime, car elle correspond à une impatience face à des injustices ou des inerties qui n’ont que trop duré. Cette impatience peut avoir ses excès, mais si on veut les corriger, il faut répondre aux urgences et aux inquiétudes qui les motivent. L’universalisme n’est pas du côté de la bonne conscience et de la défense du statu quo : il est dans le travail pour réduire les injustices.
Nous souhaitons nous départir de la rhétorique qui tente d’imposer un pseudo universalisme qui se reconnaît par la tendance à ériger des valeurs et des normes spécifiques, souvent issues d’un cadre culturel particulier, comme universelles, en excluant d’autres perspectives et identités. Ce modèle n’est évidemment pas celui que nous défendons car il repose en réalité sur une vision homogénéisante qui ignore la pluralité des expériences humaines. En imposant des critères uniques de pensée et de culture, il marginalise ceux qui ne se conforment pas à ces standards, réduisant la richesse des identités à des stéréotypes figés. Nous rejetons cette version déformée de l’universalisme, qui, loin de promouvoir une véritable inclusion, perpétue des rapports d’inégalité.
En conclusion, il est important de ne pas céder à ceux qui tentent de dresser les Juifs et les musulmans les uns contre les autres. Nous voulons croire qu’une fraternité judéo-musulmane, fondée sur un équilibre entre, d’une part, l’affirmation et la fierté légitime des identités particulières et, d’autre part, la promotion de valeurs communes, en vue de dépasser la confrontation, triomphera des idéologies funestes et des stratégies rhétoriques qui cherchent à nous diviser.