« Déterminisme racial caractérisé par sa très grande cohérence dogmatique, le nazisme faisait ainsi figure de système culturel de désangoissement donnant du sens à la défaite de 1918 et à l’inexplicable expérience de chaos des années 1918-1924. Mais le nazisme […] se révéla aussi une promesse : celle de l’avènement, dans le cadre d’un Lebensraum conquis à l’Est, d’un empire millénaire doté d’une société harmonieuse, la Volksgemeinschaft, société de la bienveillance, de l’abondance frugale et de la fraternité1. »
Ces mots de l’historien Christian Ingrao constituent une illustration de l’approche adoptée par l’historiographie, ces quelque vingt dernières années, vis-à-vis du phénomène nazi. Profitant des apports de fonds d’archives inédits rendus soudain accessibles à la suite de la chute du rideau de fer, nombre d’historiens revisitèrent progressivement le point de vue porté sur cette période, dans le sillage de chercheurs tels que l’Allemand Götz Aly ou l’Américain Christopher Browning qui posèrent notamment la question de l’attitude des acteurs et des institutions de l’Allemagne devenue nazie. Et de ce questionnement émerge une image du nazisme davantage décrit comme un projet anthropologique culturel et social structuré, profondément ancré dans le contexte de son temps, et au sein duquel le large champ des violences planifiées côtoie la promesse d’un avenir radieux.
Ingrao poursuit : « Le nazisme […] est tout à la fois affaire de haine et d’angoisse, lesquelles sont les principaux moteurs émotionnels du continuum conduisant à la tentative d’extermination exhaustive de la Judéité européenne, mais il est aussi affaire d’espérance, de joie, de ferveur et d’utopie : celle de bâtir un nouveau monde, un futur alternatif. Un futur nazi2. » Loin d’être cet accident de l’Histoire provoqué au cœur de la civilisation européenne par une poignée de fous criminels et dont la chute aurait entraîné un retour à la « normalité » politique, le nazisme tend de plus en plus à être présenté comme un système, socialement partagé, qui alliait la volonté du pire et l’espoir du meilleur. Un objet complexe, certes paradoxal, doté d’une étrange mais indéniable cohérence, et empreint d’une forme effrayante de modernité derrière ses visées réactionnaires3.
Peut-être dès lors nous faut-il garder cette complexité à l’esprit, toutes proportions prudemment gardées, lorsque nous tentons une analyse des divers avatars contemporains de l’extrême droite. Car derrière les menaces que ces derniers constituent et que nous identifions aisément se dissimulent peut-être des promesses qui échappent à nos analyses, amputant notre compréhension du phénomène.
Ce numéro est un premier état des lieux. L’actualité nous prévient qu’il en faudra d’autres…