Banalisation « Mots »

Par Henri Deleersnijder

« La carte du sous-développement correspond sensiblement à celle des peuples sombres. L’avenir économique de l’Occident se trouve en lui-même, non dans le développement irréalisable des peuples arriérés. Ce n’est ni par hasard ni par maléfice que la carte des pays développés coïncide avec la répartition de la race blanche dans le monde. C’est la conséquence logique de la civilisation occidentale qui reste propre à la race qui l’a découverte et qui continue d’évoluer et d’innover. La grande masse des sous-développés des races brunes et noires de la zone de métissage afro-asiatique sont simplement sous-capables et ne peuvent assimiler même partiellement les éléments nécessaires au développement. Il semble bien qu’à une différenciation physiologique corresponde une inégalité mentale entre les races et que celle-ci ne soit pas amendable. Ni l’éducation ni le changement des conditions extérieures de vie n’apparaissent propres à influencer un état de fait qui résulte de l’évolution de la vie. »

Voilà ce qu’on pouvait lire en 1964 dans un numéro des Cahiers d’Europe-Action, revue d’extrême droite qui tirait à 10 000 exemplaires et était largement destinée à « usage interne », autrement dit aux membres des groupuscules nationalistes-révolutionnaires de l’Hexagone, comme Occident et le GUD, mais aussi à des correspondants européens. Inutile d’insister sur le ton nauséabond qui y prévalait, raison pour laquelle ses idées étaient difficilement diffusables dans un large public. C’est que, par suite de sa collaboration avec l’Allemagne nazie, l’ultra-droite était totalement discréditée dans les premières années d’après-guerre : ce sera le cas, à vrai dire, jusqu’à l’aube de la décennie 1970.

Mais les choses évolueront bientôt. À l’initiative de militants porteurs d’un nationalisme ethnique se crée, en janvier 1969, le GRECE, acronyme de Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne. La tête pensante de cette « Nouvelle Droite » – appellation adoptée par les médias – est Alain de Benoist, qui écrivait déjà précédemment dans les Cahiers d’Europe-Action, le plus souvent sous des pseudonymes. Pour lui, l’extrême droite, même s’il rejette cette dénomination, ne gagnera pas dans les urnes si elle n’a pas au préalable conquis les esprits. D’où la nécessité de mener un combat métapolitique, centré sur les idées et sur les mots, de quoi infuser l’opinion.

À cette fin, ce chef de file du club de pensée en question propose de faire une série de remplacements rhétoriques. Bannir, par exemple, le terme « race », qui sent trop le soufre ; bien plus présentables sont, en revanche, les mots « culture » et « civilisation ». Autre exemple, le « droit à la différence » est prôné, stratagème lexical destiné à enfoncer le clou : la race blanche est menacée par le métissage, précurseur d’un « génocide lent » pour elle. Bref, chacun à sa place originelle, et pas de mélange ! On lisse ainsi le vocabulaire pour mieux faire passer l’idéologie. Et des revues servent à exposer ces idées : Éléments, Nouvelle École, Krisis. Leur vulgarisation se fait notamment grâce à une circulation appropriée dans un hebdomadaire tel que Le Figaro Magazine, de 1978 à 1993, du temps de son rédacteur en chef Louis Pauwels. 

Cette émergence d’une droite radicale au grand jour fut néanmoins plus précoce en Italie où dès 1946, soit bien avant la formation du Front national en octobre 1972 en France, fut fondé un parti néo-fasciste : le Mouvement social italien (MSI). Lequel puisera, à partir du milieu des années 1950, son carburant idéologique dans un centre d’études appelé « Ordre Nouveau ». Emblématique de ses convictions fut ce qu’affirmera en 1994, lors d’un meeting préparant les élections européennes de cette année-là, sa figure centrale, Pino Rauti : « Nous sommes les défenseurs des valeurs qui ont existé avant le fascisme et pendant le fascisme, et elles ont le droit d’exister après le fascisme. (…) La dictature, ce n’est pas la doctrine du fascisme. C’était une nécessité de l’autre après-guerre. C’était lié à la personnalité de Mussolini. Il y avait alors la grande crise mondiale après la crise économique des États-Unis. Il y a donc beaucoup de choses qui ont fait du fascisme un phénomène autoritaire. » Du coup, le fascisme est débarrassé de ses oripeaux repoussants, et son idéal reste intemporel…

À l’heure où nos démocraties ont tendance à se déliter et où les extrêmes droites ont à nouveau la cote, on aurait tort de minimiser la portée des propos lénifiants, portés à la dédiabolisation, même s’ils sont souvent émis aujourd’hui par des hommes plutôt jeunes, style BCBG. Parfois cependant, la prudence élocutoire en vigueur n’est plus de mise. C’est l’occasion de se souvenir du décryptage minutieux du langage qui avait cours dans l’Allemagne nazie, mené par le philologue Victor Klemperer et repris dansson LTI, la langue du IIIe Reich. On apprend que cette langue y était pauvre, peu créative, mais omniprésente et obsédante. Et surtout qu’elle avait recours à l’euphémisation quand il s’agissait d’évoquer les crimes du régime. Et le pire, c’est que les indifférents à ce régime politique totalitaire, voire ses victimes, étaient peu à peu gagnés par les vocables et les tournures de phrase des criminels qui les gouvernaient.

Nous voilà donc avertis des dangers de la banalisation en cours de l’extrême droite…

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