Si la question de l’écofascisme interpelle, c’est que les impacts sévères des dérèglements climatiques font de la question écologique un domaine d’intérêt – un autre – pour l’extrême droite. Les thématiques environnementales sont désormais abordées par de nombreux partis extrémistes, mettant en avant une « écologie du bon sens » face à une soi-disant « écologie culpabilisatrice ». Mais derrière, ces slogans pointent une vision réactionnaire du rapport à la nature, allant jusqu’à la revendication d’un « écofascisme » pouvant dégénérer en volonté d’action terroriste.
Brenton Tarrant, le terroriste de l’attentat de Christchurch en mars 2019, en Nouvelle-Zélande, se définissait ainsi comme « écofasciste ». Il déclarait : « Je me considère comme un écofasciste. (…) [L’immigration et le réchauffement climatique] sont deux faces du même problème. L’environnement est détruit par la surpopulation, et nous, les Européens, sommes les seuls qui ne contribuent pas à la surpopulation. (…) Il faut tuer les envahisseurs, tuer la surpopulation, et ainsi sauver l’environnement 1. » D’autres terroristes et tueurs de masse comme Patrick Wood Crusius à El Paso en août 2019 ou encore Payton Gendron, à Buffalo en mai 2022, ont également témoigné de leur adhésion aux thèses écofascistes.
L’écofascisme en tant que prolongation du discours extrémiste
Tout d’abord, il est nécessaire de comprendre que le concept d’écofascisme a une longue histoire. Le philosophe André Gorz caractérisait l’écofascisme comme une des formes hypothétiques de totalitarisme basées sur une orientation politique écologique. En 2005, l’historien de l’environnement Michael Zimmerman définissait quant à lui cette idée comme « un gouvernement totalitaire qui exige que les individus sacrifient leurs intérêts au bien-être de la “terre”, comprise comme le splendide réseau de la vie, ou l’ensemble organique de la nature, y compris les peuples et leurs États 2 ». Depuis, de nombreuses publications ont suivi pour mieux appréhender le phénomène et en affiner l’approche. Antoine Dubiau notamment distinguait deux approches au sein de l’écofascisme, entre la fascisation de l’écologie et l’écologisation du fascisme 3.
Une définition commune perçoit l’écofascisme comme la tendance à considérer que des populations spécifiques, dont on estime qu’elles perturbent les équilibres de la biosphère par leurs pratiques ou par leur nombre, doivent être éliminées, et qu’il peut être nécessaire de s’en débarrasser au nom du « bien commun ». Les écofascistes sont persuadés que la communauté qu’ils ont choisie s’est affaiblie parce que le lien avec la nature a été perturbé par les forces de la modernité, couvrant l’industrialisation, l’urbanisation, le multiculturalisme, le matérialisme et l’individualisme. Les écofascistes cherchent donc la renaissance complète de leur communauté imaginée à travers un retour à la nature, qui, selon eux, redonnera au peuple un état d’authenticité et de domination. Parce que la communauté est basée sur des constructions raciales, la vision écofasciste se manifeste par une ségrégation raciale basée sur le lieu. Cette conviction fournit une plate-forme aux écofascistes pour justifier l’expulsion ou la destruction de personnes qu’ils jugent contre nature ou perturbatrices pour l’écosystème 4.
Les écofascistes cherchent la renaissance complète de leur communauté imaginée à travers un retour à la nature, qui selon eux redonnera au peuple un état d’authenticité et de domination
Écoconservatisme, hiérarchie, ordre, souveraineté ou encore schéma familial incarné par une lecture patriarcale et hétérosexuelle sont les matrices principales des mouvements d’extrême-droite. L’écologie n’est finalement utilisée que comme outil utile au soutien du fond idéologique, et les changements climatiques comme un moyen pour accélérer la hiérarchisation. Les mouvements relevant de l’écofascisme insistent, en outre, sur le fantasme du déclin. La venue prochaine de l’effondrement que représentent les dérèglements climatiques contribue à nourrir leur imaginaire marqué par la peur de l’invasion et de la disparition sous les coups des dangers extérieurs. Dès 1999, un des idéologues de l’extrême droite, Guillaume Faye, prédisait « un choc des civilisations » et une « convergence des catastrophes », économique, géopolitique et environnementale 5. Ailleurs, ce sont des penseurs comme Alain de Benoist et le GRECE (Groupe de Recherche et d’Étude sur la Civilisation Européenne) qui ont montré leur récupération idéologique de la question écologique : « La vraie écologie se doit de préserver la diversité humaine par le maintien des grandes races dans leur environnement naturel 6 », écrit-il. « L’homme doit défendre son biotope contre les espèces invasives. Il faut protéger les écosystèmes, à commencer par les écosystèmes humains que sont les nations 7 », poursuit dans la même lignée l’ancien député français d’extrême droite Hervé Juvin.
L’écofascisme en tant que prolongation du système techno-productiviste
Cependant, il est important de constater que l’écofascisme tel que défini de cette manière reste encore minoritaire. Au parlement européen, la grande majorité des partis d’extrême droite affichent un soutien inconditionnel à l’agriculture industrielle et s’opposent aux mesures proposant moins de pesticides et plus de bio dans l’alimentation ou en faveur du bien-être animal. L’approche générale de l’extrême droite sur les enjeux environnementaux reste encore essentiellement incarnée autour du « virilisme carbone ». Les politiques climatiques sont vues avant tout comme des dérives gauchistes, culpabilisantes, entravant la richesse énergétique des nations. Pour l’extrême droite dans sa grande majorité, sublimer les ressources naturelles par la technologie est le signe non seulement de la souveraineté mais aussi de la puissance 8.
L’écologie n’est finalement utilisée que comme outil utile au soutien du fond idéologique et les changements climatiques comme un moyen pour accélérer la hiérarchisation
La question d’une autre forme d’écofascisme doit dès lors se poser, dans le sens proposé par Pierre Madelin : « L’éco-fascisme serait alors le nom d’une politique qui ménagerait le milieu de vie non pas en réduisant l’empreinte écologique des nations et des classes qui tirent profit des rapport sociaux capitalistes, mais en perpétuant au contraire les conditions socio-écologiques de leur accès privilégié à l’abondance matérielle et énergétique, notamment par la marginalisation ou l’élimination des groupes et des individus perçus comme surnuméraires 9 ». Par éco-fascisme, il faudrait dès lors entendre une politique désireuse de préserver les conditions de la vie sur Terre, mais sans toucher au système techno-productiviste actuel et en organisant les politiques au profit exclusif d’une minorité suprémaciste 10. Profondément inégalitaire, cet écofascisme serait celui d’une Europe forteresse à tous points de vue. L’écofascisme deviendrait ainsi la récupération par le système techno-productiviste de l’enjeu écologique, dans une volonté d’assurer sa survie.
Si nous n’y prenons pas garde, l’écologie peut offrir des outils utiles aux courants politiques réactionnaires pour maintenir et réinventer leur discours. La menace environnementale peut également être récupérée à son profit par un système ultracapitaliste et profondément inégalitaire, habitué à assimiler les alternatives pour assurer sa survie. Face à ces menaces, il est donc fondamental de se souvenir de l’avertissement lancé par André Gorz dès les années 1970 : la grande bataille a commencé. Ce sera leur écologie ou la nôtre 11.