L’antiféminisme, une tendance qui ravit l’extrême droite

Par Milena De Paoli

Parler de l’extrême droite et des idées qu’elle déploie sur les réseaux sociaux, c’est comme ouvrir la boîte de Pandore. Deepfakes, influenceurs, fake news, éco-fascisme, grand remplacement, « homme de haute valeur »… de nouveaux mots, tendances et concepts arrivent tous les jours. Sur le Web et les réseaux sociaux, l’extrême droite est une véritable galaxie. De quoi en perdre la tête. Pour cet article, ce sont les thématiques du « genre » et de « l’antiféminisme » qui vont être abordées, majoritairement au travers de deux tendances qui brassent énormément de vues et de contenus. Le but ici n’est donc pas d’être exhaustif (est-ce réellement possible sur un tel sujet ?), mais de plonger dans les méandres des algorithmes et de brosser le portrait de courants et de personnages qu’on retrouve au sein de l’antiféminisme.

Sur Internet, l’extrême droite est diffuse. On la retrouve clairement affichée sur les réseaux sociaux : on peut consulter facilement les actualités de partis d’extrême droite ou des personnalités politiques. Mais il existe un pan des réseaux sociaux où le lien entre les contenus qu’on consomme et les idéologies d’extrême droite est plus flou. On tombe ainsi sur des « tendances », des contenus viraux lifestyle 1 qui conduisent petit à petit les utilisateurs dans une boucle de contenus liés à des pensées antiféministes et d’extrême droite, sans qu’ils s’en aperçoivent forcément.

Reject Modernity, Embrace Masculinity2

Sur Youtube, TikTok ou Instagram, on trouve notamment des vidéos de conseils en séduction. « Comment draguer ? », « Comment trouver une copine en 2024 ? », « Vaincre sa timidité »… Souvent proposées par et pour des hommes, elles s’apparentent à du développement personnel. Rien de bien méchant. Pourtant, en consommant ce genre de vidéos, les utilisateurs tombent rapidement sur la partie immergée de l’iceberg : les masculinistes. Antiféministes et réactionnaires, les masculinistes considèrent que nous vivons dans une société dominée par les femmes dont les hommes seraient les victimes. De nombreux masculinistes font ainsi référence à une « crise de la masculinité » où les hommes ne pourraient plus être « de vrais hommes » ou faire preuve de « masculinité » 3. Il faudrait donc, selon eux, que les hommes retrouvent leur masculinité et se défendent pour faire valoir leurs droits, et ainsi inverser la tendance (comprendre : rétablir les rôles traditionnels basés sur le sexe et le genre, et donc rétablir la domination masculine au sein du foyer et de la société). C’est notamment ce que clame la mouvance Red Pill. Né aux États-Unis sur les forums de discussions en ligne, le mouvement tire son nom du film Matrix et du choix emblématique entre la pilule bleue et la pilule rouge. Ici, prendre la pilule rouge symboliserait l’éveil des hommes et leur prise de conscience qu’ils sont victimes du pouvoir des femmes et de leurs caprices, pour ainsi devenir de vrais hommes dominants, des « mâles alpha » 4.

De fil en aiguille, les utilisateurs se voient proposer des contenus similaires par l’algorithme, les enfermant dans une « bulle de filtre » 5. Dans ce cas-ci, il s’agit de la « manosphère », la sphère antiféministe, misogyne et le plus souvent d’extrême droite. Les cibles de ces auto-proclamés experts en matière de séduction ? Principalement de jeunes hommes esseulés cherchant désespérément de l’attention. Des proies faciles, un terreau fertile pour être initié et se voir proposer différentes formations payantes dans l’espoir de réussir sa vie amoureuse et sexuelle. Et parce qu’au départ, ces vidéos s’adressent à un large public, les communautés qui suivent ces contenus sont aussi bien de simples personnes qui recherchent des conseils en amour que des masculinistes, des adeptes de la pensée Red Pill ou des Incels 6, l’une des franges les plus radicales.

Côté anglo-saxon, on ne peut passer à côté d’Andrew Tate. Cet américain s’est fait remarquer en 2016 au travers de l’émission de télé-réalité Big Brother au Royaume-Uni. Il se fait rapidement sortir en raison de la diffusion d’une vidéo où on le voit en train de lever la main sur une femme. Partisan du mouvement Red Pill, masculiniste convaincu, il gagne en célébrité au fil des ans en publiant sur ses réseaux sociaux un mélange de commentaires misogynes, conseils payants pour gagner de l’argent et photos d’une vie clinquante. C’est fin 2022 qu’Internet se rend compte que Tate ne se limite pas à des contenus antiféministes en ligne : il est arrêté puis mis en examen en Bulgarie pour « organisation d’un groupe criminel, trafic d’êtres humains et viols ». Des faits similaires lui sont reprochés en Grande-Bretagne.

Antiféministes et réactionnaires, les masculinistes considèrent que nous vivons dans une société dominée par les femmes dont les hommes seraient les victimes

Côté francophone, Vinc Wolfenger fait partie des masculinistes avec un peu de notoriété. Ce « motivateur pour hommes » produit du contenu en lien avec la mouvance Red Pill sur plusieurs plateformes. Les internautes peuvent également souscrire à sa newsletter pour recevoir davantage de conseils ou le contacter par mail pour demander un entretien privé (contre rémunération évidemment). Vinc propose des conseils destinés aux hommes sur la masculinité, sur la façon de devenir un « homme charismatique surpuissant » et des astuces sur les relations hommes-femmes. C’est face caméra, sans trop de montage ou de fioritures, qu’il propose sa vision des choses. Une vision finalement faites d’injonctions sur ce que doit être un homme : « C’est à l’homme d’assurer la sécurité de sa femme et de la défendre. […] Voilà pourquoi tu dois être capable de faire preuve de violence et de violence contrôlée. On essaye de castrer les hommes, mais tu ne peux pas être un homme si tu ne peux pas être un minimum dangereux. Et c’est ce que les femmes veulent. » Dans une autre vidéo aujourd’hui supprimée, il donne des conseils pour les hommes qui veulent se faire respecter, en tant que « mâles alpha » : « […] quand une femme se comporte mal, vous devez émettre des conséquences. Mauvais comportement, punition. Bon comportement, récompense. » Dominant, dangereux, un peu violent et avec un physique « fort et solide d’homme ». Voilà les conceptions que de nombreux utilisateurs intègrent.

En France également, on retrouve Léo, qui gère le site et la chaîne Youtube « Les Philogynes ». Ce psychologue 7 de formation propose également des vidéos où il prodigue des conseils de séduction qu’il dit basés sur la psychologie et la science. À noter également que « l’art de la drague de rue » de Léo est aussi influencé par des idéologues comme Eric Zemmour et Alain Soral. Mais ce n’est pas tout : il propose également différentes formations sur son site Internet et via une newsletter, des « techniques controversées (mais redoutables) pour séduire les femmes qui vous plaisent ». Pour la modique somme de 336€, vous avez droit à un abonnement annuel pour rentrer dans « le club » vous donnant accès à un suivi personnalisé avec Léo, des rencontres possibles entre « philogynes » et un accès constant aux différents forums. Pour un contact plus direct, il propose un entretien téléphonique d’une heure pour 300 €. Il ne s’adresse donc pas à n’importe qui. Ce boys club restreint lui permet de donner des conseils en toute décontraction. On passe ainsi de moyens développés pour contourner un refus de relations sexuelles en toute dernière minute à des sujets plus politiques comme le « lobby » LGBT ou la théorie du grand remplacement 8.

Sur un autre ton et avec cette fois une femme à la manœuvre, on peut mentionner Thaïs d’Escufon. Grande militante au sein de Génération identitaire 9, elle est désormais active sur les réseaux sociaux où elle mène sa bataille sur le plan culturel : elle y vomit le féminisme, estime que les hommes sont les victimes de notre société et prône des valeurs traditionnelles. À travers son site Internet « Hommes de haute valeur », elle rassemble une communauté d’hommes « prêts à reprendre en main leur destin et celui de leur civilisation », et apparait également dans de nombreux médias. Difficile de passer à côté de ses discours antiféministes.

Tous ces créateurs de contenus sont suivis par des milliers de personnes. Véritables « leaders d’opinion », ils diffusent leurs idées et leur système de valeur, que ce soit en ligne ou en-dehors des écrans. Nourris par cette haine, certains passent à l’action. C’est notamment le cas d’Eliott Rodger, cet Incel américain qui, frustré de ne pas plaire, blâme les femmes pour sa solitude, sa souffrance et ses désirs insatisfaits et décide de se venger. En 2014, il tue 6 personnes et en blesse 13 à Isla Vista, en Californie, avant de se donner la mort.

Girls Were Made to Take Care of Boys10

Autre type de contenu qu’on retrouve en masse sur TikTok et Instagram : les vidéos sur la tradwife, mot-valise composé de traditionnal et wife, soit « épouse traditionnelle ». Si cette tendance a gagné en popularité ces derniers mois, la naissance de ce mouvement remonte aux années 2010 aux États-Unis, avec la mouvance féminine des Red Pill. Mais c’est lors des élections américaines en 2016 que cette pensée prend de l’ampleur : pour montrer leur soutien à Donald Trump, des groupes de femmes reprennent le slogan de l’ancien président américain et le transforment à leur manière (Make Traditional Housewives Great Again 11). Consécutivement, le mouvement #MeToo éclate en 2017 pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles. La tendance de l’épouse traditionnelle au foyer se renforce alors davantage, notamment pendant la pandémie de Covid-19.

Mais concrètement, le #tradwife, ça donne quoi sur les réseaux sociaux ? De jeunes femmes, souvent blanches, pomponnées en robes fleuries rappelant les années 1950, qui expliquent comment elles s’occupent des tâches ménagères et de la cuisine pendant que leur mari est au travail. Il existe aussi des tradwives à l’allure plus contemporaine, mais le message est semblable. Happés par ces vidéos, certains internautes rêvent d’une vie similaire, décrite comme une vie « simple », « légère », un véritable « retour aux sources ». On en oublierait presque les racines sexistes, racistes et d’extrême droite du mouvement. Presque, car leur conservatisme, nationalisme et patriotisme sont assez visibles 12.

Les contenus tradwife nous dévoilent des femmes qui aspirent à un retour aux rôles genrés au sein du couple et de la société. Leur vision du bonheur, si on est une femme, c’est de s’occuper du foyer et de son mari. Certaines tradwives affirment que cette vie ne s’impose pas à toutes, que c’est un choix qu’elles ont fait pour elles, qu’elles sont plus heureuses ainsi. Pourtant, en creusant un peu, un autre discours fait très vite surface : les femmes feraient face à du surmenage et à de la fatigue au travail et considèreraient qu’elles seraient plus heureuses à la maison, à vivre une vie simple et paisible. Le responsable de cette vie compliquée, remplie de fatigue et de frustrations ? Le féminisme. Selon les tradwives, il serait la source du malheur de nombreuses femmes en leur faisant croire qu’elles peuvent avoir une carrière, s’occuper des enfants et être heureuses. Il aurait également détruit les valeurs familiales occidentales traditionnelles, le lien avec la spiritualité et prônerait la supériorité de la femme sur l’homme.

C’est aussi ce que pense Estee Williams. Chrétienne fervente et l’une des figures phares du mouvement aux États-Unis, Estee documente sa vie sur les réseaux et propose des recettes, astuces et conseils pour d’autres tradwives en devenir. Selon elle, une épouse traditionnelle se soumet à son mari, se fait belle pour lui et évite de lui faire honte, fait la cuisine, prépare des desserts pour chaque événement, apprend à se maquiller, se coiffer et faire ses ongles, préfère les robes aux pantalons, apprécie son rôle de gardienne du foyer, se contente d’une vie simple… Elle explique également que c’est son mari qui a le dernier mot en ce qui concerne les dépenses financières. Estee nous partage une vision extrêmement essentialisée des rôles (belle charge mentale en perspective). D’un témoignage de vie, on passe vite aux injonctions.

Et du conservatisme, on passe vite à l’extrême droite. C’est notamment au travers de ses réseaux sociaux et de son blog « Wife With a Purpose » (aujourd’hui plus ou moins inactifs) que l’Américaine Ayla Stewart s’est fait connaître. Mormone, mère de plusieurs enfants, cette tradwife s’est positionnée à de nombreuses reprises contre le féminisme, pour la défense de la « culture blanche » et contre l’immigration. Sans le dire tel quel, elle affiche un ethno-différentialisme 13 plutôt explicite. L’américaine a défrayé la chronique en 2017 suite à son « White Baby Challenge », où elle encourage ses abonnés à faire le plus de bébés blancs possible pour « préserver la culture blanche ». Victime par la suite d’un cyberharcèlement, Ayla ne comprend pas cet acharnement et jure qu’elle n’est pas raciste…

Bien qu’elle ait vu le jour aux États-Unis, la tendance tradwife n’est pas cantonnée au monde anglo-saxon. En France, Hanna Gas propose des astuces dans « la lignée de l’héritage aristocratique français », des vêtements en adéquation avec la « vraie féminité », ainsi que de nombreuses formations pour être une lady ou un gentleman. Du côté plus « assumé », on peut noter Virginie Vota. Cette Toulousaine catholique, antiféministe, antiavortement, contre l’immigration, croit au « racisme antiblancs », au « grand remplacement » et est apparue à plusieurs reprises dans des vidéos aux côtés de personnages d’extrême droite, comme Alain Soral ou Julien Rochedy 14.

Dans ce méli-mélo de vidéos, on retrouve donc des tradwives liées au côté conservateur ou à l’extrême droite, et d’autres qui sont plus troubles, d’apparence moins politisées voire qui n’adhèrent pas à ces discours. Mais toutes suivent cette tendance de la tradlife. À ce sujet, Claire Sorin, chercheuse américaine sur l’antiféminisme, explique : « Beaucoup d’articles et d’études ont démontré les liens entre le mouvement tradwife, l’extrême droite et le mouvement masculiniste. […] il ne faut pas faire d’amalgame, il ne s’agit pas de dire que toutes les tradwives sont des femmes d’extrême droite ou masculinistes. Certaines le sont certainement par choix, […] mais il est quand même indéniable que ce mouvement, qui prône un retour à des rôles de genre séparés et qui diffuse un discours antiféministe, a des résonnances avec des discours d’extrême droite et même avec le suprémacisme blanc 15. »

Il me semble donc essentiel de rappeler que tous les coachs et toutes les tradwives ne sont pas forcément des personnalités d’extrême droite. Mais il est également important de noter que certaines tendances et influenceurs facilitent le partage d’idées et de concepts d’extrême droite, et que certaines figures s’y positionnent explicitement (comme Thaïs d’Escufon ou le youtubeur Le Raptor) et mènent une véritable bataille culturelle sur les réseaux sociaux. Ces thématiques d’antiféminisme, de traditionalisme et de masculinisme réussissent à se diffuser et prennent de l’ampleur. D’abord, parce que les algorithmes ont tendance à mettre en avant des contenus qui polarisent et suscitent de l’interaction. Ensuite, parce que les partis politiques de droite réactionnaire puis d’extrême droite ont le vent en poupe en Europe depuis la fin du xxe siècle 16. Enfin, parce que les victoires du féminisme, aussi petites soient-elles, provoquent toujours réactions et résistances. « À chaque phase du féminisme répond donc une vague d’antiféminisme, qui se cristallise sur un enjeu 17. »

D’accord, mais que faire ? Prendre conscience du fonctionnement des réseaux et de ce qui existe sur ces plateformes est primordial afin d’être un peu plus vigilant lorsqu’on tombe sur ce genre de contenu. Dans la limite du possible, converser et déconstruire, analyser ces rhétoriques antiféministes et d’extrême droite, en ligne et dans la vraie vie. C’est un travail éreintant mais nécessaire. Et puis, comme le rappelle l’association féministe Equipop et l’Institut du Genre en Géopolitique en France, « l’Union européenne doit impulser une coopération entre tous ses États membres au sujet de la défense des droits des femmes et des personnes LGBTI+ au sein du numérique ». Ce qui passe notamment, pour les deux organismes, par la lutte contre les discours masculinistes dans les politiques publiques du numérique et la régulation des multinationales du domaine numérique et technologique 18.

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