Politiques migratoires : l’évidente porosité aux idées d’extrême droite

Par Sotieta Ngo Directrice générale du CIRÉ

Les politiques migratoires nationale et européenne sont influencées par la montée des extrémismes et des populismes. Ce n’est pas un phénomène neuf mais vu le renforcement de l’extrême droite en Europe lors des élections de juin 2024, et après une législature difficile en matière de droits des personnes migrantes, les inquiétudes sont nombreuses.

Les raccourcis, les simplismes et autres préjugés en la matière sont omniprésents. Dans les interviews ou les débats, certaines questions ne manquent pas de rappeler l’évidente porosité des idées d’extrême droite. « Ne faut-il pas constater les peurs de la population sur la crise migratoire et sur les flux de migrants qui ne peuvent qu’augmenter avec le dérèglement climatique ? En d’autres termes, si les partis progressistes n’agissaient pas comme ils le font, cela ne permettrait-il pas à l’extrême droite d’être le seul refuge de ces citoyens qui ont peur ? » « Si la Belgique se montrait plus généreuse, ne s’exposerait-elle pas à un effet d’appel d’air qui amènerait de nombreux migrants à choisir la Belgique comme terre d’accueil car la couverture sociale y est plus grande ? ».

La ritournelle est connue, mais lorsque ces mots se retrouvent prononcés par des personnes progressistes intéressées et formées pour construire une approche nuancée, elle illustre le problème et l’inquiétude profonde sur cette porosité des idées d’extrême droite. Cet article tente d’expliciter cette porosité, en revenant tant sur les politiques européennes que sur la politique nationale. Il propose également de revenir sur les combats menés et les moyens utilisés pour résister à cette déferlante brune.

La Vivaldi, l’immigration et l’éléphant dans la pièce

La secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, Mme Nicole De Moor (CD&V), s’est plusieurs fois défendue de l’argument invoqué par les ONG du secteur de la migration sur les fins électoralistes qu’elle poursuivait en menant sa politique de non-accueil des demandeurs d’asile. Sa défense peine à convaincre tant la brève analyse de la situation témoigne de l’évidence en la matière. Jamais le Gouvernement fédéral, et avec lui sa secrétaire d’État en charge de la Migration, n’avaient assumé à ce point un choix politique questionnable en matière d’accueil des demandeurs d’asile.

La situation est simple : depuis septembre 2021, il ne se passe pas un jour sans qu’un demandeur d’asile ne voie son droit à l’accueil piétiné par l’État. La loi belge est pourtant claire et prévoit une obligation dans le chef des autorités de proposer une place d’accueil aux demandeurs d’asile le temps de leur procédure. Les lois belge et européenne imposent ainsi clairement une obligation de résultat à charge des États. Saisie par des recours individuels comme par des actions collectives menées par le CIRÉ notamment, la Justice a rappelé cette obligation à de nombreuses reprises, condamnant systématiquement et à plus de 9 000 reprises nos autorités. Loin de se conformer à leurs obligations légales, celles-ci ont choisi délibérément de ne pas non plus respecter les décisions de justice. Devant la ténacité dont les ONG et les requérant·es font preuve en allant jusqu’à saisir les comptes de Fedasil, l’État invoque désormais le droit en sa faveur, pour tenter d’échapper au paiement de trois millions d’euros d’astreinte auquel la Justice l’a condamné.

Cela serait cocasse, si le contexte n’était pas aussi dramatique. Un demandeur d’asile doit désormais attendre sept mois avant d’espérer avoir une place d’accueil. La liste d’attente compte près de 4 000 personnes, laissées dans un dénuement total, alors qu’elles viennent de Palestine, de Syrie, d’Afghanistan et sont, faut-il le rappeler, vulnérables vu les traumas subis dans leur pays d’origine et sur le chemin de l’exil.

Permettons-nous une question candide : et si cette situation convenait à nos autorités car ce faisant, elles donneraient des gages à l’extrême droite, aux citoyens qui ont peur et qui attendent un tour de vis voire l’arrêt des migrations ? Lors d’actions menées dans ce cadre, un représentant de l’État est allé jusqu’à déclarer qu’une solution ne pouvait pas être activée pour résoudre la situation des demandeurs d’asile parce que l’opinion publique y serait défavorable.

Nous y voilà. Les autorités prétendent ne pas avoir de solutions et être incapables de faire face. Pourtant, la loi prévoit la solution : la répartition des personnes sur le territoire. Et celle-ci n’est pas neuve, elle a même déjà été appliquée dans le passé. La mise à l’abri des personnes est possible. Mais elle n’est simplement pas souhaitée.

Le discours officiel est bien ficelé : « la Belgique ne peut plus faire plus. Elle n’a jamais autant accueilli et il faudrait désormais agir au niveau européen pour que les autres États prennent leurs responsabilités ». Vous entendez le refrain en bruit de fond ? Ce n’est pas la Belgique, ce sont les autres États européens et partenaires qui ne seraient pas solidaires de la Belgique et qui créeraient un afflux massif de demandeurs d’asile en terres belges. Par sa communication, Nicole De Moor tente de montrer qu’elle agit fermement, ne se laisse pas faire et met le holà devant le nombre apparemment trop important de demandeurs d’asile en Belgique. Toujours soutenue par le Gouvernement, elle défend donc que c’est au niveau européen que les choses doivent changer et que c’est dans le Pacte européen sur l’asile et la migration que nous trouverons le salut. Et la fin de la politique de non-accueil ? Rien n’est moins sûr…

Articulation entre les situations nationale et européenne

De manière macro, on peut d’emblée faire un constat simple : les États européens, dont la Belgique, n’ont de cesse d’invoquer le niveau et la responsabilité européens dans la politique migratoire, qu’il s’agisse du contrôle aux frontières, comme de la répartition des demandeurs d’asile entre les États européens. Mais, à y regarder de plus près, le niveau européen offre-t-il des perspectives plus démocratiques et progressistes en matière de migration et de droit des personnes migrantes ? Poser la question c’est y répondre.

Quelques exemples suffisent. Citons les accords nauséabonds conclus avec des États non démocratiques ou des régimes plus que questionnables pour qu’ils arrêtent, ou freinent à tout le moins, les migrants avant les frontières européennes. Pour un montant de plus de 7 milliards d’euros, la Commission européenne a conclu récemment un accord avec l’Égypte pour un contrôle renforcé des frontières. Comme en son temps l’accord conclu entre l’Italie et la Libye, celui avec l’Égypte illustre à quel point les autorités européennes, poussées par les États membres de l’Union, sont prêtes à toutes les compromissions dans le seul et unique but d’enrayer les migrations vers le territoire européen. Un autre exemple : l’accord de l’été dernier conclu avec la Tunisie, dont le président tient des propos ouvertement racistes et laisse se dérouler des atteintes graves aux droits des migrants sur son territoire. Que ces partenaires soient unanimement connus pour leurs entorses aux droits humains des personnes migrantes importe peu. Seul semble compter le message : l’Union européenne ne ménage pas ses efforts pour gérer – freiner – les migrations.

En réalité, l’échelon européen n’est pas un refuge démocratique en matière de migration. Depuis plusieurs années, le groupe de Visegrád, organisation intergouvernementale composée de la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie ne cache pas son opposition à la migration. Rejoints par les pays désormais dirigés par l’extrême droite, les États réfractaires aux droits humains des migrants pèsent lourd désormais dans les discussions.

Le Pacte européen sur l’asile et la migration, supposé apporter des solutions en matière de répartition des demandeurs d’asile, n’en fera rien en réalité puisque ce pacte poursuit un objectif clair : arrêter et détenir les migrants. De solidarité, il n’est nullement question puisque les États qui refusent ouvertement d’accueillir les demandeurs d’asile n’y seront pas contraints. Le but de la politique européenne, appuyée par Nicole de Moor, est donc bien une limitation maximale des migrants aux frontières de l’Union européenne.

Les mots ou les maux de la migration

Les études l’établissent depuis longtemps, l’immigration est la marotte des partis d’extrême droite. Pour parvenir à ses fins, celle-ci joue à l’envi et depuis longtemps sur les peurs sincères d’une partie des citoyens, en agitant l’épouvantail d’une invasion de migrants, de flux massifs massés aux frontières, de hordes menaçantes, etc. Il est utile de rappeler qu’aucun parti démocratique n’est jusqu’ici parvenu à l’emporter sur le terrain de l’immigration par rapport à l’extrême droite en adoptant un discours musclé. Ce dernier ne sera jamais aussi simpliste et convainquant que celui de l’extrême droite.

Nous pouvons tabler sur le fait que nos dirigeants ont connaissance de ces études. L’on ne peut dès lors que s’étonner d’assister au jeu dangereux de la surenchère de discours musclés, de fermeté mais aussi d’utilisation des mots faisant écho à une situation ingérable, à des crises (de l’asile, des réfugiés, de l’accueil), à des « flux » auxquels nous ne serions pas en mesure de faire face, à des « illégaux », à des « indésirables », à des « crimigranten 1 », et tout récemment à la nécessité d’avoir une police des étrangers 2.

Pour les populistes et l’extrême droite, la démarche est simple et ne nécessite aucune analyse fine. Il leur suffit de dérouler des discours et des idées simplistes sur les étrangers et l’immigration, sans devoir expliquer la complexité des phénomènes ou l’irréalisme des solutions qu’iels avancent.

C’est bien le rôle des progressistes, de la gauche notamment, d’investir le champ du décryptage, de déconstruire les idées d’extrême droite, de proposer une alternative crédible

C’est en revanche bien le rôle des progressistes, de la gauche notamment, d’investir le champ du décryptage, de déconstruire les idées d’extrême droite, de proposer une alternative crédible. Mais sont-ils à la hauteur de cette responsabilité ?

Plutôt que de développer une vision de la politique migratoire pour la Belgique et l’Union européenne, nous avons la désagréable impression que ce sont les idées de l’extrême droite qui gagnent du terrain et qui donnent le LA du travail et de la communication politiques. C’est un peu la course à l’échalotte des mesures de limitation, de rejet et de fermeté. Lorsqu’un responsable politique a l’audace d’avancer une proposition plutôt progressiste en la matière, il est immédiatement traité d’utopiste. C’est ainsi que parler de régularisation pour les personnes sans papiers dans le débat public est quasiment devenu un repoussoir tant l’idée de l’extrême droite pour laquelle il y a assez d’étrangers, et qu’on a déjà assez régularisé massivement des étrangers en Belgique a gagné les esprits.

Le nécessaire exercice de rendre compte de la complexité du phénomène migratoire

Une question s’impose dans cette réflexion : la migration explique-t-elle la montée du populisme de droite et de l’extrême droite ?

Cette théorie est difficilement compatible avec l’existence d’États (le Portugal) ou de régions (la Wallonie) confrontés au phénomène migratoire et relevant, comme d’autres, les défis que cela représente en termes d’accueil et d’intégration, sans pour autant qu’on assiste à l’émergence ou l’essor de l’extrême droite.

D’après certaines analyses, ce qu’on a appelé la « crise des réfugiés » de 2015 a été un tournant. Les États européens ont révélé leur impréparation politique mais aussi administrative pour faire face à cette situation. Alors que les guerres et les violences en Syrie, en Érythrée, au Soudan ou en Afghanistan poussaient à l’exil des milliers de candidats à l’asile, les États européens ont tardé à mettre en place des mesures, laissant apparaître au grand jour les divergences autour de la politique à adopter. Les médias ont alors battu des records en termes de nombre d’articles et de sujets sur l’immigration, et la nécessaire limitation de celle-ci est apparue comme une évidence que rien ni personne ne remet plus en question.

Et petit à petit, l’oiseau a fait son nid… Percevant une forme d’incapacité des autorités à faire face à cette situation présentée comme une vraie invasion, une partie de l’opinion publique déjà en proie à des craintes sincères, s’est laissé convaincre. La migration ne génère pas forcément des craintes et des attitudes anti-migrants, mais il est très probable qu’elle renforce celles qui existaient déjà. Et ces attitudes anti-immigration, doublées d’une insatisfaction généralisée quant à la gestion du phénomène, se sont finalement traduites par un plébiscite des partis populistes et d’extrême droite.

Il est inquiétant de constater que près de dix ans plus tard, les États européens ne semblent toujours pas plus préparés à faire face aux défis que pose la migration, alors que tout montre que la politique menée par l’Union européenne ne portera pas ses fruits si elle tend uniquement à arrêter ou freiner autant que possible les migrations.

Une anomalie dans ce contexte est cependant à souligner dans l’accueil des réfugié·es ukrainien·nes. Les pays de l’Union européenne ont accueilli jusqu’ici 4,2 millions d’Ukrainien·nes fuyant le conflit. Les États européens sont parvenus rapidement à activer la protection temporaire, statut qui existait depuis plus de vingt ans mais qui n’avait jamais été mis en œuvre. Ce statut favorable a permis aux réfugié·es ukrainien·nes de ne pas devoir passer par des procédures d’asile individuelles, ni à devoir attendre une place d’accueil dans un centre sans pouvoir travailler. Tout a été nouveau pour l’accueil des Ukrainien·nes : communication positive, rapidité des solutions, activation des droits, principe d’accueil de ces réfugié·es traumatisé·es, hospitalité et compréhension. Il n’a pas été question de « faux réfugié·es » ukrainien·nes, de fraude, ou d’incapacité à accueillir. Bien sûr, des difficultés sont apparues, mais elles n’ont pas entaché la politique d’accueil menée par les autorités belges comme européennes, comme elles n’ont pas jeté l’opprobre sur l’ensemble de la communauté ukrainienne. Faut-il préciser que les réfugié·es ukrainien·nes sont approximativement 4,2 millions dans l’Union européenne et 72 000 en Belgique ? Que dans le même temps, les autorités estiment la Belgique « pleine » parce qu’elle compte 36 000 places d’accueil pour les réfugié·es de tous les autres pays du monde, Syrie, Palestine, Afghanistan, Soudan notamment. Et que le Gouvernement fédéral prétend ne pas être en mesure de mettre un terme à sa politique illégale de non-accueil qui touche 4 000 demandeur·euses d’asile ?

Comment lutter ?

La migration est un phénomène complexe, mais humain et historique. La politique n’aime pas la complexité. Nous sommes à l’évidence dans une tendance au réductionnisme, aux petites phrases simplistes, à l’instantané. C’est probablement que le cerveau humain y est réfractaire quelque part. Pourtant, il faut s’attaquer à cette complexité, car les simplismes sont délétères et font le lit de l’extrême droite. Reconnaître cette complexité et assumer les difficultés plutôt que de défendre des solutions qui n’en sont pas est probablement une étape cruciale.

Il nous faut sortir de la polarisation, du choix binaire entre pour ou contre l’immigration, entre forteresse ou chaos de la libre circulation. Il nous faut admettre les faits et construire, avec une attitude et une communication positives, des politiques qui accueillent et mettent en valeur la richesse des migrations plutôt que les difficultés qu’elles posent.

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