Certains clichés n’ont pas la vie dure. Il a longtemps été de bon ton de penser que les jeunes étaient beaucoup plus progressistes que leurs parents et votaient donc différemment et plus à gauche que les autres. Plusieurs études viennent pourtant contredire ce cliché et tendent également à montrer l’existence d’un fossé entre la manière dont les jeunes hommes et femmes votent.
Ainsi, la professeure états-unienne Alice Evans, a analysé, pour le compte de l’Université de Stanford, « des données relatives au positionnement progressiste ou conservateur des électeurs dans plus de vingt pays démocratiques. Dans presque tous les pays, les femmes de la génération Z (nées entre 1997 et 2012) se situeraient majoritairement à gauche du spectre politique, tandis que leurs homologues masculins seraient plutôt copains-copains avec les partis de droite 1. » Plus proche de chez nous, une étude récente de l’Université d’Anvers pointe que « 32 % des hommes de la génération Z indiquent qu’ils pourraient un jour donner leur voix au Vlaams Belang contre seulement 9 % des femmes. Le parti écologiste Groen fait pour sa part de l’œil à 29 % de femmes pour 24 % d’hommes et le parti socialiste Vooruit semble lui aussi attirer un électorat plus féminin 2 ». Toujours au rayon des données objectives, le journaliste spécialiste des données John Burn-Murdoch, du Financial Times arrive aux mêmes constats : de la Corée du Sud à l’Allemagne, un fossé semble s’être creusé en ce qui concerne les préférences politiques des jeunes hommes et des jeunes femmes.
Le constat est là posé. Mais quelles pourraient être les causes d’une telle différence ? Tout d’abord, ces études soulignent que ce fossé se manifeste dans un climat de méfiance, de défiance voire de rejet à l’égard de la politique et de la démocratie représentative. Ce sentiment négatif et ces formes de ressentiment se traduiraient donc différemment selon le genre : pour les jeunes hommes, il prendrait la forme d’un « vote pour les partis de droite radicale et chez les filles par un vote de gauche écologiste ou radicale 3 ». Et il est en effet intéressant de constater que les figures de proue inspirantes de la lutte écologiste radicale ont été et sont encore des jeunes femmes à l’instar d’Anuna De Wever, Adélaïde Charlier et Greta Thunberg.
Face à ce mouvement salutaire de libération de la parole et de dénonciation des errances patriarcales, le jeune homme de la génération Z peut aussi se sentir déboussolé et prêter une oreille plus attentive à une communication stéréotypée
Dire que les partis d’extrême droite ne sont pas les plus féministes sur terre revient à enfoncer une porte ouverte. Leur communication brille par son caractère réactionnaire, use des stéréotypes masculins très traditionnels et renvoie la femme à un rôle que l’on pensait définitivement rangé au musée des horreurs, à savoir celui de la tradwife parfaite 4 , comprenez une femme au foyer dont la vie se limite à faire la cuisine, s’occuper des enfants et faire plaisir à monsieur. Pas étonnant que la majorité des jeunes femmes se détourne de ce modèle d’un passé ressuscitant les trois K (Kirche, Küche, Kindern, église, cuisine et enfants), et ce précisément (et surtout) au moment où, sous l’égide du mouvement #MeToo, les valeurs radicalement féministes ont repris vigueur. Fort heureusement, et peut-être un peu trop rapidement pour certains, la voie qui s’ouvre pour une jeune femme semble désormais plus affriolante qu’il y a quelques décennies.
Le nain de jardin
Vu de l’autre côté, cette ouverture et ce partage (forcé ?) de l’espace public peut être vu comme une menace et comme la fin d’un temps que d’aucuns auront beau jeu de présenter comme le golden age. De ce point de vue, si vous sentez que votre statut régresse, vous pourriez souhaiter revenir en arrière ou maintenir le statu quo. La fin de la supériorité peut engendrer des sentiments négatifs que certains nourriront allègrement. Couplé à un mal-être général et à un manque de confiance dans la politique traditionnelle, ce tropisme tend à pencher en faveur d’une préférence pour les partis d’extrême droite.
Pour le dire autrement, face à ce mouvement salutaire de libération de la parole et de dénonciation des errances patriarcales, le jeune homme de la génération Z peut aussi se sentir désarçonné, déboussolé et prêter une oreille plus attentive à une communication stéréotypée qui lui susurre à l’oreille que face à cette castration orchestrée par les femmes, il est temps de reprendre le pouvoir. Le nain de jardin veut se sentir à nouveau supérieur et va se délecter de la présence sur les réseaux sociaux d’une fachosphère masculiniste et réactionnaire. Dans le monde anglo-saxon, des figures telles que Matt Walsh, Jordan Peterson et Andrew Tate sont suivis par des millions de jeunes sur Twitch, Instagram et Tiktok. Ils y développent une vision du monde assez simple, voire simpliste et balancent des phrases aussi ridicules que la suivante : « si j’ai envie d’un sandwich, ma petite amie doit se lever et me le préparer ». Dans le monde francophone, citons également des personnages d’extrême droite comme Julien Rochedy ou Baptiste Marchais qui exploitent sans hésiter les frustrations sexuelles de ces hommes qui se sentent diminués. Ces influenceurs plaidant pour un retour au patriarcat pur et dur, les pièges algorithmiques poussent des jeunes hommes dans le terrier du lapin d’extrême droite.
Le terrier du lapin
L’expression « se réfugier dans le terrier du lapin » fonctionne ici comme une métaphore désignant quelque chose qui transporte quelqu’un dans un état ou une situation merveilleusement (ou de façon troublante) surréaliste. Littéralement, un terrier de lapin est ce que l’animal creuse pour se loger. L’expression a gagné ses lettres de noblesse dans Les aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Dans le premier chapitre, « Le terrier du lapin », Alice suit le lapin blanc dans son terrier, qui la transporte dans le monde étrange, surréaliste et absurde du pays des merveilles.
Le nain de jardin doit donc sortir du terrier, grandir et affronter le présent. Mais pour ce faire, il doit aussi se sentir protégé
Ce refuge – qui est une fuite du présent – semble bien commode pour le jeune homme qui ne veut pas voir, être confronté et gérer son changement de statut. Changement de statut qui, de manière générale, se voit également confirmé dans les parcours scolaires : statistiquement, les filles doublent moins, obtiennent davantage le diplôme d’enseignement secondaire et font davantage d’études supérieures, ce qui a l’heur d’ouvrir plus de perspectives, malgré tout.
Le lien avec les différences de comportement électoral peut sembler évident : « Le retard scolaire et la perception d’un désavantage social conduisent à la frustration. Le sentiment de ne pas compter dans une société dominée par une élite très éduquée. Ceux qui éprouvent ce sentiment sont plus susceptibles de trouver des faveurs politiques auprès des partis radicaux qui capitalisent sur ce sentiment d’exclusion, sur lequel les influenceurs machistes prospèrent également. L’écart entre les hommes et les femmes dans le domaine politique est donc un signal d’alarme pour un malaise plus large 5. »
Idéalement, le nain de jardin doit donc sortir du terrier, grandir et affronter le présent. Mais pour ce faire, il doit aussi se sentir protégé, sentir qu’il a tout autant sa place aux côtés de ses alter-ego féminins. Cela veut donc aussi dire que les partis politiques progressistes doivent parvenir à les réenchanter et à les réencastrer dans un projet de société par le biais d’un « travail de reconfiguration… autour d’une exigence générale d’égalité, sans séparer et opposer la lutte pour l’égalité économique et sociale, et les luttes plus spécifiques des femmes, des ethnies et des races, des minorités sexuelles 6 ». Une convergence qui donnerait la primauté à l’égalité dans tous les domaines 7.