La Révolution française est un tournant majeur dans l’Histoire. Autant dans ce qu’elle va inscrire durablement en France qu’au niveau de son héritage. Et tout autant dans les oppositions qu’elle va susciter. La Réaction, qui s’oppose aux idées des Lumières que la Révolution concrétise, va s’exprimer sur tous les plans. Militaire évidemment, mais aussi idéologique, menant une bataille des idées pour dénoncer la Révolution. Un des premiers penseurs de cette contre-révolution est Antoine de Rivarol, né Antoine Rivaroli le 26 juin 1753 à Bagnols-sur-Cèze, et mort le 11 avril 1801 en exil à Berlin.
Un auteur ayant donné son nom à un des plus importants périodiques d’extrême droite
Il est piquant de remarquer que Rivarol était nouvellement français, son patronyme n’ayant été francisé que par son père qui était piémontais d’origine. Et qu’il n’était nullement noble même s’il utilisait le titre de « Comte de ». On ajoutera qu’il subira nombre d’attaques sur sa sexualité. Bref, encore un défenseur d’une certaine pureté dont lui-même n’est pas. Il se montrera pourtant un publiciste acharné en faveur de la monarchie et de l’Ancien Régime, s’opposant dès le départ à la Révolution. Il sera contraint de quitter la France en juin 1792. C’est cependant moins son œuvre littéraire qui a fait que son nom soit passé à la postérité – et soit encore relativement bien connu aujourd’hui – que le fait que René Malliavin, vichyste qui dès avant même sa libération fédère autour de publications le monde des collabos et milite pour l’amnistie et contre le « résistancialisme »1, nomme Rivarol l’hebdomadaire d’extrême droite qu’il fonde le 18 janvier 1951. Il dirigera ce périodique jusqu’à sa mort en 1970. Organe se présentant comme « antisystème » dès sa fondation, Rivarol soutient le « droit à la libre expression » des partisans du négationnisme, dont il se fait le relais régulier, et n’est pas avare de propos antisémites. Son sous-titre « Hebdomadaire de l’opposition nationale » est devenu ensuite « Hebdomadaire de l’opposition nationale et européenne ». Il existe toujours et est dirigé depuis 2010 par Jérôme Bourbon qui, si c’est possible, radicalise encore la ligne politique de l’hebdomadaire coutumier des procédures judiciaires. C’est d’ailleurs une de celles-ci (pour provocation à la haine, contestation de crime contre l’humanité et injure raciste) qui lui fait perdre en mai 2022 ses aides à la presse. On ne peut que rester pantois sur le fait qu’il ait fallu si longtemps pour prendre une telle mesure à l’encontre d’un périodique au tel contenu. Cela en dit long sur la complaisance envers les idées d’extrême droite et l’absence de réelle volonté de lutter contre. Sa ligne extrêmement radicale le place à la marge du FN/RN et lui confère un tirage limité. Mais sa longévité et son réseau continue de faire de Rivarol un organe qui pèse et qui compte dans la galaxie d’extrême droite.
Des mémoires finalement assez banales
« Dès l’origine de la révolution, Rivarol se rangea parmi ses plus ardents antagonistes et n’attendit pas, pour la combattre, qu’elle fut devenue sanguinaire2 ». Les mémoires de Rivarol racontent les débuts de la Révolution française, de la convocation des États généraux aux journées des 5 et 6 octobre 1789 : « L’horreur d’un jour sombre, froid et pluvieux ; cette infâme milice barbotant dans la boue ; ces harpies, ces monstres à visages humains, et ces deux têtes portées dans les airs ; au milieu de ses gardes captifs, un monarque trainé lentement avec toute sa famille, tout cela formait un spectacle si effroyable, un si lamentable mélange de honte et de douleur, que ceux qui en ont été les témoins n’ont encore pu rasseoir leur imagination ; et de là viennent tant de récits divers et mutilés de cette nuit et de cette journée qui préparent encore plus de remords aux Français que de détails à l’histoire3 ». Ces journées de début octobre sont déterminantes. Rivarol y consacre de nombreuses pages où il relaie plusieurs « rumeurs » comme le rôle du prince d’Orléans4 dans un complot visant à provoquer une pénurie de blé et à inciter le peuple à se rendre à Versailles, ainsi que le fait que nombre des femmes du peuple étaient en fait des hommes déguisés : « On désigne toujours par le nom de poissardes les femmes qui sont allées de Paris à Versailles. C’est un malheur pour celles qui débitent les poissons et les fruits dans les rues et dans les halles […] On a cru reconnaître parmi les créatures qui ont conduit les brigands, les hommes habillés en femmes […] tout ce que les boues des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel, tout ce que les galetas et les égouts de la rue Saint-Honoré peuvent vomir de plus vil, de plus obscur et de plus crapuleux5 ».
Peu de personnes échappent aux jugements de Rivarol, à commencer par Necker et Louis XVI. « Dans cette révolution si vantée, prince du sang, militaire, député, philosophe, peuple, tout a été mauvais, jusqu’aux assassins6 ». Une seule exception notable est celle de la reine qu’il défend longuement : « Au sein de tant de perfidies de tout genre, sur ce théâtre où la peur et la lâcheté conduisaient la faiblesse à sa perte, il s’est pourtant rencontré un grand caractère, et c’est une femme, c’est la reine qui l’a montré7 », même s’« il est certain que cette princesse, toujours plus près de son sexe que de son rang, s’est trop livrée aux charmes de la vie privée8 ».
Pour Rivarol, la question du vote par ordre ou par tête était cruciale, et de cela dépendait la suite des événements. « Le tiers-état sentait bien qu’il ne devait jamais se constituer ordre ou tierce partie des états généraux. Que lui importait en effet d’avoir obtenu la moitié des voix, si tant de voix ne devaient être comptées que pour une ? Ne rendait-on pas le bienfait du roi illusoire en insistant sur la distinction des ordres ? D’ailleurs il ne s’agissait pas encore de la grande délibération par ordre ou par tête, mais de la simple vérification des pouvoirs. Ne fallait-il pas enfin que les députés se reconnussent entre eux avant de délibérer ensemble ou séparément ? Afin donc d’éviter jusqu’au simple préjugé, jusqu’au soupçon qu’il se regardât comme ordre constitué à part, le tiers-état s’intitula Communes, et dès ce jour un moyen sûr de lui déplaire aurait été de se servir de l’ancienne dénomination9. » De plus, très vite, « le clergé et la noblesse n’étaient plus des ordres, mais seulement des classes privilégiées10 ». Le basculement révolutionnaire est là, car ensuite le roi n’est plus suivi comme une autorité souveraine : « depuis la barrière jusqu’à la Grève, on se souviendra, dis-je, que le meilleur des rois entendait pour tout cri : Ne criez pas vive le roi ! Les hommages et les bénédictions n’étaient que pour les trois cents députés qui précédaient le carrosse du roi, et ouvraient la marche, ainsi que dans les anciens triomphes où le vaincu suivait le vainqueur11 ».
L’égalité, ce monstre
Au-delà de sa version des événements du début de la Révolution française, le texte de Rivarol pose une série de principes contre-révolutionnaires qui sont au cœur de l’idéologie d’extrême droite. Si on n’y trouve pas de trace d’antisémitisme, on retrouve déjà l’opposition entre la ville corrompue et la campagne saine avec des accents du « c’était mieux avant », ainsi qu’une critique des puissances d’argent et des capitalistes. Mais c’est surtout au niveau du rejet de l’égalité au nom d’une hiérarchie inégalitaire naturelle que le discours de Rivarol est intéressant comme matrice toujours actuelle de la vision du monde de l’extrême droite.
« Cette nature est inégale dans ses productions ; elle l’est encore dans les présens12 qu’elle dispense, et cette inégalité, nous l’appelons variété. Pourquoi ne pas donner le même nom à la distinction des rangs et à l’inégalité des conditions ? […] L’Assemblée nationale, en détruisant la hiérarchie des conditions, si conforme à la nature des monarchies, pense obtenir un meilleur ordre des choses : penserait-elle aussi, en donnant aux notes la même valeur, et en les rangeant toutes sur une même ligne, créer d’autres accords, et donner au monde une nouvelle harmonie13 ? ». Ou encore : « Il faut bien s’accoutumer aux inégalités de talent, de force, de taille et de beauté qui sont dans la nature, et aux inégalités des conditions qui en ont été la suite14. » C’est pour cela que la démocratie ne peut fonctionner et que les Révolutionnaires jouent un jeu dangereux : « L’expérience des siècles passés prouve que, toutes les fois que le peuple a exercé par lui-même les trois pouvoirs, la démocratie s’est changée en anarchie15 », car « Il n’est point de siècle de lumières pour la populace […]. La populace est toujours et en tout pays la même, toujours cannibale, toujours anthropophage ; et quand elle se venge de ses magistrats, elle punit des crimes qui ne sont pas toujours avérés par des crimes certains. […] Législateurs, fondateurs d’un nouvel ordre des choses, vous voulez faire marcher devant vous cette métaphysique que les anciens législateurs ont toujours eu la sagesse de cacher dans les fondemens de leurs édifices. Ah, ne soyez pas plus savans que la nature16. »
Encore un défenseur d’une certaine pureté dont lui-même n’est pas
La boîte de Pandore est donc ouverte, Rivarol caricaturant évidemment la démocratie : « La véritable révolution s’est opérée, et gît tout entière dans la prérogative du monarque ; mais pour le peuple elle ne consiste que dans la ruine du clergé, dans l’incendie des châteaux, et dans les insultes impunies faites à tous les riches. Qu’est-ce en effet que la démocratie pour le fond d’une nation, si ce n’est de manger sans travailler, et de ne plus payer d’impôt17 ? ». Et de prévenir des désastres futurs : « Les nègres, dans les colonies, et les domestiques dans nos maisons, peuvent, la déclaration des droits à la main, nous chasser de nos héritages. Comment une assemblée de législateurs a-t-elle feint d’ignorer que le droit de nature ne peut exister un instant à côté de la propriété18 ? » Et de compléter : « Heureusement encore que cet expédient d’armer le pauvre contre le riche est aussi absurde qu’exécrable. Il y a sans doute quinze ou seize millions d’hommes qui n’ont rien en France que leurs bras, et quatre ou cinq millions qui ont toutes les propriétés. Mais le besoin et la nécessité ont jeté plus de liens entre le pauvre et le riche que la philosophie n’en saurait rompre. C’est la nécessité qui fait sentir à la multitude des pauvres, qu’ils ne peuvent exister sans le petit nombre des riches […] Oui, la nécessité est plus humaine que la philosophie ; car c’est la nature qui fait la nécessité, et c’est nous qui faisons notre philosophie19. »
À l’inverse, Rivarol affirme que « la loi est l’art de suivre les inégalités naturelles20 » et plaide pour un système à l’anglaise : « Il fallait donc, pour asseoir à jamais la constitution française sur ses vrais fondemens, conserver la monarchie, établir les communes, et créer l’aristocratie dans un sénat essentiellement inamovible, c’est-à-dire héréditaire et peu nombreux21. »