Comment une telle loi prend-t-elle forme ?
Il me semble déjà important de rappeler que c’est grâce à des mouvements collectifs, menés depuis des décennies, que les violences faites aux femmes peuvent enfin être reconnues dans une loi qui vise à les endiguer par des mesures adaptées. Portée par les Secrétaires d’État Sarah Schlitz et Marie-Colline Leroy, cette loi est le produit d’une somme d’événements politiques institutionnels et militants : des luttes, revendications, rencontres, associations, mais aussi des instruments juridiques qui rencontrent les préoccupations de la société civile. Ainsi, depuis près d’une cinquantaine d’années, des conventions internationales ont été adoptées, qui, d’une part, légitiment aux yeux de l’ensemble de la société les revendications politiques en matière d’égalité entre les hommes et les femmes, et qui, d’autre part, constituent des jalons, ou des starting blocks de la lutte contre les violences faites aux femmes : le recul n’est plus possible, le mouvement va résolument vers l’avant.
« Non, une gifle n’est pas un “geste malheureux” »
Certains mouvements réactionnaires prétendent que la lutte contre les féminicides est un effet de mode ou minimisent le caractère structurel et historique des violences faites aux femmes. Or, loin d’être une lubie récente, la préoccupation pour les violences faites aux femmes a un socle historique, politique et juridique solide. La première Conférence mondiale sur les femmes, sous l’égide des Nations Unies, a eu lieu en 1975, au Mexique. Ensuite, en 1979, la première Convention internationale sur l’Élimination des Discriminations à l’Égard des Femmes a été adoptées (« CEDEF »). Déjà en 1992, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, qui supervise cette Convention, avait pointé le rôle des préjugés et de l’assignation des femmes à des rôles stéréotypés comme facteurs de perpétuation des violences qui leur sont faites. Ces violences faites aux femmes, selon le Comité, sont aussi une forme de discrimination parce qu’elles « contribuent à enfermer les femmes dans des rôles subordonnés et à maintenir leur faible niveau de participation politique, d’éducation, de qualification et d’emploi1 ».
Plus récemment, la Convention du Conseil de l’Europe2 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes (2011), dite « Convention d’Istanbul », se réfère explicitement à la CEDEF et à sa recommandation générale de 1992, pour poser le jalon encore un pas plus loin. Elle définit les violences faites aux femmes comme « la manifestation de rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes ayant conduit à la domination et à la discrimination des femmes par les hommes privant ainsi les femmes de leur pleine émancipation3 ». Ce sont des termes forts ! Cette convention relève explicitement la nature structurelle de la violence à l’égard des femmes et explique qu’il s’agit d’« un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes ».
« La violence à l’égard des femmes est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes. »
À entendre certains discours conservateurs, la prise en compte du caractère structurel des violences faites aux femmes ou encore la nécessité d’éduquer les enfants à des rôles non stéréotypés de genre, seraient des revendications d’« activistes néoféministes [qui] nous mènent tout droit à un monde totalitaire4 ». Or il s’agit en réalité d’obligations juridiques internationales, contraignantes pour la Belgique et les autres États européens, faisant consensus entre les gouvernements qui les ont négociées, dans le cadre de décennies de luttes sociales en faveur de la pleine jouissance des droits humains pour les femmes. En ce compris le droit de vivre.
Dans quelle mesure une loi, en l’occurrence celle-ci, permet d’infléchir un phénomène social comme les violences fondées sur le genre et de changer les mentalités ?
Ce qui est passionnant, c’est d’observer comment l’activisme des mouvements sociaux permet d’atteindre une masse critique, contraignant le législateur à agir. En retour, par un effet de balancier, la loi fait autorité auprès du reste de la population et légitime une sensibilisation de masse à ces questions. Ainsi, par exemple, le 29 octobre 2022, le lendemain de l’annonce médiatique du dépôt de l’avant-projet de loi Stop-Féminicide au Conseil des ministres, un féminicide s’est produit à Bruxelles. Teresa R.L. a été poignardée par son ex-compagnon. Ce jour-là, pas un article de presse ne reprenait le terme de « crime passionnel », ou ne mettait en scène un homme déçu qui « par amour » avait tué « sa femme », c’est-à-dire le langage qui était encore régulièrement employé dans les médias jusqu’alors. Tous les articles titraient « féminicide ». Symboliquement, que le Gouvernement emploie le terme « féminicide » a un effet performatif sur la société dans son ensemble. Il légitime l’emploi d’un terme particulier, reconnait l’existence du phénomène social qu’il vise, et du même coup le mouvement social qui lutte contre celui-ci. Dans le même temps, il marginalise ses détracteurs.
Par ailleurs, le féminicide, c’est la violence létale, celle qui conduit à la mort de la victime. C’est la dernière étape du continuum des violences faites aux femmes. Ça n’aurait aucun sens de vouloir éradiquer les féminicides sans lutter contre toutes les formes de violences faites aux femmes en raison de leur genre. Le projet de cette loi est donc aussi de prendre des mesures en amont du féminicide, de faire de la prévention contre toutes ces formes de violences. Les féminicides sont souvent précédés de signes précurseurs : des violences physiques parfois, mais aussi très souvent un contrôle coercitif, c’est-à-dire un ensemble de comportements de contrôle ou de coercition (surveiller les allées et venues de la victime, ses fréquentations, sa tenue vestimentaire, s’assurer d’un contact téléphonique permanent et intempestif, mais aussi, humilier la victime, la priver de son estime d’elle-même, de ses ressources, amoindrir ses capacités d’indépendance et d’autonomie, etc.). Le repérage de ces comportements nécessite la formation adéquate des policier.es. Le cadre de référence contenu dans la loi Stop-Féminicide impose ainsi de ne plus minimiser ces comportements en les qualifiant de « différend familial », et oblige les policier.e.s à consigner la plainte, sous l’étiquette « violence ». De même, après une plainte de ce type, la police est obligée de recourir à un outil de gestion des risques pour vérifier, sur la base de toute une série d’indicateurs, quels sont les risques de passage à l’acte. Le cas échéant, des mesures de protection de la personne victime de violences seront alors prises. Évidemment, il faut du temps pour former les policier.e.s et les magistrat.e.s en la matière.
Mentionnons aussi que la loi s’applique, au niveau fédéral, à toutes les administrations, à tous les services publics et à toutes les juridictions. Ainsi, les Tribunaux de la Famille (par exemple, dans le cadre d’une garde d’enfant), les organismes de sécurité sociale (par exemple, dans le cadre d’une discussion sur le taux isolé ou cohabitant), ou l’Office des étrangers (par exemple, dans le cadre d’un retrait de séjour après un divorce) peuvent se voir opposer les obligations contenues dans la loi, notamment de tenir compte de ce cadre de référence. Il ne devrait plus être possible de lire – comme je l’ai déjà lu dans une décision de retrait de séjour – qu’une gifle n’est qu’un « geste malheureux ». Les potentialités de cette loi sont quand même assez importantes, et même si sa mise en œuvre complète prendra du temps, certains volets ont des effets immédiats.
À la loi et aux avancées jurisprudentielles espérées, il faut aussi ajouter toutes les autres initiatives pour lutter contre les violences de genre et les violences dans le couple : les campagnes de sensibilisation, le projet DIViCo5 en région liégeoise, l’EVRAS, etc. Chaque mouvement influence le suivant, dans une dynamique permanente. Militant.e.s, politiques, magistrat.es, policier.e.s, avocat.es, journalistes, professionnel.le.s de la santé, enseignant.e.s, notaires,… toutes les parties prenantes ont un rôle à jouer pour mettre fin aux violences et assurer l’égalité entre les femmes et les hommes.
Comment expliquez-vous qu’on n’avance pas mieux ou plus vite sur ces questions ? Ça reste difficile de dépasser nos propres modes de fonctionnement (y compris à nous, les femmes) ?
L’assignation à des rôles stéréotypés de genre est tellement enracinée dans notre culture que c’est très compliqué d’avoir du recul. Tant les femmes que les hommes ont intégré des normes de comportement qui normalisent des inégalités. Si vous regardez, par exemple, des comédies romantiques des années 2000 – celles de mon adolescence – vous y trouverez tous les ingrédients d’un sexisme primaire et des narratifs romantisant les rapports de domination et les inégalités.
Le modèle patriarcal et la résistance à l’égalité entre les hommes et les femmes est encore tenace dans de nombreux milieux. Par exemple, au barreau, les femmes peuvent exercer la profession d’avocat.e depuis 100 ans environ. Elles ont aujourd’hui atteint la parité numérique dans la profession. Mais, dans les faits, les femmes avocates sont en moyenne payées environ 50% de moins que les hommes avocats6. Ces disparités s’expliquent notamment en raison des matières pratiquées : les mieux rémunérées (commerciales, fiscales…) sont majoritairement prisées par les hommes, là où celles qui sont moins bien rémunérées, dans le secteur du care (droit familial, droit social…), sont majoritairement investies par des femmes. Selon la dernière étude du barreau de Bruxelles, seuls 8% de l’écart de revenus s’expliquent par le fait que les femmes prestent moins d’heures, vraisemblablement parce qu’elles ont encore majoritairement la charge des enfants.
À partir du moment où il y a une prévalence de toutes ces violences et homicides à l’égard des femmes, il est indispensable de bien nommer ce phénomène social pour le combattre, d’où le terme « féminicide ».
Tout cela sans compter les autres problématiques, liées à l’insécurité de l’emploi en cas de maternité, à la faible représentation des avocates dans les organes décisionnels, au sexisme ordinaire, au plafond de verre dans les carrières, au harcèlement… Il n’est pas toujours évident de prendre des positions féministes au sein de la profession ; il peut y avoir un retour de bâton (le « backlash ») ; il faut trouver l’équilibre entre avancer efficacement sur certains sujets et se protéger des répercussions. Toutefois, il faut aussi se réjouir des projets qui aboutissent : la création d’une commission « genre » et d’une commission « égalité » aux barreaux de Liège-Huy et de Bruxelles, la création de cellules pour lutter contre le harcèlement, la protection des stagiaires en cas de maternité, l’organisation de formations sur les violences, etc. Toute cette agitation amène à ce que certains discours qui étaient tenus il y a dix ans encore ne pourraient plus l’être aujourd’hui, y compris par des hommes qui détiennent des postes prestigieux et d’autorité. Cela dit, il y a encore du chemin…
Cette loi ne concerne pas que les femmes. Pouvez-vous nous en dire plus sur la question des violence liées au genre ?
En effet, la loi ne concerne pas que les violences faites aux femmes, mais les violences fondées sur le genre de manière plus large, ainsi que les violences intrafamiliales et les violences dans le couple. Qu’il s’agisse d’une femme, d’un homme, d’une personne au genre fluide, d’une personne en transition qui en soit victime, l’important est que les victimes soient protégées et que les données soient récoltées. Pour rappel, la loi définit le genre comme « les rôles, les comportements, les activités et les attributions socialement construits, qu’une société donnée considère comme appropriés pour les femmes et les hommes ». La loi vise aussi à protéger les enfants qui sont impactés par les violences dans le couple.
Bien sûr, à partir du moment où il y a une prévalence de toutes ces violences et homicides à l’égard des femmes, que c’est une violence structurelle, qu’il s’agit d’un phénomène social, il est indispensable de pouvoir bien le nommer pour bien le combattre, d’où le terme « féminicide ». Mais l’objectif est bien de lutter et de faire de la prévention contre les violences fondées sur le genre en général, cette loi n’excluant personne qui en serait victime. Il y a des violences qui ne sont pas structurelles mais qui peuvent néanmoins exister.
Que retenez-vous de ce processus de rédaction de la loi Stop-Féminicide ?
Ce qui m’a impressionnée, ce sont toutes les associations et les collectifs qui ont lutté inlassablement pendant des années (rapports, campagnes, manifestations, contre-rapports, recensement du blog stop-féminicide, conférences, interpellations, collages, articles, etc.), sans toujours avoir de retour immédiat sur l’impact de leur activisme. C’est grâce à ces associations et à ces collectifs – mais aussi à la détermination de la secrétaire d’État Sarah Schlitz et à son ambitieux Plan d’Action National de lutte contre les violences basées sur le genre adopté en 2021 – qu’une étape supplémentaire a été franchie, que le jalon a été poussé plus loin pour les futurs chantiers.
J’en retiens aussi qu’il ne faut pas se décourager. Bien-sûr, les backlashs peuvent être violents, en particulier sur ces sujets. C’est pour cette raison qu’il est crucial de mener ces luttes collectivement et de dialoguer avec toutes les personnes impliquées. Il est parfois utile de rappeler que la Constitution a consacré l’égalité entre les femmes et les hommes depuis vingt ans. Il est parfois curieux de constater à quel point les mots « féministe » et « militante » ont encore une connotation péjorative, visant à décrédibiliser celles et ceux qui luttent en faveur de ce principe constitutionnel et international, principe comprenant nécessairement l’éradication des violences faites aux femmes comme les Nations Unies l’affirment depuis 30 ans. Où se situe la crédibilité de l’action politique ? Auprès de celles et ceux qui militent en faveur des droits humains internationaux et constitutionnels ou de celles et ceux qui militent pour le maintien du statu quo de la domination structurelle et historique des femmes ?
Une proposition politique concrète ?
C’est vaste évidemment. Mais il y a quelque chose qui me touche particulièrement. En Région Wallonne, à tout le moins, les moyens octroyés pour les maisons d’hébergement des personnes victimes de violences sont insuffisants. Quand je reçois des clientes victimes de violences qui me racontent des choses épouvantables et que dans les refuges, tout est complet, ça n’est pas acceptable. Ça fait froid dans le dos. Il faut absolument soutenir de façon massive les associations et les structures d’aide et d’hébergement, comme notamment à Liège le CVFE (Collectif contre les violences familiales et l’exclusion), qui fait un travail incroyable.