Comment voyez-vous l’école et les jeunes dans l’école aujourd’hui ?
Déjà, j’ai envie de dire et de reconnaître que les professeurs et les élèves sont en grande souffrance. Beaucoup d’enseignants questionnent le bien-fondé de l’enseignement tel qu’il est organisé aujourd’hui, ils sont en recherche de sens quant à leur travail, à cette relation d’apprentissage et de transmission. Et fondamentalement, je crois que c’est toute l’école qui est en grande souffrance, tant du côté des enseignants que des élèves. Une des raisons qui peut expliquer cela, c’est que dans les années 1970, je dirais, tu allais à l’école, tu faisais des études et puis tu avais un boulot. Ça n’est plus du tout la même histoire aujourd’hui. De plus, beaucoup d’élèves n’ont déjà pas pu observer cela chez leurs parents. L’ascenseur social est loin d’avoir fonctionné dans toutes les familles.
En fait, aujourd’hui, cette école qui va mal est elle-même dans une société qui ne va pas bien. L’école n’est pas un temple protégé mais le reflet de la société, et en plus elle accentue les inégalités. Dire le contraire serait faux. L’école ne peut pas aller bien dans les circonstances actuelles. Les jeunes le savent très bien et cela donne lieu à une grande désillusion. Moi qui donne cours dans l’enseignement technique et professionnel, je vois des enfants pour qui c’est encore pire : ils viennent de milieux hyper précarisés, sont complètement désabusés par la vie et ont d’ailleurs des vies assez effrayantes. Je n’ai jamais eu autant d’enfants qui connaissaient de tels problèmes économiques, familiaux, administratifs, judicaires parfois. Et ces jeunes-là ne voient pas très bien ce que l’école, dans la société comme elle va, va pouvoir leur offrir.
Comment d’ailleurs peut-on espérer que des jeunes, relégués depuis tout-petits, qui n’ont aucune estime d’eux-mêmes, soient motivés par une école qui les sacrifie et ne leur donne pas leur chance ?
De l’autre côté, il y a encore des enfants préservés, avec une éducation un peu protégée qui les conduit à aller dans des « bonnes » écoles, leur assurant un accès à des études pour ensuite obtenir un bon métier. Mais cette situation crée surtout une société hyper-polarisée avec, d’une part des élites, des postes d’intellectuels, et, d’autre part, des personnes peu qualifiées ou à qui on dira, si elles le sont, qu’on n’a plus besoin de ces qualifications. Alors oui, il y a des métiers en pénurie où on a besoin de travailleurs, mais ça ne laisse plus beaucoup de choix aux jeunes, et il devient très compliqué de former à des métiers qui n’ont pas de sens pour les gens. C’est la logique européenne : il faut former un « capital humain » et chacun doit (et est reconnu comme responsable) gérer son « capital humain » (c’est pareil pour la santé, d’ailleurs).
Bref, on a une école à deux vitesses. Et je ne peux que comprendre le malaise de ces jeunes (et des enseignants) dans ce contexte.
Et on voit, notamment au travers d’une parole qui s’est un peu libérée (ou qui depuis le Covid est davantage écoutée), quelles formes prend ce mal-être…
En effet, et on parle beaucoup du harcèlement depuis quelque temps. Je dois dire que l’école apparaît très mal à l’aise par rapport à cette problématique et à cette détresse psychologique (harcèlement, phobies scolaires, gros décrochages, etc.). Le phénomène de harcèlement est quelque chose de très complexe, et sans doute une des choses les plus difficiles à gérer dans une institution scolaire. Bien sûr, on y est très attentifs et on essaie de désamorcer. Mais parfois on est dépassés, notamment quand on voit qu’un enfant harcelé le reste même en changeant d’école. Il y a une dynamique psychologique pour laquelle on n’est pas formés.
Il y aussi la question de l’inclusion dont les exigences récentes partent d’un sentiment et d’un besoin absolument légitimes. Là aussi, il y a les demandes qui sont faites à l’école et les moyens qui sont mis à disposition pour réaliser ces attentes. Disons déjà que les diagnostics de dyscalculie, dysorthographie, dyslexie, etc. explosent. Rappelons ensuite que dans notre société, l’école est devenue un quasi-marché, et que ces diagnostics permettent aussi de procéder à un tri. Le système scolaire repose d’une part sur des écoles subsidiées par l’État, et d’autre part sur le libre choix des parents. L’école a donc intérêt à proposer un « public attractif » pour attirer les parents, avoir plus d’élèves et obtenir des financements supplémentaires. Cela exacerbe les inégalités entre des écoles « ghettos de pauvres » et « ghettos de riches ». Pour en revenir à la question de l’inclusion, lorsqu’elles se retrouvent avec des élèves en difficultés, les écoles favorisées les invitent généralement, plus ou moins explicitement (« pour leur bien ») à changer d’école ou à aller dans le technique. C’est l’option choisie dans le secondaire, puisqu’il y existe du technique et du professionnel. Ces situations, quand elles adviennent en primaire, consistent à réorienter l’enfant vers l’enseignement… spécialisé qui a vu ses chiffres considérablement augmenter. Or un enfant qui se retrouve dans le spécialisé sans en avoir besoin, c’est horrible car il le vit comme un déclassement grave. Donc, c’est déjà une première chose sur l’inclusion.
L’école est pensée, non au service des élèves eux-mêmes ou de la société, mais au service du monde du travail et du patronat
Il a ensuite été décidé de mieux prendre en compte et en charge ces enfants en difficulté et d’ainsi « faire de l’inclusion ». Mais avec quels moyens ? Je vous donne un exemple : je me suis déjà retrouvée dans une classe de 1re différenciée (les élèves qui passent en secondaire mais sans avoir réussi le CEB), où j’avais 10 élèves parmi lesquels deux autistes, une illettrée, une analphabète, et les 6 autres qui n’avaient « juste » pas les compétences de base. Comment voulez-vous faire ? C’est impossible de réaliser un travail correct si on concentre toutes les difficultés dans une classe (avec en plus ces élèves qui savent très bien qu’ils sont dans une classe « poubelle »). Comment d’ailleurs peut-on espérer que des jeunes, relégués depuis tout-petits, qui n’ont aucune estime d’eux-mêmes, soient motivés par une école qui les sacrifie et ne leur donne pas leur chance ? Ça n’est pas de la différenciation, c’est de la relégation. Moi, mes élèves, ils sont habitués à ne pas comprendre ce qui se passe autour d’eux. Et pour beaucoup d’entre eux, ça n’est même plus perçu comme un problème. Et vous imaginez bien que, démocratiquement, c’est très dangereux. J’ai des élèves qui ont déjà voté pour des partis populaires de droite dure (pour ne pas dire d’extrême droite), pensant voter pour une mesure qui les avait séduits, sans comprendre qu’il n’en était en fait rien et qu’ils avaient voté contre leur propre intérêt. Et ils ne s’en sont même pas offusqués ! C’est aussi pour ça qu’il faut une éducation ambitieuse pour tous ces enfants. Démocratiquement, on a un problème.
À qui et à quoi sert l’école aujourd’hui ?
L’école est pensée, non au service des élèves eux-mêmes ou de la société, mais au service du monde du travail et du patronat. Et à cet égard, je rappelle sans vouloir la défendre pour autant, que la ministre de l’Enseignement ne fait pas ce qu’elle veut. Elle est aussi soumise à ce qui se décide au niveau européen, dont les politiques d’enseignement ont pour but de nous rendre « compétitifs », notamment par rapport aux États-Unis, à l’Australie, à la Chine. Ainsi développe-t-on des politiques éducatives contraignantes en octroyant (ou en n’octroyant pas) des subsides européens. Un bon exemple sont les fameuses « compétences de base » que tous les élèves doivent intégrer, et qui ont pour finalité d’être directement mobilisables sur le marché de l’emploi. Cela signifie, par exemple, que pour le patron de la FEB, l’école d’aujourd’hui fonctionne très bien, puisqu’elle suit et sert l’idéologie dominante du marché. Elle trie, et c’est considéré comme normal puisqu’il n’y a pas de place pour tout le monde dans le monde du travail tel qu’il fonctionne. Mes élèves sont d’ailleurs trop qualifiés pour ce monde-là. Ils sortent avec une formation en infographie, et ils vont faire caissiers dans un supermarché où il n’y a pas besoin de qualification (et encore, ça disparaît), ce qui par ricochet exerce une pression sur ceux qui ne sont pas du tout qualifiés, et qui ont encore moins de chance de trouver un emploi. Lâchons le mot, la société néolibérale et ses méthodes managériales qui ne fonctionnent que sur la performance, la concurrence et la valorisation de l’individu contre le collectif, c’est une catastrophe, dans tous les domaines y compris à l’école. Tant qu’on ne s’attaquera pas à l’école en tant que marché, l’école n’ira pas mieux.
La société néolibérale et ses méthodes managériales qui ne fonctionnent que sur la performance, la concurrence et la valorisation de l’individu contre le collectif, c’est une catastrophe, dans tous les domaines y compris à l’école
Toutefois, pour répondre à votre question, à la base, l’école devrait servir à développer un rapport complexe et réflexif au monde, à former des citoyens responsables et outillés à même de comprendre le monde, d’y prendre part et d’essayer de le transformer. Pas vraiment à former un « capital humain » pour les entreprises.
Que leur dit-on à ces jeunes ?
Pour ma part, je me bats pour leur donner confiance en eux, développer leur estime d’eux-mêmes. Les jeunes, quand on les considère, qu’on les estime, ça change tout. Ils sont tellement habitués à être dénigrés. Sans ça, on n’arrivera à rien et la démocratie sera encore plus mise à mal.
Une proposition politique concrète ?
Pour aller vers une école démocratique qui s’attaque vraiment aux inégalités, l’Aped propose un décret inscription pour favoriser une réelle mixité. Il s’agit de proposer aux parents (la Constitution interdit de les y obliger1), dès l’inscription de leur enfant en maternelle, le choix d’une école proche du domicile et mixte du point de vue social. Notre proposition2, qui est une initiative citoyenne rassemblant énormément de signataires (citoyens et institutions, syndicats, sciences de l’éducation, Christine Mahy pour le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté), montre, à l’appui d’études, que c’est faisable3 sans induire de baisse de niveau. Une proposition qui serait profitable à tous, y compris à la démocratie…4