Une école au service de qui ?

Entretien avec Cécile Gorré
Professeure de français dans l’enseignement qualifiant, assistante pédagogique à l’ULiège et présidente de l’Appel pour une école démocratique. L’Aped est un mouvement belge de réflexion et d’action qui milite en faveur du droit de tous les jeunes d’accéder à des savoirs porteurs de compréhension du monde et à des compétences qui leur donnent force pour agir sur leur destin individuel et collectif.

Propos recueillis par Gaëlle Henrard le 16 novembre 2023

Comment voyez-vous l’école et les jeunes dans l’école aujourd’hui ?

Déjà, j’ai envie de dire et de recon­naître que les pro­fes­seurs et les élèves sont en grande souf­france. Beau­coup d’enseignants ques­tionnent le bien-fondé de l’enseignement tel qu’il est orga­ni­sé aujourd’hui, ils sont en recherche de sens quant à leur tra­vail, à cette rela­tion d’apprentissage et de trans­mis­sion. Et fon­da­men­ta­le­ment, je crois que c’est toute l’école qui est en grande souf­france, tant du côté des ensei­gnants que des élèves. Une des rai­sons qui peut expli­quer cela, c’est que dans les années 1970, je dirais, tu allais à l’école, tu fai­sais des études et puis tu avais un bou­lot. Ça n’est plus du tout la même his­toire aujourd’hui. De plus, beau­coup d’élèves n’ont déjà pas pu obser­ver cela chez leurs parents. L’ascenseur social est loin d’avoir fonc­tion­né dans toutes les familles.

En fait, aujourd’hui, cette école qui va mal est elle-même dans une socié­té qui ne va pas bien. L’école n’est pas un temple pro­té­gé mais le reflet de la socié­té, et en plus elle accen­tue les inéga­li­tés. Dire le contraire serait faux. L’école ne peut pas aller bien dans les cir­cons­tances actuelles. Les jeunes le savent très bien et cela donne lieu à une grande dés­illu­sion. Moi qui donne cours dans l’enseignement tech­nique et pro­fes­sion­nel, je vois des enfants pour qui c’est encore pire : ils viennent de milieux hyper pré­ca­ri­sés, sont com­plè­te­ment désa­bu­sés par la vie et ont d’ailleurs des vies assez effrayantes. Je n’ai jamais eu autant d’enfants qui connais­saient de tels pro­blèmes éco­no­miques, fami­liaux, admi­nis­tra­tifs, judi­caires par­fois. Et ces jeunes-là ne voient pas très bien ce que l’école, dans la socié­té comme elle va, va pou­voir leur offrir.

Com­ment d’ailleurs peut-on espé­rer que des jeunes, relé­gués depuis tout-petits, qui n’ont aucune estime d’eux-mêmes, soient moti­vés par une école qui les sacri­fie et ne leur donne pas leur chance ?

De l’autre côté, il y a encore des enfants pré­ser­vés, avec une édu­ca­tion un peu pro­té­gée qui les conduit à aller dans des « bonnes » écoles, leur assu­rant un accès à des études pour ensuite obte­nir un bon métier. Mais cette situa­tion crée sur­tout une socié­té hyper-polarisée avec, d’une part des élites, des postes d’intellectuels, et, d’autre part, des per­sonnes peu qua­li­fiées ou à qui on dira, si elles le sont, qu’on n’a plus besoin de ces qua­li­fi­ca­tions. Alors oui, il y a des métiers en pénu­rie où on a besoin de tra­vailleurs, mais ça ne laisse plus beau­coup de choix aux jeunes, et il devient très com­pli­qué de for­mer à des métiers qui n’ont pas de sens pour les gens. C’est la logique euro­péenne : il faut for­mer un « capi­tal humain » et cha­cun doit (et est recon­nu comme res­pon­sable) gérer son « capi­tal humain » (c’est pareil pour la san­té, d’ailleurs).

Bref, on a une école à deux vitesses. Et je ne peux que com­prendre le malaise de ces jeunes (et des ensei­gnants) dans ce contexte.

Et on voit, notamment au travers d’une parole qui s’est un peu libérée (ou qui depuis le Covid est davantage écoutée), quelles formes prend ce mal-être…

En effet, et on parle beau­coup du har­cè­le­ment depuis quelque temps. Je dois dire que l’école appa­raît très mal à l’aise par rap­port à cette pro­blé­ma­tique et à cette détresse psy­cho­lo­gique (har­cè­le­ment, pho­bies sco­laires, gros décro­chages, etc.). Le phé­no­mène de har­cè­le­ment est quelque chose de très com­plexe, et sans doute une des choses les plus dif­fi­ciles à gérer dans une ins­ti­tu­tion sco­laire. Bien sûr, on y est très atten­tifs et on essaie de désa­mor­cer. Mais par­fois on est dépas­sés, notam­ment quand on voit qu’un enfant har­ce­lé le reste même en chan­geant d’école. Il y a une dyna­mique psy­cho­lo­gique pour laquelle on n’est pas formés.

Por­trait de Cécile Gorré

Il y aus­si la ques­tion de l’inclusion dont les exi­gences récentes partent d’un sen­ti­ment et d’un besoin abso­lu­ment légi­times. Là aus­si, il y a les demandes qui sont faites à l’école et les moyens qui sont mis à dis­po­si­tion pour réa­li­ser ces attentes. Disons déjà que les diag­nos­tics de dys­cal­cu­lie, dys­or­tho­gra­phie, dys­lexie, etc. explosent. Rap­pe­lons ensuite que dans notre socié­té, l’école est deve­nue un quasi-marché, et que ces diag­nos­tics per­mettent aus­si de pro­cé­der à un tri. Le sys­tème sco­laire repose d’une part sur des écoles sub­si­diées par l’État, et d’autre part sur le libre choix des parents. L’école a donc inté­rêt à pro­po­ser un « public attrac­tif » pour atti­rer les parents, avoir plus d’élèves et obte­nir des finan­ce­ments sup­plé­men­taires. Cela exa­cerbe les inéga­li­tés entre des écoles « ghet­tos de pauvres » et « ghet­tos de riches ». Pour en reve­nir à la ques­tion de l’inclusion, lorsqu’elles se retrouvent avec des élèves en dif­fi­cul­tés, les écoles favo­ri­sées les invitent géné­ra­le­ment, plus ou moins expli­ci­te­ment (« pour leur bien ») à chan­ger d’école ou à aller dans le tech­nique. C’est l’option choi­sie dans le secon­daire, puisqu’il y existe du tech­nique et du pro­fes­sion­nel. Ces situa­tions, quand elles adviennent en pri­maire, consistent à réorien­ter l’enfant vers l’enseignement… spé­cia­li­sé qui a vu ses chiffres consi­dé­ra­ble­ment aug­men­ter. Or un enfant qui se retrouve dans le spé­cia­li­sé sans en avoir besoin, c’est hor­rible car il le vit comme un déclas­se­ment grave. Donc, c’est déjà une pre­mière chose sur l’inclusion.

L’école est pen­sée, non au ser­vice des élèves eux-mêmes ou de la socié­té, mais au ser­vice du monde du tra­vail et du patronat

Il a ensuite été déci­dé de mieux prendre en compte et en charge ces enfants en dif­fi­cul­té et d’ainsi « faire de l’inclusion ». Mais avec quels moyens ? Je vous donne un exemple : je me suis déjà retrou­vée dans une classe de 1re dif­fé­ren­ciée (les élèves qui passent en secon­daire mais sans avoir réus­si le CEB), où j’avais 10 élèves par­mi les­quels deux autistes, une illet­trée, une anal­pha­bète, et les 6 autres qui n’avaient « juste » pas les com­pé­tences de base. Com­ment voulez-vous faire ? C’est impos­sible de réa­li­ser un tra­vail cor­rect si on concentre toutes les dif­fi­cul­tés dans une classe (avec en plus ces élèves qui savent très bien qu’ils sont dans une classe « pou­belle »). Com­ment d’ailleurs peut-on espé­rer que des jeunes, relé­gués depuis tout-petits, qui n’ont aucune estime d’eux-mêmes, soient moti­vés par une école qui les sacri­fie et ne leur donne pas leur chance ? Ça n’est pas de la dif­fé­ren­cia­tion, c’est de la relé­ga­tion. Moi, mes élèves, ils sont habi­tués à ne pas com­prendre ce qui se passe autour d’eux. Et pour beau­coup d’entre eux, ça n’est même plus per­çu comme un pro­blème. Et vous ima­gi­nez bien que, démo­cra­ti­que­ment, c’est très dan­ge­reux. J’ai des élèves qui ont déjà voté pour des par­tis popu­laires de droite dure (pour ne pas dire d’extrême droite), pen­sant voter pour une mesure qui les avait séduits, sans com­prendre qu’il n’en était en fait rien et qu’ils avaient voté contre leur propre inté­rêt. Et ils ne s’en sont même pas offus­qués ! C’est aus­si pour ça qu’il faut une édu­ca­tion ambi­tieuse pour tous ces enfants. Démo­cra­ti­que­ment, on a un problème.

À qui et à quoi sert l’école aujourd’hui ?

L’école est pen­sée, non au ser­vice des élèves eux-mêmes ou de la socié­té, mais au ser­vice du monde du tra­vail et du patro­nat. Et à cet égard, je rap­pelle sans vou­loir la défendre pour autant, que la ministre de l’Enseignement ne fait pas ce qu’elle veut. Elle est aus­si sou­mise à ce qui se décide au niveau euro­péen, dont les poli­tiques d’enseignement ont pour but de nous rendre « com­pé­ti­tifs », notam­ment par rap­port aux États-Unis, à l’Australie, à la Chine. Ain­si développe-t-on des poli­tiques édu­ca­tives contrai­gnantes en octroyant (ou en n’octroyant pas) des sub­sides euro­péens. Un bon exemple sont les fameuses « com­pé­tences de base » que tous les élèves doivent inté­grer, et qui ont pour fina­li­té d’être direc­te­ment mobi­li­sables sur le mar­ché de l’emploi. Cela signi­fie, par exemple, que pour le patron de la FEB, l’école d’aujourd’hui fonc­tionne très bien, puisqu’elle suit et sert l’idéologie domi­nante du mar­ché. Elle trie, et c’est consi­dé­ré comme nor­mal puisqu’il n’y a pas de place pour tout le monde dans le monde du tra­vail tel qu’il fonc­tionne. Mes élèves sont d’ailleurs trop qua­li­fiés pour ce monde-là. Ils sortent avec une for­ma­tion en info­gra­phie, et ils vont faire cais­siers dans un super­mar­ché où il n’y a pas besoin de qua­li­fi­ca­tion (et encore, ça dis­pa­raît), ce qui par rico­chet exerce une pres­sion sur ceux qui ne sont pas du tout qua­li­fiés, et qui ont encore moins de chance de trou­ver un emploi. Lâchons le mot, la socié­té néo­li­bé­rale et ses méthodes mana­gé­riales qui ne fonc­tionnent que sur la per­for­mance, la concur­rence et la valo­ri­sa­tion de l’individu contre le col­lec­tif, c’est une catas­trophe, dans tous les domaines y com­pris à l’école. Tant qu’on ne s’attaquera pas à l’école en tant que mar­ché, l’école n’ira pas mieux.

La socié­té néo­li­bé­rale et ses méthodes mana­gé­riales qui ne fonc­tionnent que sur la per­for­mance, la concur­rence et la valo­ri­sa­tion de l’individu contre le col­lec­tif, c’est une catas­trophe, dans tous les domaines y com­pris à l’école

Tou­te­fois, pour répondre à votre ques­tion, à la base, l’école devrait ser­vir à déve­lop­per un rap­port com­plexe et réflexif au monde, à for­mer des citoyens res­pon­sables et outillés à même de com­prendre le monde, d’y prendre part et d’essayer de le trans­for­mer. Pas vrai­ment à for­mer un « capi­tal humain » pour les entreprises.

Que leur dit-on à ces jeunes ?

Pour ma part, je me bats pour leur don­ner confiance en eux, déve­lop­per leur estime d’eux-mêmes. Les jeunes, quand on les consi­dère, qu’on les estime, ça change tout. Ils sont tel­le­ment habi­tués à être déni­grés. Sans ça, on n’arrivera à rien et la démo­cra­tie sera encore plus mise à mal.

Une proposition politique concrète ?

Pour aller vers une école démo­cra­tique qui s’attaque vrai­ment aux inéga­li­tés, l’Aped pro­pose un décret ins­crip­tion pour favo­ri­ser une réelle mixi­té. Il s’agit de pro­po­ser aux parents (la Consti­tu­tion inter­dit de les y obli­ger1), dès l’inscription de leur enfant en mater­nelle, le choix d’une école proche du domi­cile et mixte du point de vue social. Notre pro­po­si­tion2, qui est une ini­tia­tive citoyenne ras­sem­blant énor­mé­ment de signa­taires (citoyens et ins­ti­tu­tions, syn­di­cats, sciences de l’éducation, Chris­tine Mahy pour le Réseau wal­lon de lutte contre la pau­vre­té), montre, à l’appui d’études, que c’est fai­sable3 sans induire de baisse de niveau. Une pro­po­si­tion qui serait pro­fi­table à tous, y com­pris à la démo­cra­tie…4

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