De la performance à la robustesse : changer de logiciel

Entretien avec Olivier Hamant
Olivier Hamant est biologiste, chercheur à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) au sein de l’École normale supérieure de Lyon. Il dirige également l’Institut Michel-Serres et assure des formations sur une nouvelle relation de l’humanité à la nature.

Propos recueillis par Gaëlle Henrard le 10 novembre 2023

Dans son ouvrage La troi­sième voie du vivant (Odile Jacob, 2022) et Anti­dote au culte de la per­for­mance. La robus­tesse du vivant (Tracts, Gal­li­mard, 2023), il déplie de façon cri­tique (et non-déprimante) la ques­tion du dogme de la per­for­mance, dans lequel nous évo­luons depuis au moins le Néo­li­thique, et qui a été éri­gé en modèle abso­lu par une cer­taine lec­ture du dar­wi­nisme. Il lui oppose le concept de robus­tesse dont il a obser­vé la pré­va­lence dans les sys­tèmes vivants, végé­taux et ani­maux. Entre la voie de l’optimisation, du contrôle et de la per­for­mance, et celle de la décrois­sance et de l’effondrement, Oli­vier Hamant aidé des orga­nismes vivants, trace donc une autre voie : la troi­sième voie du vivant.

Posons le cadre…

Ten­tons d’abord de résu­mer le pro­pos qu’Olivier Hamant élabore.

La per­for­mance, c’est la somme de l’efficacité (atteindre son objec­tif) et de l’efficience (avec le moins de moyens pos­sible). Il s’agit de « faire plus (ou mieux) avec moins ». Ce mode de pen­sée et de fonc­tion­ne­ment est cri­ti­quable à dif­fé­rents égards. Réduc­tion­niste dans son appré­hen­sion de la situa­tion ini­tiale, il pro­duit une quan­ti­té d’autres pro­blèmes qui n’existaient pas au départ. Il est source d’effets rebonds par­fois plus délé­tères que le pro­blème ini­tial. Il devient bien sou­vent un objec­tif en soi et perd le sens ori­gi­nel de sa mise en place. Enfin, il a un coût social et éco­lo­gique consi­dé­rable : la per­for­mance épuise lit­té­ra­le­ment, les humains, les non-humains et leurs milieux, de la Terre à l’open space…

Notons que la pente d’accélération de ce sys­tème de la per­for­mance est deve­nue spec­ta­cu­laire au moment des deux guerres mon­diales qui ont dura­ble­ment chan­gé notre rap­port au monde. On y a aug­men­té les per­for­mances comme jamais aupa­ra­vant : c’est là qu’on invente à peu près tous les objets modernes qui nous entourent (de l’ordinateur aux engrais, qua­si tous ont un lien à la guerre). Or, au sor­tir de la guerre, on main­tient ce même para­digme de la per­for­mance. Jamais nous ne sommes reve­nus en arrière, jamais nous n’avons blo­qué cette accé­lé­ra­tion, comme si un effort de guerre conti­nuait de le justifier.

La robus­tesse est la règle, la per­for­mance l’exception.

Oli­vier Hamant nous fait voir com­bien dans tous les domaines nous vivons sous l’emprise de ce dogme de la per­for­mance : éco­no­mique et social, pro­fes­sion­nel et per­son­nel, édu­ca­tion­nel et même affec­tif, et c’est aus­si le cas avec la tran­si­tion éco­lo­gique et le déve­lop­pe­ment durable dont un des grands pro­jets est d’opti­mi­ser, de faire de l’effi­cience et de la per­for­mance éner­gé­tique (éoliennes géantes, du tout élec­trique, du tout numé­rique), au mépris des effets rebonds et d’un véri­table ques­tion­ne­ment sur nos logi­ciels de pensée.

Or, le vivant a des choses à nous apprendre… ce qu’en réa­li­té nous savons déjà puisque nous avons uti­li­sé une cer­taine lec­ture des tra­vaux de Dar­win, y voyant une preuve de la lutte achar­née que le vivant se livre à lui-même à des fins d’adaptabilité et de sur­vie. Cette lec­ture dar­wi­nienne bien par­tielle (et sur­tout par­tiale) a notam­ment don­né lieu au dar­wi­nisme social : l’humain en socié­té fonc­tion­ne­rait lui aus­si sur ce mode de la lutte.

Il se trouve, comme on sait, que notre monde lar­ge­ment abî­mé par notre mode de vie et de pro­duc­tion, se trouve désor­mais en prise avec la cer­ti­tude d’une incer­ti­tude1 : pénu­ries de res­sources et fluc­tua­tions deviennent la règle. Dans un tel contexte, la per­for­mance appa­raît encore plus obso­lète. Il s’agit désor­mais de faire de la robus­tesse qui est la réponse opé­ra­tion­nelle pour main­te­nir le sys­tème stable mal­gré les fluc­tua­tions. Cette révo­lu­tion cultu­relle repose sur la fin de la volon­té de contrôle, de domi­na­tion et d’exploitation du vivant (y com­pris humain), la fin d’une pos­ture extrac­ti­viste, pro­duc­ti­viste, repo­sant exclu­si­ve­ment sur la compétition.

Comme le logi­ciel « pseudo-darwinien » de la per­for­mance, cette pen­sée de la robus­tesse est une pen­sée bio-inspirée : elle repose sur l’observation rigou­reuse du fonc­tion­ne­ment des sys­tèmes vivants qui, inces­sam­ment, fonc­tionnent sur le mode de la robus­tesse, de la coopé­ra­tion et de la sym­biose. Ce qu’il faut com­prendre, c’est la domi­nance de la coopé­ra­tion dans le monde vivant, la lutte exis­tant bien mais comme excep­tion et non comme la règle géné­rale. Cette logique se tra­duit par exemple dans la rela­tion aux res­sources : quand celles-ci abondent, les êtres vivants ont ten­dance à davan­tage être dans la com­pé­ti­tion. En situa­tion de pénu­rie, les mêmes espèces bas­culent plu­tôt dans la coopération.

Portrait d'Olivier Hamant

Un exemple de notre sys­tème bio­lo­gique : notre tem­pé­ra­ture cor­po­relle est de 37°, ce qui, du point de vue du fonc­tion­ne­ment des pro­téines et enzymes de notre corps, est rela­ti­ve­ment sous-optimal. Leur niveau de per­for­mance est plu­tôt autour de 40°, ce qu’on nomme la fièvre. Un corps à 40° en bio­lo­gie, c’est un corps en guerre qui doit com­battre un patho­gène. Il est alors au maxi­mum de sa per­for­mance, notam­ment son sys­tème immu­ni­taire. Mais cela ne peut durer sous peine de s’épuiser et de mou­rir. Ain­si le corps revient-il à 37°, ce qui est « satis­fai­sant » et robuste. La robus­tesse est la règle, la per­for­mance l’exception.

En quoi spécifiquement cette pensée bio-inspirée nous intéresse-t-elle aujourd’hui pour tenter d’éclairer les revendications de gens inquiets et parfois démunis quant à notre manière d’habiter la Terre ? Des gens dont beaucoup se trouvent déjà dans une situation de privation…

Une psy­cha­na­lyste, Ana­belle Gugnon, explique qu’en gros le monde est fini, on a atteint, et dépas­sé, les limites pla­né­taires. Il s’agit de créer un autre infi­ni, parce qu’il n’y a que lui qui mobi­lise, donne l’envie de conti­nuer, mette les gens en mou­ve­ment et crée du lien. Dire que le monde est fini ou que tout va s’effondrer, ça ne marche pas, ça ne mobi­lise pas (sur­tout quand on est pauvre et qu’on ne connaît que trop bien la pri­va­tion). C’est notam­ment le dis­cours de la sobrié­té et de l’écologie puni­tive. Ce que je crois, c’est que cette idée de robus­tesse, avec d’autres, elle peut créer du désir, elle ouvre un espace d’action en répon­dant à une pul­sion pri­maire : l’envie de durer et l’envie de trans­mettre. La sobrié­té est quant à elle un moyen certes radi­cal mais à cet égard inéqui­table, tout le monde ne peut être radi­cal. Mais la sub­ti­li­té, c’est qu’en fai­sant de la robus­tesse, on pro­duit de la sobrié­té. En outre, avec la sobrié­té, on pour­rait retom­ber dans un logi­ciel de per­for­mance, tan­dis que la robus­tesse est un moyen qui ne peut être opti­mi­sé ou radi­ca­li­sé, ce serait contradictoire.

En fait, la robus­tesse, une fois qu’on a com­pris com­ment elle fonc­tionne, elle devient une méthode, une pra­tique, un rap­port au monde. Et, outre le fait qu’elle répond à un désir de péren­ni­té, elle est basée sur la richesse des inter­ac­tions qui se trouvent den­si­fiées et diver­si­fiées, parce qu’il n’y a que comme ça que fonc­tionne la robus­tesse. Ain­si quitte-t-on le monde de la pau­vre­té des inter­ac­tions. Il n’y aura pas grand-chose à regretter.

Vous nous donnez des exemples ?

Pre­nons la mobi­li­té avec un tra­jet d’un point A à un point B : si on réside dans la per­for­mance, on va cher­cher à opti­mi­ser son tra­jet en fonc­tion de la dis­tance et du temps dans l’idée de faire au plus vite et au plus court, idéa­le­ment les deux. Dans le monde de la robus­tesse, il s’agira plu­tôt de se deman­der quelle est l’épaisseur du tra­jet ? De A à B, il existe une quan­ti­té de tra­jets pos­sibles, c’est l’épaisseur du tra­jet. Cela signi­fie qu’il y a plein d’alternatives qui pour­ront être mobi­li­sées, uti­li­sées : on va y ren­con­trer des gens au hasard, y com­plé­ter quelque chose, poten­tiel­le­ment ça pren­dra plus de temps mais ça sera plus riche aus­si. Ce sera robuste. Ain­si réactive-t-on d’autres che­mins et le jour où le che­min le plus court n’est pas dis­po­nible, on sait qu’il existe des alter­na­tives déjà mani­pu­lées. C’est vrai­ment une autre manière de pen­ser, de la lon­gueur à l’épaisseur.

De même avec l’école : arrê­tons l’école de la com­pé­ti­tion avec ses notes, etc. Il existe d’ailleurs déjà des écoles avec des péda­go­gies alter­na­tives qui reposent sur la trans­mis­sion, l’entraide et la coopé­ra­tion, et qui per­mettent d’élaborer ensemble des savoirs plus robustes, davan­tage construits sur le sens et non plus sur la per­for­mance, la « réus­site » ou l’excellence. Ça ne veut pas dire qu’à cer­tains moments, il ne faut pas se don­ner à fond et pro­duire un effort intense pour inté­grer une connais­sance, un savoir. Mais c’est comme pour l’exemple de la fièvre que je citais plus haut, ça ne doit pas être la règle abso­lue. De même dans le monde de l’entreprise, le modèle de la coopé­ra­tive, c’est la robus­tesse du groupe.

Ce para­digme performance/robustesse fonc­tionne aus­si au niveau politique

Un objet robuste, c’est un objet poly­va­lent et le contraire d’un objet per­for­mant. Avec un ciseau à piz­za, objet certes per­for­mant, que pouvez-vous faire à part… cou­per des piz­zas ? Mais s’il n’y a pas de piz­za ? Eh bien rien. Un cou­teau en revanche, ou une cuillère, voi­là des objets par­ti­cu­liè­re­ment robustes ! (et moins impac­tant en termes de fabrication)

Il y a mille idées dans tous les domaines quand on prend la peine d’y pen­ser, qui sont d’autant plus géniales qu’elles sont simples. Et ça, ça peut don­ner envie.

Il y a un peu l’idée de composer avec (les aléas, les contraintes, etc) plutôt que de lutter contre?

Tout à fait. Un autre exemple dans le domaine de l’architecture qui va dans ce sens : l’architecte Patrick Bou­chain tra­vaille sur l’architecture du déjà-là. Plu­tôt que de raser des quar­tiers ou des habi­ta­tions pour pro­duire un grand geste archi­tec­tu­ral, il tra­vaille avec les habi­tants en leur deman­dant com­ment ils vivent et com­ment ils ver­raient leur habi­tat à cet endroit-là, et ils avancent ain­si ensemble. Il arrive d’ailleurs que son inter­ven­tion ne se voit pas ou à peine. Cette méthode a beau­coup moins d’impact éco­lo­gique et est plus robuste, y com­pris socia­le­ment parce que c’est réa­li­sé avec, et du coup accep­té par, les populations.

On imagine bien qu’il y a des freins…

Je crois vrai­ment que c’est cultu­rel. Il faut par­ve­nir à faire la déprise, c’est-à-dire se défaire de l’emprise de la per­for­mance qui nous tient de façon tenace. Le prin­ci­pal frein réside sans doute dans ce chan­ge­ment des men­ta­li­tés (et je m’inclus dans cette boucle, bien sûr). Les moments d’arrêt aident en géné­ral, on l’a vu avec le Covid qui aura au moins eu cet intérêt-là.

Dans les entre­prises, il s’agit de nour­rir la poly­va­lence. Ça peut être bien d’être spé­cia­listes en quelque chose à un moment de la jour­née mais l’être en per­ma­nence induit une forme de pau­vre­té. Et les ins­ti­tu­tions sont faites sur un fonc­tion­ne­ment en silos. Je dois dire que je ren­contre beau­coup de gens du monde de l’entreprise (à leur demande), chose à laquelle je ne m’attendais pas spé­cia­le­ment, qui, depuis la crise sani­taire, sociale (notam­ment les gilets jaunes), éner­gé­tique, géo­po­li­tique, m’écoutent beau­coup plus sérieu­se­ment. Ce que l’on savait théo­ri­que­ment aupa­ra­vant, sur la pénu­rie des res­sources notam­ment et les fluc­tua­tions de prix, est deve­nu chose concrète pour beau­coup de gens, par­ti­cu­liè­re­ment dans cer­tains domaines d’activités. C’est évi­dem­ment le cas dans la construc­tion. Et ceux qui ont été for­més à la com­pé­ti­tion se retrouvent à coopé­rer avec leurs com­pé­ti­teurs directs. On aban­donne le prin­cipe de concur­rence libre et non faus­sée, l’entente devient de l’entraide.

© Sha­ni Hannay

Il y a deux niveaux où ceci dit ça me semble coin­cer davan­tage. D’une part, dans le monde de la finance qui a fort peu inté­rêt à la robus­tesse. D’autre part au niveau poli­tique, bien que de façon moins mar­quée au niveau local et ter­ri­to­rial où l’on est plus direc­te­ment impac­tés et conscients des fluc­tua­tions. Par exemple, c’est le cas à Lyon. La Wal­lo­nie s’est quant à elle décla­rée « Une Wal­lo­nie robuste » au niveau du minis­tère de l’Environnement (après un de mes entre­tiens sur La Première-RTBF, m’a-t-on dit). Il est par exemple dom­mage qu’avec la Conven­tion cli­mat, Emma­nuel Macron, qui se trouve être Pré­sident dans un moment assez extra­or­di­naire de bifur­ca­tion de l’Histoire, soit res­té scot­ché à son logi­ciel de per­for­mance et de la haute finance et n’ait pas sai­si cette oppor­tu­ni­té d’entrer dans l’Histoire en pre­nant à bras le corps les 149 pro­po­si­tions émises par 150 citoyens, tirés au sort, « non-experts », com­pre­nant même des cli­ma­tos­cep­tiques, mais qui ont pro­duit de la légi­ti­mi­té et éla­bo­ré des pro­po­si­tions plus ambi­tieuses que ce que des experts ou des dépu­tés auraient pu émettre. C’est d’ailleurs la rai­son pour laquelle, ce fonc­tion­ne­ment et ces pro­po­si­tions ont pro­duit de la robus­tesse (et de la puis­sance) d’un point de vue démo­cra­tique. C’est très inté­res­sant de remar­quer que ce para­digme performance/robustesse fonc­tionne aus­si au niveau politique.

Une proposition politique concrète ?

Com­men­çons par le plus simple sans doute : les objets. On a, par exemple, un indice de répa­ra­bi­li­té en France. Or, un objet répa­rable est un objet robuste. C’est la réponse opé­ra­tion­nelle à l’obsolescence pro­gram­mée. Un gobe­let en plas­tique jetable ça n’est plus pos­sible. Il faut mettre un bonus-malus à ce genre de pro­duits, les rendre plus chers (ce qui per­met en plus d’avoir un impact sur la dimen­sion éco­no­mique et évite de pro­duire une éco­lo­gie pour les riches). Ce cri­tère peut être com­bi­né au cri­tère local qui peut encore faire bais­ser le coût du pro­duit. C’est simple et à bud­get constant. En Europe, on a lar­ge­ment assez d’argent pour faire la tran­si­tion éco­lo­gique, c’est juste qu’on n’a pas encore fait le tri dans les solu­tions. Pre­mier cri­tère : la robustesse !

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