Démocratie ! Manifeste

Entretien avec Christophe Pébarthe et Barbara Stiegler

Propos recueillis par Gaëlle Henrard

Entre démocratie « participative », « revitalisée » ou « réelle », le terme magique se voit affublé de nombreux qualificatifs manifestement nécessaires et qui tendent à nous faire douter qu’on y soit bien… en démocratie. Comment y voir clair ? Se tourner vers le passé constitue souvent un réflexe. La démocratie telle qu’elle a été élaborée il y a 2 500 ans à Athènes reste en effet une bonne piste. Encore s’agit-il d’opérer ce détour historique avec exactitude. La philosophe Barbara Stiegler et l’historien Christophe Pébarthe, au travers de leur ouvrage Démocratie! Manifeste (Le Bord de l’Eau, 2023), reviennent à la racine de cette organisation politique et se questionnent sur des notions comme le vote, les élections, le peuple, l’État de droit, mais aussi les rapports que nos « démocraties » entretiennent avec le néolibéralisme. Un entretien nécessaire en ce début de big année électorale !

Lorsqu’on parle de démocratie, on a coutume très rapidement de mobiliser la démocratie athénienne, ce qui n’est pas sans créer de nombreux débats, et conduit souvent à une sorte de constat d’impossibilité. Vous mobilisez quant à vous la démocratie athénienne d’une toute autre façon…

(CP) Auparavant, je voudrais rappeler que la fonction première de l’histoire consiste à montrer que des sociétés vivaient autrement que nous, et donc en ce qui concerne le thème de notre entretien, qu’une démocratie authentique a été possible.  Athènes au Ve siècle était assurément un régime politique dont le principe premier était celui du gouvernement effectif du peuple sur lui-même. Sur un territoire de 2 500 km2 (ce qui en ferait la septième province la plus grande de Belgique, devant le Limbourg), une population de 400 000 habitants était gouvernée par 60 000 d’entre eux, les citoyens, qui, quarante fois par an, se réunissaient (entre 6 et 10 000), délibéraient et votaient les lois. Ces chiffres auraient à l’évidence pu leur permettre d’en déduire l’impossibilité de la démocratie, eux qui ne connaissaient ni transport mécanique, ni moyens de communication modernes ! Et pourtant, ils ont pensé qu’il était possible, en s’assemblant à plusieurs milliers, de traiter de problèmes complexes comme l’approvisionnement d’une cité qui dépendait pour 75% de ses importations de céréales de l’extérieur.

« Comment le terme inventé par les Athéniens il y a 2 500 ans avait pu être à ce point maltraité et trahi ? 1 »

Certaines objections viennent pourtant à l’esprit. Et les femmes ? C’est vrai, elles ne votaient pas. Mais est-ce que dans nos sociétés le droit de vote garantit la capacité effective de gouverner ? Bien sûr que non ! Notre suffrage universel ne nous donne aucun accès au gouvernement de nos pays. Quant à l’esclavage, il existait dans l’ensemble du monde grec ; la démocratie, non. Rappelons en outre que la grande majorité des citoyens athéniens travaillaient pour vivre. S’ils pouvaient se rendre à l’assemblée, c’est avant tout parce que le temps collectif était organisé autour de la possibilité permanente de la participation aux institutions politiques. Autrement dit, sans esclavage et avec les femmes, la démocratie aurait pu fonctionner à Athènes.

En fait, quand on critique nos systèmes « démocratiques » contemporains, que critique-t-on au juste ?

(BS) Il faut distinguer deux types de critiques. Celle formulée par ceux que je qualifierais, dans le sillage de la Révolution française mais en détournant le sens, de « citoyens passifs », c’est-à-dire des citoyens qui n’ont aucune fonction politique et qui se sentent (à raison) mis à l’écart. Ceux-là critiquent souvent notre système politique pour son impuissance et rejettent les élections comme un piège ou s’en servent comme d’un défouloir pour déverser leur colère. Ces critiques apparaissent, malheureusement, très largement légitimes. Mais le problème, c’est que c’est parfois la démocratie qui est discréditée ou nommément visée par cette colère, alors que nos régimes ne sont pas démocratiques au sens strict, ce que les Gilets jaunes ont parfaitement compris dès le début de leur mouvement en 2018, quand ils ont visé le Monarque français présidentiel, et l’ont caricaturé en Louis XVI. Bien au contraire. Nos régimes ressemblent beaucoup plus à une oligarchie, et en aucun cas à une aristocratie, à un gouvernement des mieux éduqués ou des « meilleurs » (aristoi). En effet, seuls quelques-uns (oligoi en grec ancien) gouvernent l’ensemble de la population. Nos régimes s’assimilent même, depuis quelques années, à une ploutocratie, à un gouvernement entièrement au service de la partie la plus riche (ploutoi) des classes sociales, en l’occurrence celle qui détient le capital financier, la partie la plus liquide et mondialisée du capital. En France, le pouvoir ne fait même plus illusion sur ce point.

« Pour exister, [le dêmos] implique de s’apparaître à lui-même, non pas simplement comme une idée ou comme un projet, et pas seulement comme un commencement, mais comme étant déjà-là : comme un ensemble qui comprend tout le reste, à commencer par moi-même qui suis assise là au milieu des autres2 »

Or il y a une deuxième série de critiques de la démocratie qui viennent de ceux qui détiennent le pouvoir, qu’il soit politique ou symbolique (professionnels de la politique, intellectuels médiatiques, chroniqueurs etc.), c’est-à-dire des « citoyens actifs » ou de ceux qu’on pourrait qualifier de « dominants ». Cette critique consiste à exprimer un certain scepticisme sur la démocratie, au prétexte que le peuple serait irrationnel et manipulable. C’est une très vieille critique qui remonte à Platon et qui ne repose sur aucun fondement rigoureux. Cet antidémocratisme est une idéologie, au sens péjoratif du terme. Et elle démontre elle aussi que nous ne sommes pas en démocratie, mais dans un régime électif où une minorité domine la majorité et la traite comme une masse qu’il faudrait modeler et conduire dans la « bonne direction ». Le fameux « cap » dont nous parlent sans cesse les gouvernants comme les chefs de parti.

Quelle distinction convient-il également de rappeler entre démocratie, citoyenneté et État de droit ?

(BS) Il faut en effet absolument distinguer ces trois notions. La cité au sens de l’Antiquité émerge bien avant la démocratie. La cité athénienne invente l’isonomia, l’égalité de tous devant la même loi, indépendamment de la notion de démocratie qui, elle, implique l’isonomia mais va beaucoup plus loin puisqu’elle porte sur la production de la loi par tous et sur le gouvernement de tous par le dêmos. Ces deux notions, citoyenneté et démocratie, doivent donc absolument être distinguées, même si elles ne sont pas en soi contradictoires et sont même articulées entre elles historiquement. Concernant nos régimes, de même, on peut constater, en France par exemple, que l’État de droit est encore en vigueur dans certaines procédures ou dans certains domaines. Mais cela ne fait malheureusement pas de la France une démocratie. L’égalité stricte des droits ne débouche pas automatiquement sur le partage du gouvernement.

Vous évoquez le dêmos, le peuple, qui est-il ?

(CP) Parler de démocratie requiert de préciser ce que dêmos, le peuple, signifie vraiment. C’est un enjeu politique majeur, premier. Très vite, il y eut des débats. Les adversaires athéniens du régime démocratique ont cherché à imposer une définition. Le peuple ? Ce seraient les plus pauvres, une majorité ignorante cherchant à vivre sur le dos des plus riches. Ceux-ci craignaient en effet la mise en œuvre d’une fiscalité qui réduirait leur patrimoine. Autrement dit, ils avaient peur d’un peuple qui imposerait une définition de l’intérêt général contraire à leurs intérêts privés. Nous sommes bien loin de l’ignorance populaire !

Ignorance pourtant bien présupposée à l’égard de ce peuple qui méconnaîtrait profondément la « chose politique »…

(BS) En effet, si on lit les libéraux américains et français, qui ont écrit pendant et après les deux grandes révolutions (américaine et française) et qui ont tout fait pour canaliser les poussées démocratiques, il est sans cesse question du peuple comme d’une masse irrationnelle et incompétente. Tocqueville va même jusqu’à qualifier la démocratie, le gouvernement du peuple, d’« enfant des rues », dont il faudrait assurer la bonne éducation par une élite compétente.

Que signifie voter ? Que vous évoque ce geste ?

(CP) Dans nos sociétés, le vote est souvent considéré comme un synonyme de la démocratie. Quelle place alors accordée aux débats argumentés qui précèdent les prises de décision ? En réalité, voter est simplement une modalité qui permet de mettre un terme à une délibération, une règle d’arrêt. L’histoire montre qu’il en existe d’autres et qu’aucune n’est une marque spécifique de la démocratie. En outre, le vote dont nous parlons se réduit le plus souvent à une élection, c’est-à-dire à une délégation définitive de pouvoir.

En quoi la dimension économique de nos vies, néolibérale en l’occurrence, a-t-elle modifié, amplifié, des constats déjà largement problématiques sur nos prétendues démocraties ?

(BS) Dès le stade du libéralisme classique qui s’est amplifié, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle pour répondre aux deux grandes révolutions, américaine et française, dès le règne de ce qu’on qualifie souvent de « libéralisme politique », les considérations économiques sont centrales. Elles sont au cœur de ce que les penseurs du 18e siècle décrivent comme la « société civile » – des Lumières écossaises jusqu’à Benjamin Constant –, sphère de l’échange des biens, des symboles et des idées, qu’ils veulent absolument distinguer du monde politique spécialisé. Le but de cette distinction, c’est de laisser faire au maximum le marché pour que la société se régule au mieux. Telle est leur grande croyance, idéologique elle aussi. Dans Il faut s’adapter (Gallimard 2019), j’ai montré que le néolibéralisme qui avait émergé dans les années 1930 avait justement rompu avec cette croyance, car il insistait au contraire sur l’inaptitude ou l’inadaptation des populations à un marché mondialisé. De là découle une redéfinition de la démocratie comme démagogie : un gouvernement des pulsions de la population par une prétendue élite éclairée qui la conduit dans la « bonne direction », de préférence avec son consentement plus ou moins passif. Cette vision débouche sur une politique éducative et culturelle de réadaptation des masses par l’usage des symboles. Elle débouche, pour le dire clairement, sur une théorie de la propagande, revendiquée comme telle, qui trahit de part en part l’hypothèse démocratique.

Vous parlez, vous concernant, de « l’acceptation à la possibilité démocratique », que voulez-vous dire par là ? Qu’est-ce qui vous rend optimistes ?

(CP) Il ne s’agit pas d’optimisme, bien au contraire ! Notre livre Démocratie! Manifeste propose à ses lectrices et lecteurs de prolonger notre démarche : accepter que le gouvernement du peuple par lui-même est possible. Cette possibilité, nous en montrons la rationalité et les principales implications. Aujourd’hui, beaucoup trop de personnes pensent que la démocratie est souhaitable, mais qu’elle est une utopie. Pourtant, il est tout aussi utopique de considérer, comme en France, qu’un seul individu peut prendre de bonnes décisions concernant les conditions de vie de dizaines de millions d’autres ; ou même quelques centaines.

Mais nous ne livrons pas un programme clé en main. Ce serait contradictoire avec la démocratie elle-même ! C’est à chaque groupe humain d’en délibérer et de décider les contours d’un régime dans lequel il se gouvernerait lui-même.

Ne pas insulter l’avenir, et ne pas participer à la prophétie auto-réalisatrice qui consiste à installer le pire comme notre seul futur possible

(BS) J’abonde dans le même sens. Comme tous nos concitoyens, français et européens, nous sommes très inquiets pour l’avenir politique de nos pays. En ce sens, nous ne défendons aucune forme d’optimisme. Mais depuis que nous luttons côte à côte contre les ravages du néolibéralisme, nous nous sommes toujours donné la même ligne de conduite : ne pas insulter l’avenir, et ne pas participer à la prophétie auto-réalisatrice qui consiste à installer le pire comme notre seul futur possible. Nous ne sommes ni optimistes, ni pessimistes. Nourris d’histoire et travaillant sur « l’inactualité » et la longue durée, nous savons juste que l’avenir n’est pas encore écrit et que les grands changements sont toujours imprévisibles. Pour ce qui concerne la démocratie, cela signifie que sa simple possibilité en fait l’un des futurs possibles ou l’une des options à venir, mais aussi l’un des motifs les plus nobles de mobilisation et d’engagement, ici et maintenant.

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