Croire, espérer,(se) faire confiance et autres idées pragmatiques

Par Gaëlle Henrard
déléguée au centre d’études des Territoires de la Mémoire

« Il se peut que croire en ce monde, en cette vie, soit deve­nu notre tâche la plus dif­fi­cile1. »

Mais si nous y arri­vions, cela changerait-il quelque chose ? Est-ce que cela aide­rait ? Croire, espé­rer, faire confiance, se sen­tir capable… dans le fond, qu’est-ce que cela peut bien chan­ger à nos enga­ge­ments ou luttes politiques ?

Ne soyons pas naïfs…

Réflé­chir sur l’espoir en termes de puis­sance poli­tique pour­rait sem­bler niais, un peu léger, ou appa­raître arran­geant pour cer­tains : oui, l’espoir peut réduire à un sen­ti­ment sans action, sans rébel­lion, et même sans volon­té. De même pour la confiance ou la croyance, cri­ti­quables à dif­fé­rents égards quand elles nous font nous en remettre au pou­voir exer­cé par autrui. Non, il ne s’agit pas d’abandonner toute attente et exi­gence bien légi­times à l’égard des diri­geants dont cer­tains s’accommoderaient bien de nous lais­ser nous débrouiller avec nos rêves. Et non plus de renon­cer aux ana­lyses et inter­pel­la­tions cri­tiques sur les inéga­li­tés et dis­cri­mi­na­tions struc­tu­relles, sur les rap­ports de force et les sys­tèmes de domi­na­tion qui se per­pé­tuent en ren­voyant les citoyen.ne.s à leur nom­bril et à leur res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle. Et il ne s’agit pas non plus de renon­cer à la révolte et à ses manifestations.

Pour autant, on peut se deman­der ce que peut faire une idée, un état d’esprit, une dis­po­si­tion inté­rieure en matière de chan­ge­ments de socié­té et de com­bats poli­tiques, c’est-à-dire inter­ro­ger leur puis­sance en matière d’effets et d’impacts. Ces dimen­sions, disons émo­tion­nelles, com­ment nous affectent-elles en tant que sujets poli­tiques, que nous font-elles et que nous font-elles faire, inti­me­ment et poli­ti­que­ment ? Qu’est-ce qui se noue là entre l’intime et le poli­tique ? Parce qu’il faut bien dire que sans cesse il revient cet « à quoi bon ? », ce sen­ti­ment de désen­chan­te­ment, cette ren­gaine qu’il est vain d’y croire, d’espérer, puisque c’est trop com­pli­qué, et que de toute façon on ne peut plus faire confiance, et qu’en plus on est bien impuis­sant, la déva­lo­ri­sa­tion de soi n’étant jamais bien loin (ça, c’est le petit plus, ça dépend des gens). Or ce train de pen­sées « néga­tives », il a bien une puis­sance, un impact effec­tif sur nos vies : il démobilise.

Un indi­vi­du qui s’estime est aus­si un indi­vi­du qui retrouve en lui « un centre de pou­voir », une auto­no­mie, et qui n’attend plus des autres de prendre des déci­sions le concernant

Soyons pragmatiques : est-ce que cela aide ?

On ne va pas se men­tir, nos contextes socio­po­li­tiques, trop sou­vent, s’emploient à faire taire les « cris du peuple », les décré­di­bi­li­sant à coups de dis­cours2 sur la « res­pon­sa­bi­li­té », la « péda­go­gie », et le sens du rai­son­nable (toutes choses dont il convien­drait de faire preuve pour faire avan­cer un peu sérieu­se­ment le monde « dans le bon sens »). Au pré­texte aus­si d’une « objec­ti­vi­té de la connais­sance » déta­chées des contextes spé­ci­fiques et des par­ti­cu­la­rismes3, la décré­di­bi­li­sa­tion des doléances des gens, par­fois de leurs croyances, chercherait-elle à se pré­mu­nir de la « peur d’être dupe », selon les termes du phi­lo­sophe prag­ma­tiste4 William James ? La peur de se retrou­ver à croire quelque chose d’irrationnel, de faux, de stu­pide, de peu infor­mé ou d’utopique, et qui auto­ri­se­rait dès lors ces « opé­ra­tions de dis­qua­li­fi­ca­tion de savoirs jugés illu­soires et trom­peurs5 ».

C’est dans le mou­ve­ment inverse qu’on peut faire le pari de s’inscrire : faire impor­ter ces voix, de là où elles se font entendre, telles qu’elles se font entendre, de s’y rendre col­lec­ti­ve­ment atten­tifs et de prendre le risque de les ampli­fier. Quitte à aban­don­ner au pas­sage la pure­té de cer­taines théo­ries qui auront à subir quelques égra­ti­gnures. Mais de le faire en se deman­dant : une théo­rie, une idée, (ou une pra­tique), « com­ment transforme-t-elle l’univers auquel elle s’ajoute6 » ? Et est-ce que cela aide ?

Plu­tôt que d’« amin­cir » le monde, rédui­sant « les savoirs, les êtres et le monde à une seule et unique couche d’existence7 », pourrions-nous épais­sir notre expé­rience du réel, nos condi­tions d’existence et de pen­sée à la lumière de cette méthode prag­ma­tiste ? En d’autres termes : le contraire, pour ce qui nous occupe ici, de se méfier a prio­ri des idées que les gens pro­posent, ou de craindre qu’ils le fassent. D’autant que Debaise et Sten­gers nous rap­pellent assez jus­te­ment que, à l’inverse, « nous avons désor­mais de très bonnes rai­sons de nous méfier de ce monde “ratio­na­li­sé”8 », aminci.

Première idée pragmatique : être expert·e

« Nous vivons dans un véri­table cime­tière de pra­tiques et de savoirs col­lec­tifs détruits9. »

Se rendre atten­tif aux reven­di­ca­tions des gens de là où ils se trouvent, cela com­men­ce­rait peut-être par recon­naître que, sur de nom­breux enjeux socio­po­li­tiques, ceux-ci ont construit une exper­tise10, c’est-à-dire qu’ils sont ins­truits « par l’expérience, par la pra­tique [et qu’ils ont ain­si] acquis une grande habi­le­té ». Ils ont éprou­vé un fait, une condi­tion, une situa­tion, et de façon sou­vent contrainte, ils ont dû por­ter atten­tion, prendre en charge cette situa­tion. En prise avec un quo­ti­dien que sou­vent eux seuls connaissent, ils savent quan­ti­té de choses que les per­sonnes déci­sion­naires ignorent, un savoir qui pré­sente en outre les avan­tages, d’une part, d’avoir été construit de façon expé­rien­tielle, et d’autre part de béné­fi­cier de la légi­ti­mi­té de celui qui sait d’où part son exi­gence, de quel vécu, de quel res­sen­ti cor­po­rel et psy­chique, c’est-à-dire à quels besoins concrets sa reven­di­ca­tion est cen­sée répondre. En ce sens donc, les per­sonnes qui for­mulent des exi­gences poli­tiques béné­fi­cient d’une exper­tise (et d’une com­pé­tence) du vécu.

Il appa­raît donc lar­ge­ment pro­blé­ma­tique que l’expression de ces per­sonnes concer­nées, sur le coût de la vie, les soins de san­té, l’écologie, le cadre spa­tial de leur vie, leurs dif­fi­cul­tés à com­po­ser avec l’administration, les inéga­li­tés et les dis­cri­mi­na­tions qu’elles subissent, etc., soit, au mieux, appré­ciée comme celle d’« usa­gers », de « béné­fi­ciaires », éven­tuel­le­ment de « vic­times », et au pire, de « consom­ma­teurs »… mais d’experts jamais. Didier Debaise et Isa­belle Sten­gers rap­pellent com­bien ce qui a été éri­gé en « connais­sance » s’est construit en « rup­ture avec le sens com­mun, les inté­rêts, les atta­che­ments, l’opinion » des gens. Et ain­si, « le pro­grès a-t-il don­né à ceux qui s’en reven­diquent la pos­si­bi­li­té de pré­tendre appar­te­nir au petit nombre des déten­teurs héroïques d’un savoir sans attache, sourd aux pro­tes­ta­tions et aux cris des peuples11 ».

William James 1842

Pro­blé­ma­tique, ça l’est de sur­croît en matière démo­cra­tique : les déci­sions prises sur tel ou tel fait de socié­té impac­te­ront lour­de­ment de leurs consé­quences les gens qui ne peuvent prendre part à l’élaboration de ces choix (et non, voter aux élec­tions ne per­met pas cela). Spé­cia­liste de John Dewey (lui aus­si phi­lo­sophe prag­ma­tiste), la phi­lo­sophe Joëlle Zask rap­pelle que les citoyens qui forment un « public démo­cra­tique » sont ceux qui « souf­frant de tel ou tel effet des cir­cons­tances doivent se cher­cher et se ren­con­trer, iden­ti­fier le pré­ju­dice dont ils souffrent, défi­nir sur cette base un inté­rêt com­mun et, fina­le­ment, le faire pré­va­loir dans les diverses arènes publiques, dont celles que consti­tuent les ins­tances repré­sen­ta­tives du pays. Loin de se réduire à voter et à cri­ti­quer, la fonc­tion qui revient au public consiste à défi­nir ses inté­rêts ain­si que l’agenda du gou­ver­ne­ment auquel il est asso­cié12. »

Des situa­tions existent pour­tant où cette parole gagne­rait à être prise en compte, ou com­mence à l’être. Quand Chris­tine Mahy, du Réseau wal­lon de lutte contre la pau­vre­té, parle des « experts du vécu » à l’égard des per­sonnes qui vivent dans la pau­vre­té, il s’agit bien de per­sonnes qui, par leur expé­rience, longue, répé­tée, par­fois trans­mise, ont une connais­sance pré­cise, infor­mée et par­ti­cu­liè­re­ment concrète de ce qu’est exac­te­ment la pri­va­tion, la misère, mais aus­si des erre­ments admi­nis­tra­tifs et ins­ti­tu­tion­nels. Les inté­grer per­met d’« inté­grer le point de vue des ayants droits, [de] rele­ver les freins d’accessibilité aux droits sociaux fon­da­men­taux, [mais aus­si de faire] des pro­po­si­tions d’amélioration en interne en termes d’accueil, de pro­cé­dures, de com­mu­ni­ca­tion, etc.13 ».

Plu­sieurs ini­tia­tives, en France et pro­gres­si­ve­ment en Bel­gique, vont aus­si dans ce sens dans le domaine de la san­té avec la for­ma­tion de « patients-partenaires » et « patients experts », per­met­tant de dis­pen­ser des soins et trai­te­ments de meilleure qua­li­té, plus effi­caces, plus adap­tés aux patients et à leurs réa­li­tés de vie, mais sans doute aus­si de mieux for­mer les soi­gnants eux-mêmes.

Sur la ques­tion éco­lo­gique encore, Juliette Rous­seau, acti­viste et ancienne porte-parole de la Coa­li­tion cli­mat 21, rap­pelle qu’« il y a une vraie exper­tise des popu­la­tions, des mou­ve­ments sociaux, quand il s’agit de sujets qui les touchent direc­te­ment ». Or les gens sont confron­tés à un pou­voir qui refuse de l’entendre. Ain­si en vient-elle à se deman­der s’il n’y a pas une cer­taine « oppor­tu­ni­té à conti­nuer de nous main­te­nir dans une posi­tion de consom­ma­teurs “a-sensibilisés” », consta­tant que la Cop se trouve « déli­mi­tée à un espace offi­ciel avec des per­sonnes accré­di­tées et des experts14 ».

Cette prise en consi­dé­ra­tion des popu­la­tions sur la ques­tion éco­lo­gique pour­rait pour­tant s’avérer des plus béné­fique a for­tio­ri dans cer­tains contextes : Fati­ma Ouas­sak15, qui connaît bien les ban­lieues pauvres pour y avoir gran­di, mili­té et tra­vaillé, rap­pelle que l’écologie dans les classes popu­laires ne devrait pas faire l’économie d’un ancrage durable dans les lieux, de connais­sance des réa­li­tés de vie et des fonc­tion­ne­ments des quar­tiers. Les mesures et gestes éco­lo­giques pen­sés ailleurs mais impo­sés à tous.te.s s’avèrent inap­pro­priés, voire irréa­li­sables. Ce qui est dom­mage, car s’adjoindre les popu­la­tions qui habitent les lieux, et ont bien sou­vent à leur égard une atten­tion et une affec­tion, leur recon­naître une légi­ti­mi­té (ce dont elles sont pri­vées) leur per­met­trait de réel­le­ment s’engager dans une « défense », notam­ment de type éco­lo­giste, de ceux-ci.

Ce prag­ma­tisme avec et à par­tir des gens, n’augmenterait-ils pas les chances d’obtenir des effets posi­tifs concrets et plus solides en matière de pau­vre­té, de san­té, d’écologie, pour mieux vivre, mieux soi­gner, et pour mobi­li­ser ? Mais a-t-on vrai­ment envie de cela dans le fond ? Ou plu­tôt qui en a réel­le­ment envie… et intérêt ?

Deuxième idée pragmatique : l’estime de soi, se sentir capable

« La confiance est conta­gieuse. Le manque de confiance aus­si16. »

Dis­po­ser d’une exper­tise est une chose, se sen­tir capable en est une autre, et il est une étape dans ce che­mi­ne­ment qui ne semble pas être de trop : celle de l’estime de soi. C’est à la lumière du déve­lop­pe­ment de Glo­ria Stei­nem, jour­na­liste et mili­tante fémi­niste amé­ri­caine qui publie début des années 1990 Revo­lu­tion from within : a book of-self-esteem, que l’on mesure à quel point cette idée revêt un carac­tère révolutionnaire.

Certes, c’est dans les rayons « bien-être » et « déve­lop­pe­ment per­son­nel », ou dans les salles de yoga et de coa­ching, qu’il est le plus sou­vent ques­tion de l’estime de soi (où elle s’avère d’ailleurs assez lucra­tive et s’apparente à un luxe de pri­vi­lé­giés17). Elle s’avère par ailleurs assez com­mode quand il s’agit de consi­dé­rer que cha­cun est res­pon­sable de son propre sort, per­met­tant de sur­croît de « prô­ner une posi­ti­vi­té alié­nante et [d’]interdire l’expression de la colère, de la tris­tesse, du déses­poir18 ». Serait-il d’ailleurs pos­sible de se révol­ter contre un sys­tème qui nous a habi­le­ment conduits à attri­buer notre mal­heur à nos propres (et pré­ten­dues) insuf­fi­sances ? Et alors que, face au deuil, à la pau­vre­té, à la vio­lence, il s’agirait sim­ple­ment, et indi­vi­duel­le­ment, de « prendre soin de soi ».

Pour­tant, cette consi­dé­ra­tion pour soi-même est tout sauf un « opium du peuple démo­bi­li­sant19 » : prendre part aux mobi­li­sa­tions poli­tiques s’avèrera com­pli­qué si l’on a été, sou­vent depuis l’enfance, pri­vé de la consi­dé­ra­tion mini­mum néces­saire à tout sujet poli­tique. En effet, « la miso­gy­nie, l’homophobie, le racisme, le colo­nia­lisme, l’éducation patriar­cale répres­sive, avec les vio­lences sym­bo­liques et/ou phy­siques qu’ils impliquent, pro­duisent des effets intimes et pro­fonds sur les­quels il est néces­saire de se pen­cher si l’on veut tra­vailler à une libé­ra­tion à la fois indi­vi­duelle et col­lec­tive. L’oppression ne pro­duit pas auto­ma­ti­que­ment de la révolte ; il faut donc s’intéresser aux méca­nismes – par­fois sub­tils, infimes – qui per­mettent la rébel­lion20. » Le pro­pos est bien ici de consi­dé­rer les liens indis­so­ciables entre ce qui fait une per­sonne pri­vée et un sujet poli­tique. En outre faut-il rap­pe­ler com­bien, lorsqu’une per­sonne raconte une his­toire intime, sou­vent dou­lou­reuse, elle découvre que d’autres ont des his­toires simi­laires. C’est ain­si qu’on passe de l’intérieur à l’extérieur, du « je » au « nous », c’est ain­si qu’on entre­mêle l’intime et le poli­tique… et qu’on découvre qu’en fait, on est fort.e.s.

Un indi­vi­du qui s’estime est aus­si un indi­vi­du qui retrouve en lui « un centre de pou­voir », une auto­no­mie, et qui n’attend plus des autres de prendre des déci­sions le concer­nant. Cela le rend aus­si moins mani­pu­lable. Glo­ria Stei­nem rap­pelle cette prise de conscience à son propre égard : « bien que mon édu­ca­tion m’eût inci­tée à loca­li­ser le pou­voir presque par­tout sauf en moi-même, je pre­nais de plus en plus conscience de ce minus­cule point de départ inté­rieur21 ». Recon­nais­sant le fait que « l’idée d’une auto­ri­té inté­rieure est déran­geante pour les indi­vi­dus qui sont habi­tués à cher­cher les ordres à l’extérieur – et plus encore pour ceux qui sont habi­tués à les don­ner22 ». Inter­rompre l’emprise du sys­tème sur notre image et notre récit de nous-mêmes, nous ren­drait non seule­ment puis­sants, mais enraye­rait en outre le pou­voir exer­cé sur nous.

Se posant quant à elle la ques­tion de la poli­ti­sa­tion du bien-être23, Camille Teste, elle-même pro­fes­seure de yoga, pro­pose de « sub­ver­tir », de « hacker » les pra­tiques de bien-être pour qu’elles deviennent un bien com­mun. En se don­nant des balises : dans quelle mesure telle pra­tique est éman­ci­pa­trice ? Ces pra­tiques se dressent-elles entre nous et les luttes ? En d’autres termes, l’estime de soi, le soin à soi24, constituent-t-ils un obs­tacle ou au contraire une aide à la mobi­li­sa­tion collective ?

À situa­tions iden­tiques, par­fois l’issue dif­fère parce qu’on a, che­villé au corps, une consi­dé­ra­tion et une estime de soi, de qui l’on est, de sa force et de sa puis­sance. C’est pragmatique !

Troisième idée pragmatique : confiance et croyance

« Il n’est pas de vic­toire, pas d’acte de cou­rage qui n’ait à leur base un “peut-être”25. »

D’un sen­ti­ment d’assurance à l’égard de nos capa­ci­tés per­son­nelles, qu’en est-il de la confiance que nous pou­vons nour­rir à l’égard de nos pairs d’une part, mais aus­si vis-à-vis des causes qui nous importent et des com­bats que l’on peut enga­ger ? Il faut dire que notre héri­tage col­lec­tif en la matière appa­raît peu ras­su­rant : notre style de vie et notre édu­ca­tion, notam­ment sco­laire, sont gran­de­ment tein­tés de méfiance et d’inquiétude à l’égard des autres, et enrayent nos capa­ci­tés à nous faire mutuel­le­ment confiance, à faire preuve d’un opti­misme pour­tant néces­saire quand il s’agit de se ris­quer à des ini­tia­tives col­lec­tives auda­cieuses. La confiance s’avèrerait-elle à ce point difficile ?

Isa­belle Sten­gers et Didier Debaise nous rap­pellent pour­tant le carac­tère mutua­liste de la confiance accor­dée « qui per­met à des par­ties indé­pen­dantes de coopé­rer, de for­mer un “orga­nisme social” [qui] est ce qu’il est parce que chaque membre accom­plit son devoir avec la convic­tion que les autres en font autant26 ». Ils rap­portent l’exemple (néga­tif) du pillage d’un train, pro­po­sé par William James : une poi­gnée d’individus par­viennent à tenir un train entier de voya­geurs qui pour­tant sont, en puis­sance et en nombre, bien plus forts que les assaillants. La dif­fé­rence ? Les pilleurs « peuvent comp­ter les uns sur les autres, tan­dis que chaque voya­geur consi­dère la moindre résis­tance comme le signal d’une mort cer­taine qu’aucun secours ne sau­rait pré­ve­nir ; si chaque voya­geur pou­vait seule­ment croire que tout le wagon réagi­rait en même temps que lui, il résis­te­rait indi­vi­duel­le­ment, et le pillage serait impos­sible27 ». D’où cette phrase de William James : « la foi en un fait peut aider à créer le fait28 ».

Une autre dimen­sion inté­res­sante du carac­tère prag­ma­tique de cette confiance ou croyance émerge du ques­tion­ne­ment de la socio­logue Bene­dikte Zitou­ni au sujet des luttes envi­ron­ne­men­ta­listes, quand celles-ci sont por­tées par des acti­vistes ani­més par leur foi reli­gieuse. Elle pro­pose d’évaluer les convic­tions reli­gieuses « à l’aune de ce qu’elles per­mettent29 », c’est-à-dire de leurs effets et consé­quences pra­tiques sur la cause elle-même. En effet, « s’emparer de façon prag­ma­tique de la ques­tion reli­gieuse per­met d’épingler les condi­tions et les situa­tions dans les­quelles les convic­tions reli­gieuses favo­risent l’action publique dis­si­dente30 ». De nou­veau, la ques­tion est : est-ce que cela aide ? S’inspirant éga­le­ment de William James, ce qu’elle relève de déter­mi­nant, c’est que la foi reli­gieuse confère à cer­tains « la capa­ci­té à avoir confiance dans le pré­sent ». Peu importe à vrai dire qu’il s’agisse de foi reli­gieuse31, de croyance, ou de spi­ri­tua­li­té, l’important ne serait-il pas que « cette confiance peut faire la dif­fé­rence » ? Ain­si nous rapporte-t-elle l’engagement d’activistes pro­tes­tants qui secourent les migrants en mer Médi­ter­ra­née décla­rant : « La loi dit que nous ne pou­vons pas aider les migrants mais nous disons qu’il y a une autre loi, celle de Dieu qui veut la soli­da­ri­té et l’hospitalité dans ce monde32. » Ain­si la foi, plu­tôt que de n’être qu’affaire intime et pri­vée, devient pour ces acti­vistes « source d’exigences », les connec­tant « au monde à faire, à la sphère publique, pour y faire exis­ter des alter­na­tives33 ».

Dès lors, dans une situa­tion de doute et d’incertitude radi­cale quant à l’issue de nos actions et la construc­tion d’un ave­nir poli­tique, lorsque des élé­ments nous manquent pour savoir com­ment et où abou­tir, la seule chose qu’on puisse faire serait-elle de déci­der ce que l’on veut croire ? Peut-être, en effet, le sen­ti­ment de foi (c’est-à-dire de confiance, fides) n’a-t-il rien d’immanent, qu’on ne croit pas en soi, mais que ce sen­ti­ment peut émer­ger d’une déci­sion que l’on prend et à laquelle on décide de s’appliquer. Ain­si, comme le dit la maxime prag­ma­tiste face à la réso­lu­tion d’une contro­verse : « quelle dif­fé­rence cela ferait en pra­tique si telle option plu­tôt que telle autre était vraie ? » Me revient une phrase pro­non­cée par la phi­lo­sophe Bar­ba­ra Stie­gler : « Ai-je envie de croire à cette hypo­thèse démo­cra­tique ? C’est une déci­sion fon­da­men­tale qu’on prend ou pas34. »

Et donc ?

« Dupe­rie pour dupe­rie, qui nous prouve que la dupe­rie par l’espoir soit plus per­ni­cieuse que la dupe­rie par la crainte35 ? »

Donc rien, rien de plus. Et pour­tant… Pour ma part, je m’aperçois en effet qu’une idée ne fonc­tionne jamais aus­si bien dans mon esprit et ne me met effec­ti­ve­ment en mou­ve­ment, que quand j’y crois, que je nour­ris un réel espoir et que je béné­fi­cie d’une dose mini­male de confiance, quitte à « me racon­ter des his­toires », à nour­rir un « délire », à me « duper ». Se lan­cer dans un nou­vel appren­tis­sage, s’engager dans un mou­ve­ment, un col­lec­tif, aider des proches ou tra­vailler à amé­lio­rer des situa­tions dif­fi­ciles, lut­ter contre des injus­tices qui se déroulent sous nos yeux, et même essayer d’aller bien… Si, par un essouf­fle­ment, une baisse de régime, ou juste la cir­con­vo­lu­tion de la terre sur elle-même qui m’amène au len­de­main, une idée ne ren­contre plus ma croyance ou ma convic­tion, sa mise en action a bien des chances de s’arrêter net et un pro­jet de retom­ber comme un souf­flé trop vite sor­ti du four. C’est per­ni­cieux, cette affaire. Alors… peut-être, comme le dit encore Bar­ba­ra Stie­gler, ne faut-il pas « se hâter de consi­dé­rer que c’est fini. (…) Les gens de gauche ont une espèce de pul­sion de dire “on a per­du” qui revient en per­ma­nence. (…) La droite ne fait jamais ça. Elle avance tou­jours. Elle croit tou­jours en elle, elle a une énorme confiance en elle-même. À nous aus­si de croire en nous. Avoir confiance en nous-mêmes36. » 

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