Le système craque, les doléances fusent. Des doléances qui pointent l’importance et la nécessité des services publics et d’une sécurité sociale forte. Ces doléances ouvrent des brèches et les brèches laissent entrer la lumière.
Scènes d’un système qui ne marche pas
Quatre décennies de néolibéralisme, cela laisse indubitablement des traces. Les différentes vagues de restructurations et d’ouverture au marché ont entraîné la disparition de nombreux bureaux de poste dans les villages et la fermeture de nombreuses gares sur les lignes rurales. La dérégulation du marché de l’énergie a entraîné la dissociation de la production et de la distribution avec un effet délétère sur les prix de l’énergie et la disparition progressive des producteurs publics. Le carcan budgétaire européen corsète l’investissement public et en raison de cela, le logement public et le logement social périclitent, ne peuvent procéder à une isolation dans le cadre de la transition climatique et ne peuvent faire face à la demande de logements. Les administrations, au nom de la bonne gouvernance et du New Public Management, procèdent à marche forcée à la numérisation de leurs services, faisant fi de la fracture numérique. Ces nouvelles méthodes de gestion dénaturent le service public et restreignent de plus en plus son accessibilité. Dans le domaine des soins, nous sommes témoins de délais d’attente pour aller chez le dentiste ou pour faire une radio. Là où il reste des hôpitaux, leur accès se complexifie et le reste du pays se mue en un désert médical.
Au nom de la compétitivité, la loi de 1996 sur la norme salariale, durcie par le gouvernement Michel, bloque de plus en plus les augmentations de salaire et restreint ainsi le pouvoir de vivre de chacun.e. Toute velléité de réforme fiscale visant à rééquilibrer le rapport entre la taxation du capital et du travail se voit systématiquement bloquée alors qu’un paper (qu’il soit « de Panama » ou « de Paradise ») chasse l’autre. Mais alors que l’ennemi se barre en jet privé, un storytelling efficace laisse à croire que cet appauvrissement généralisé serait la faute de personnes payant cher et vilain un strapontin sur un rafiot de fortune en mer Méditerranée.
Toujours au nom de la compétitivité et pour aider les entreprises à tenir le coup, une certaine créativité se fait jour et permet de créer des flexi-jobs, d’octroyer au patronat des réductions de cotisations sociales, et tous ces éléments viennent mettre en péril le financement de la Sécurité sociale qui dépend majoritairement de ces cotisations.
Un carcan idéologique et mental
Ce carcan idéologique, ces choix politiques, gravés dans le marbre du traité de Maastricht en 1991 (induisant la réduction des dépenses publiques, l’austérité et la précarisation des travailleurs) ont été présentés comme étant naturels et inéluctables, et ont permis pendant quarante ans à tous les gouvernements confondus de gouverner sur un vide que l’on pourrait appeler le statu quo néolibéral. Mais la nature déteste le vide et toutes ces politiques ont induit dans la population un sentiment de désarroi, d’impuissance et d’abandon. Un sentiment de ne pas être entendu. Ces politiques ont nourri le vote d’extrême droite ; vote d’extrême droite qui a par ailleurs fait office, pendant ces quatre décennies, d’épouvantail permettant une alternance sans alternative. Mais petit à petit, nous assistons à un nouvel acte de cette tragédie : l’épouvantail se mue en seul challenger qui dénonce notamment la déréliction des arrêts de bus, la disparition des guichets bancaires et des bureaux de poste dans les villages. Tous les partis traditionnels sont associés à ce statu quo et à l’establishment, et la rébellion change de camp et risque de nourrir des mutineries électorales. Ainsi, « les insurrections électorales ont pris pour cible ces dernières années la même trilogie : la mondialisation capitaliste, le néolibéralisme et l’establishment politique qui les a promus ; les électeurs disent non à la combinaison mortelle d’austérité, de libre-échange, de dette prédatrice et de travail précaire et mal payé qui caractérise le capitalisme financiarisé contemporain1 ».
Ce dont nous avons besoin, ce sont des politiques qui captent la colère, l’angoisse, le mal-être et qui, sans paternalisme, construisent un nouveau sens commun
Les derniers résultats des élections aux Pays-Bas déclenchent un mur de lamentations, notamment des partis sociaux-démocrates, mais ce sont ces mêmes partis qui, avec les autres, ont restreint l’accès à l’enseignement supérieur, entre autres choses, et qui mettent en œuvre ce carcan idéologique présenté comme étant aussi naturel qu’un orage (qu’il faut toujours laisser passer).
La trame générale d’une tragédie se conclut généralement au cinquième acte par une restauration de l’ordre. Mais que faudrait-il faire pour capter la colère et le ressentiment, et empêcher que ces affects ne viennent nourrir le monstre hideux qui, même sans accéder au pouvoir, a conquis une influence telle qu’il pousse les partis de droite (et parfois aussi les autres) à vouloir les imiter, à durcir le ton, à emprunter leur rhétorique et somme toute à mettre en œuvre leur programme ?
Les orteils déployés et le torse au vent : des pistes concrètes
Comme le souligne Camille Teste dans Politiser le bien-être, c’est comme si le monde politique, les citoyens, étaient engoncés dans des vêtements trop étroits, comme si, dans une forme de servitude volontaire, nous acceptions de porter une camisole de force. « Contraints de porter des chaussures trop étroites, nous sommes piégés dans une logique stupide qui nous pousse à nous amputer les orteils plutôt qu’à nous déchausser2 ». Il s’agirait d’arpenter de nouveaux sillons, les orteils déployés tout en se débarrassant des œillères dont on veut nous affubler. Ainsi, ce dont nous avons besoin est de parvenir à imaginer des projets transformateurs, « ce dont nous avons besoin, c’est une conception des stratégies anticapitalistes qui évite à la fois le faux optimisme des vœux pieux et le pessimisme castrateur qui voudrait que la transformation sociale émancipatrice reste hors de portée de toute stratégie3 ». Ces stratégies doivent viser à procéder à une « érosion par le bas, par l’exercice de pratiques non capitalistes mais aussi avec des mouvements par le haut, via des moyens politiques et l’utilisation des institutions4 ».
Ce dont nous avons besoin, ce sont des discours et des programmes – et donc des politiques – qui abandonnent ce centre, ce vide sans vie, qui captent la colère, l’angoisse, le mal-être et qui, sans paternalisme, construisent un nouveau sens commun et un sentiment d’appartenance renouvelé dans une perspective européenne vigoureuse. Ceci implique évidemment une remise en cause de l’ordre juridique et monétaire de l’Union européenne (avec, entre autres, une réforme des statuts de la Banque Centrale européenne, une mise au pas de la finance, la fin du contrôle et de sanction des budgets nationaux, l’harmonisation fiscale et sociale).
Ces nouvelles perspectives permettraient de retrouver des services publics libérés de la gangue néo-managériale, de développer une réelle politique de mobilité à la hauteur des enjeux liés aux dérèglements climatiques et d’abandonner ainsi la perception d’une écologie punitive pour en faire un projet mobilisateur porté et partagé par toutes et tous, de redéployer la sécurité sociale et de l’étendre également au logement et à l’alimentation via un système de cotisations sociales alimentaires qui ouvre un droit à une alimentation de qualité. L’accès à Internet gratuit en raison de son utilisation rendue indispensable et le nécessaire accompagnement de toutes et tous dans l’utilisation de ce bien commun réduiraient assurément la fracture numérique. Cet horizon désirable permettrait d’atteindre « l’égalité par la démarchandisation et la démocratisation des biens comme les soins de santé, l’éducation, les transports, l’énergie5 ».
Ces nouvelles perspectives permettraient de préserver l’indexation automatique des salaires, des traitements et des allocations, ce joyau que bon nombre de pays nous envient. Et cette revalorisation des salaires contribuerait bien évidemment grandement au financement de la Sécurité sociale.
Les verrous sont identifiés et les clés sont à portée de main, encore faut-il libérer la pente mentale y donnant accès.