Carnet de campagne

Par Olivier Starquit

Le sys­tème craque, les doléances fusent. Des doléances qui pointent l’importance et la néces­si­té des ser­vices publics et d’une sécu­ri­té sociale forte. Ces doléances ouvrent des brèches et les brèches laissent entrer la lumière.

Scènes d’un système qui ne marche pas

Quatre décen­nies de néo­li­bé­ra­lisme, cela laisse indu­bi­ta­ble­ment des traces. Les dif­fé­rentes vagues de restruc­tu­ra­tions et d’ouverture au mar­ché ont entraî­né la dis­pa­ri­tion de nom­breux bureaux de poste dans les vil­lages et la fer­me­ture de nom­breuses gares sur les lignes rurales. La déré­gu­la­tion du mar­ché de l’énergie a entraî­né la dis­so­cia­tion de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion avec un effet délé­tère sur les prix de l’énergie et la dis­pa­ri­tion pro­gres­sive des pro­duc­teurs publics. Le car­can bud­gé­taire euro­péen cor­sète l’investissement public et en rai­son de cela, le loge­ment public et le loge­ment social péri­clitent, ne peuvent pro­cé­der à une iso­la­tion dans le cadre de la tran­si­tion cli­ma­tique et ne peuvent faire face à la demande de loge­ments. Les admi­nis­tra­tions, au nom de la bonne gou­ver­nance et du New Public Mana­ge­ment, pro­cèdent à marche for­cée à la numé­ri­sa­tion de leurs ser­vices, fai­sant fi de la frac­ture numé­rique. Ces nou­velles méthodes de ges­tion déna­turent le ser­vice public et restreignent de plus en plus son acces­si­bi­li­té. Dans le domaine des soins, nous sommes témoins de délais d’attente pour aller chez le den­tiste ou pour faire une radio. Là où il reste des hôpi­taux, leur accès se com­plexi­fie et le reste du pays se mue en un désert médical.

Au nom de la com­pé­ti­ti­vi­té, la loi de 1996 sur la norme sala­riale, dur­cie par le gou­ver­ne­ment Michel, bloque de plus en plus les aug­men­ta­tions de salaire et res­treint ain­si le pou­voir de vivre de chacun.e. Toute vel­léi­té de réforme fis­cale visant à rééqui­li­brer le rap­port entre la taxa­tion du capi­tal et du tra­vail se voit sys­té­ma­ti­que­ment blo­quée alors qu’un paper (qu’il soit « de Pana­ma » ou « de Para­dise ») chasse l’autre. Mais alors que l’ennemi se barre en jet pri­vé, un sto­ry­tel­ling effi­cace laisse à croire que cet appau­vris­se­ment géné­ra­li­sé serait la faute de per­sonnes payant cher et vilain un stra­pon­tin sur un rafiot de for­tune en mer Méditerranée.

Tou­jours au nom de la com­pé­ti­ti­vi­té et pour aider les entre­prises à tenir le coup, une cer­taine créa­ti­vi­té se fait jour et per­met de créer des flexi-jobs, d’octroyer au patro­nat des réduc­tions de coti­sa­tions sociales, et tous ces élé­ments viennent mettre en péril le finan­ce­ment de la Sécu­ri­té sociale qui dépend majo­ri­tai­re­ment de ces cotisations.

Un carcan idéologique et mental

Ce car­can idéo­lo­gique, ces choix poli­tiques, gra­vés dans le marbre du trai­té de Maas­tricht en 1991 (indui­sant la réduc­tion des dépenses publiques, l’austérité et la pré­ca­ri­sa­tion des tra­vailleurs) ont été pré­sen­tés comme étant natu­rels et iné­luc­tables, et ont per­mis pen­dant qua­rante ans à tous les gou­ver­ne­ments confon­dus de gou­ver­ner sur un vide que l’on pour­rait appe­ler le sta­tu quo néo­li­bé­ral. Mais la nature déteste le vide et toutes ces poli­tiques ont induit dans la popu­la­tion un sen­ti­ment de désar­roi, d’impuissance et d’abandon. Un sen­ti­ment de ne pas être enten­du. Ces poli­tiques ont nour­ri le vote d’extrême droite ; vote d’extrême droite qui a par ailleurs fait office, pen­dant ces quatre décen­nies, d’épouvantail per­met­tant une alter­nance sans alter­na­tive. Mais petit à petit, nous assis­tons à un nou­vel acte de cette tra­gé­die : l’épouvantail se mue en seul chal­len­ger qui dénonce notam­ment la déré­lic­tion des arrêts de bus, la dis­pa­ri­tion des gui­chets ban­caires et des bureaux de poste dans les vil­lages. Tous les par­tis tra­di­tion­nels sont asso­ciés à ce sta­tu quo et à l’establishment, et la rébel­lion change de camp et risque de nour­rir des muti­ne­ries élec­to­rales. Ain­si, « les insur­rec­tions élec­to­rales ont pris pour cible ces der­nières années la même tri­lo­gie : la mon­dia­li­sa­tion capi­ta­liste, le néo­li­bé­ra­lisme et l’establishment poli­tique qui les a pro­mus ; les élec­teurs disent non à la com­bi­nai­son mor­telle d’austérité, de libre-échange, de dette pré­da­trice et de tra­vail pré­caire et mal payé qui carac­té­rise le capi­ta­lisme finan­cia­ri­sé contem­po­rain1 ».

Ce dont nous avons besoin, ce sont des poli­tiques qui captent la colère, l’angoisse, le mal-être et qui, sans pater­na­lisme, construisent un nou­veau sens commun

Les der­niers résul­tats des élec­tions aux Pays-Bas déclenchent un mur de lamen­ta­tions, notam­ment des par­tis sociaux-démocrates, mais ce sont ces mêmes par­tis qui, avec les autres, ont res­treint l’accès à l’enseignement supé­rieur, entre autres choses, et qui mettent en œuvre ce car­can idéo­lo­gique pré­sen­té comme étant aus­si natu­rel qu’un orage (qu’il faut tou­jours lais­ser passer).

La trame géné­rale d’une tra­gé­die se conclut géné­ra­le­ment au cin­quième acte par une res­tau­ra­tion de l’ordre. Mais que faudrait-il faire pour cap­ter la colère et le res­sen­ti­ment, et empê­cher que ces affects ne viennent nour­rir le monstre hideux qui, même sans accé­der au pou­voir, a conquis une influence telle qu’il pousse les par­tis de droite (et par­fois aus­si les autres) à vou­loir les imi­ter, à dur­cir le ton, à emprun­ter leur rhé­to­rique et somme toute à mettre en œuvre leur programme ?

Les orteils déployés et le torse au vent : des pistes concrètes

Comme le sou­ligne Camille Teste dans Poli­ti­ser le bien-être, c’est comme si le monde poli­tique, les citoyens, étaient engon­cés dans des vête­ments trop étroits, comme si, dans une forme de ser­vi­tude volon­taire, nous accep­tions de por­ter une cami­sole de force. « Contraints de por­ter des chaus­sures trop étroites, nous sommes pié­gés dans une logique stu­pide qui nous pousse à nous ampu­ter les orteils plu­tôt qu’à nous déchaus­ser2 ». Il s’agirait d’arpenter de nou­veaux sillons, les orteils déployés tout en se débar­ras­sant des œillères dont on veut nous affu­bler. Ain­si, ce dont nous avons besoin est de par­ve­nir à ima­gi­ner des pro­jets trans­for­ma­teurs, « ce dont nous avons besoin, c’est une concep­tion des stra­té­gies anti­ca­pi­ta­listes qui évite à la fois le faux opti­misme des vœux pieux et le pes­si­misme cas­tra­teur qui vou­drait que la trans­for­ma­tion sociale éman­ci­pa­trice reste hors de por­tée de toute stra­té­gie3 ». Ces stra­té­gies doivent viser à pro­cé­der à une « éro­sion par le bas, par l’exercice de pra­tiques non capi­ta­listes mais aus­si avec des mou­ve­ments par le haut, via des moyens poli­tiques et l’utilisation des ins­ti­tu­tions4 ».

Ce dont nous avons besoin, ce sont des dis­cours et des pro­grammes – et donc des poli­tiques – qui aban­donnent ce centre, ce vide sans vie, qui captent la colère, l’angoisse, le mal-être et qui, sans pater­na­lisme, construisent un nou­veau sens com­mun et un sen­ti­ment d’appartenance renou­ve­lé dans une pers­pec­tive euro­péenne vigou­reuse. Ceci implique évi­dem­ment une remise en cause de l’ordre juri­dique et moné­taire de l’Union euro­péenne (avec, entre autres, une réforme des sta­tuts de la Banque Cen­trale euro­péenne, une mise au pas de la finance, la fin du contrôle et de sanc­tion des bud­gets natio­naux, l’harmonisation fis­cale et sociale).

© Tiens Tiens
© Tiens Tiens
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Ces nou­velles pers­pec­tives per­met­traient de retrou­ver des ser­vices publics libé­rés de la gangue néo-managériale, de déve­lop­per une réelle poli­tique de mobi­li­té à la hau­teur des enjeux liés aux dérè­gle­ments cli­ma­tiques et d’abandonner ain­si la per­cep­tion d’une éco­lo­gie puni­tive pour en faire un pro­jet mobi­li­sa­teur por­té et par­ta­gé par toutes et tous, de redé­ployer la sécu­ri­té sociale et de l’étendre éga­le­ment au loge­ment et à l’alimentation via un sys­tème de coti­sa­tions sociales ali­men­taires qui ouvre un droit à une ali­men­ta­tion de qua­li­té. L’accès à Inter­net gra­tuit en rai­son de son uti­li­sa­tion ren­due indis­pen­sable et le néces­saire accom­pa­gne­ment de toutes et tous dans l’utilisation de ce bien com­mun rédui­raient assu­ré­ment la frac­ture numé­rique. Cet hori­zon dési­rable per­met­trait d’atteindre « l’égalité par la démar­chan­di­sa­tion et la démo­cra­ti­sa­tion des biens comme les soins de san­té, l’éducation, les trans­ports, l’énergie5 ».

Ces nou­velles pers­pec­tives per­met­traient de pré­ser­ver l’indexation auto­ma­tique des salaires, des trai­te­ments et des allo­ca­tions, ce joyau que bon nombre de pays nous envient. Et cette reva­lo­ri­sa­tion des salaires contri­bue­rait bien évi­dem­ment gran­de­ment au finan­ce­ment de la Sécu­ri­té sociale.

Les ver­rous sont iden­ti­fiés et les clés sont à por­tée de main, encore faut-il libé­rer la pente men­tale y don­nant accès.

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