Un complotisme antisémite totalement transposable aujourd’hui

Une chronique de Julien Dohet

Hen­ry Ford (1863-1947), le construc­teur auto­mo­bile, est connu pour sa méthode de déve­lop­pe­ment de l’entreprise, le « for­disme », liant pro­duc­ti­vi­té et hausse sala­riale asso­ciées à une nou­velle forme d’organisation du tra­vail. Mais, chose moins connue, Hen­ry Ford, c’est aus­si un théo­ri­cien anti­sé­mite, proche du nazisme et employeur ayant déve­lop­pé une milice pri­vée pour cas­ser toutes vel­léi­tés syn­di­cales dans ses entre­prises. Il uti­li­se­ra son immense for­tune pour dif­fu­ser ses écrits anti­sé­mites. Loin d’être com­plé­te­ment obso­lètes, ceux-ci conti­nuent à cir­cu­ler et à nour­rir l’idéologie d’extrême droite. D’autant qu’une bonne part des pro­pos en ques­tion est lar­ge­ment appli­cable si on rem­place le terme « juif » par « musulman ».

L’extrême droite affirme ne plus rien pouvoir dire… en le disant depuis plus d’un siècle1

La 4e de cou­ver­ture de l’édition que nous uti­li­sons ici est déjà par­ti­cu­liè­re­ment expli­cite. C’est la richesse de Ford qui lui per­met d’être en mesure « de dire sans détours ce qu’il sait et ce qu’il pense. De par sa vaste expé­rience des affaires et des choses de la vie, Hen­ry Ford savait de quoi il par­lait. C’est pour­quoi son dis­cours a déplu à un cer­tain lob­by ultra-minoritaire. Ce qui est arri­vé à Hen­ry Ford, et ce qui s’est pas­sé par la suite tout au long du XXe siècle, n’a fait que confir­mer ses dires2 ». Par ailleurs, « à l’heure où la police de la pen­sée s’impose par­tout, Hen­ry Ford nous rap­pelle que le “poli­ti­que­ment cor­rect” n’est pas un phé­no­mène nou­veau. Le Juif inter­na­tio­nal n’avait jamais été tra­duit en fran­çais : près de hui­tante ans après la paru­tion de son livre-clé, les dérives tota­li­taires qui frappent nos socié­tés nous confirment la per­ti­nence des aver­tis­se­ments que Hen­ry Ford pro­di­guaient alors3 ».

Ces mots sont ceux de René-Louis Ber­claz (1950-), un mili­tant d’extrême droite suisse condam­né à plu­sieurs reprises pour néga­tion­nisme. Il enfonce le clou dans sa pré­face sur l’aspect com­plo­tiste et anti­sé­mite4 (p.2) : « Les évé­ne­ments ayant sui­vi la publi­ca­tion des Pro­to­coles n’ont fait que confir­mer la per­ti­nence des ana­lyses du Juif inter­na­tio­nal. Ces deux ouvrages sont lar­ge­ment com­plé­men­taires et ont connu les mêmes ava­tars parce qu’ils révé­lèrent le plus sinistre des des­seins, celui d’établir le règne du Peuple élu (…). » Et de prendre comme preuve un extrait… du jour­nal Grin­goire de 19425. Ber­claz déve­loppe éga­le­ment un rai­son­ne­ment pseudo-logique typique des com­plo­tistes pour balayer la ques­tion de l’authenticité des Pro­to­coles des sages de Sion (p.3) : « Poser la ques­tion de leur authen­ti­ci­té, c’est, par ana­lo­gie se deman­der si tel tableau est bien de la main de tel peintre, alors que la ques­tion est de savoir si le pay­sage peint sur la toile est ima­gi­naire ou réel. » Or dans le cas des pro­to­coles, comme sou­vent dans les cas évo­qués par les com­plo­tistes, ce n’est ni l’un ni l’autre6.

Entre l’introduction et le texte de Ford, un encart enfonce le clou (p.9) : « Le lec­teur pour­ra peut-être s’étonner de la grande liber­té de ton de l’auteur. Une telle impres­sion est en fait l’indice que notre condi­tion­ne­ment à l’idéologie domi­nante est plus pro­fond que nous le croyons. Nous n’avons plus l’habitude d’appeler un chat un chat, alors que Hen­ry Ford pou­vait encore s’exprimer libre­ment et sans aucun com­plexe ! » Et donc Hen­ry Ford de déjà dénon­cer le fait qu’il est accu­sé d’antisémitisme parce qu’il ose dire cer­taines choses comme (p.135) : « La musique popu­laire est un mono­pole juif. Or, le jazz est de fac­ture juive. Cette bouillie musi­cale, accom­mo­dée tan­tôt à l’eau de rose, tan­tôt à la fange la plus fétide, où des sug­ges­tions sour­noises le dis­putent à la sen­sua­li­té débri­dée de notes instables, est d’extraction juive. Dia­logues de singes, cris aigus des pro­fon­deurs de la jungle, gro­gne­ments, gla­pis­se­ments, halè­te­ments sug­ges­tifs d’amours imma­tures, ces brui­tages sont à peine camou­flés par quelques notes fié­vreuses et pénètrent dans les familles, d’où tout cet affli­geant fatras devrait être éjec­té avec hor­reur, s’il ne se pré­sen­tait pas sous la forme enre­gis­trée de “musique en conserve”. » Ou, déjà, de tenir des pro­pos néga­tion­nistes7 sur ce que subissent les Juifs et le fait qu’ils uti­lisent cela pour se vic­ti­mi­ser et ain­si se rendre intou­chables (p.111) : « Cette pro­pa­gande pogro­miste, du style “des mil­liers et des mil­liers de Juifs furent mas­sa­crés !”, ne rime à rien, sinon à illus­trer la cré­du­li­té du public. Per­sonne n’y croit et le gou­ver­ne­ment la réfute régu­liè­re­ment. Mais le fait que cette pro­pa­gande conti­nue, indique que ces bobards sont néces­saires afin de jus­ti­fier le sinistre pro­gramme sio­niste. » Ou encore (p.30) : « Quel que soit l’aspect sous lequel l’étudiant aborde la “ques­tion juive”, il est tou­jours frap­pé par le fait que les Juifs se plaignent conti­nuel­le­ment des pro­blèmes qu’ils ont eux-mêmes engen­drés. Ain­si, ils se plaignent de ce qu’ils appellent “anti­sé­mi­tisme” ; mais il va de soi, même pour le plus demeu­ré, qu’il ne sau­rait exis­ter un “anti­sé­mi­tisme” s’il n’y avait pas à l’origine la “Ques­tion juive”. Voyez ensuite les jéré­miades que dis­til­lent les Juifs devant vivre dans des ghet­tos. Mais le ghet­to est une inven­tion juive ! »

Le complotisme antisémite

Dans son livre, Ford accuse les Juifs de tous les maux en tenant pour authen­tique Les pro­to­coles des sages de Sion et en ali­gnant « des faits » visant à prou­ver que ce qui y est écrit se réa­lise (p.195) : « La pan­ju­dée (gvt mon­dial basé à New York) tient un vice-gouvernement dans chaque capi­tale. Ayant assou­vi sa ven­geance sur l’Allemagne, elle s’en va à la conquête d’autres nations… La Grande Bre­tagne l’a déjà subie ; la France et la Rus­sie l’ont dégus­tée depuis long­temps ; les États-Unis, avec leur prin­cipe de tolé­rance à l’égard de toutes les races, leur ont offert un fir­ma­ment pro­met­teur. La Pan­ju­dée est là, bien réelle ! ». Ce gou­ver­ne­ment mon­dial est le cœur de toutes les agi­ta­tions (p.102) : « La situa­tion du quar­tier géné­ral com­mu­niste à New York était impor­tante (elle l’est tou­jours) à cause des réseaux de trans­mis­sion de l’autorité cen­trale vers d’autres villes de l’Union. New York est le labo­ra­toire au sein duquel les émis­saires de la Révo­lu­tion apprennent leurs leçons, enri­chies des conseils et de l’expérience de délé­gués iti­né­rants venus tout droit de la Rus­sie bol­ché­vique. Les citoyens amé­ri­cains ne se rendent pas compte que les troubles publics, les grèves, les inéga­li­tés sala­riales et la confu­sion poli­tique dont parlent leurs jour­naux n’ont rien de spon­ta­né, mais sont les consé­quences d’un com­plot des diri­geants (…)8. » Com­plot, le mot est clai­re­ment énon­cé9. Et de pour­suivre en don­nant comme réelle cause de la Pre­mière Guerre mon­diale une volon­té de l’Allemagne de se déta­cher de cette emprise (p.102) : « Que l’on remonte aux révo­lu­tions fran­çaise, alle­mande, russe, et aux troubles inter­na­tio­naux, depuis que sont inter­ve­nus les diri­geants dont on vient de par­ler, et jusqu’à pré­sent, les par­tis poli­tiques mis en place ont gar­dé le pou­voir, parce que, der­rière ces par­tis, des orga­ni­sa­tions juives tirent les ficelles. La Rus­sie est aus­si contrô­lée par les Juifs que la France. L’Allemagne, prise à la gorge, a vai­ne­ment ten­té de faire lâcher prise à Juda10. »

Le Juif est par­tout, c’est lui qui a fait du ciné­ma une pro­pa­gande juive, Ford tenant au pas­sage un dis­cours pas­séiste du « c’était mieux avant » en évo­quant le ciné­ma muet. Il contrôle vrai­ment tout, est un État dans l’État (p.14) : « Faire le décompte de tous les réseaux d’affaires sous contrôle juif aux États-Unis revient à faire l’inventaire de la plu­part des indus­tries vitales du pays : celles qui sont réel­le­ment vitales et celles qui, par habi­tude savam­ment entre­te­nues, semblent vitales. »

Une argumentation d’une étrange actualité, montrant la matrice conceptuelle de l’extrême droite

Mais ce qui frappe avec le livre de Ford, au-delà de l’accumulation des pon­cifs anti­sé­mites11, c’est aus­si ce genre de pas­sage (p.145) : « C’est bien par une manière de trai­ter les affaires que le Juif se dis­tingue par­ti­cu­liè­re­ment de toute autre race. Que ce soit pour la vente de fripes comme pour le contrôle du com­merce et de la finance inter­na­tio­nale, il faut le recon­naître, le Juif est suprê­me­ment doué en affaires. Et plus que toute autre race, il fait montre d’une franche aver­sion pour le tra­vail manuel dans l’industrie, ceci étant com­pen­sé par une tout aus­si franche facul­té d’adaptation à toutes les situa­tions com­mer­ciales. » C’est que ce qui fut dit alors des Juifs est appli­qué aujourd’hui par l’extrême droite à d’autres, notam­ment les musul­mans. Ford explique que l’on ment sur le nombre réel de Juifs pré­sents aux USA alors que l’on assiste à une « marée juive » (p.40) : « Pour­quoi donc se comportent-ils comme s’ils pos­sé­daient les États-Unis ? À n’en plus dou­ter, ils abattent murs et bar­rières avec toute l’arrogance de l’envahisseur vic­to­rieux ; car ce n’est rien de moins qu’une inva­sion, ins­pi­rée et faci­li­tée par des per­son­na­li­tés influentes. Quand ces flux migra­toires ne sont pas tenus secrets, on les teinte légè­re­ment de quelques bons sen­ti­ments, ce qui se tra­duit par l’éternelle com­plainte : “ces mal­heu­reux fuient des per­sé­cu­tions !” » Et ce « grand rem­pla­ce­ment » s’opère d’autant plus que le Juif refuse de s’intégrer réel­le­ment en défen­dant son iden­ti­té et ses spé­ci­fi­ci­tés (p.25) : « Les pères de la nation étaient issus de la branche anglo-saxonne des Celtes. Ces hommes sont venus d’Europe avec la civi­li­sa­tion dans leur sang (…) Dans les ter­ri­toires occu­pés par les anglo-saxons sur­vient alors un peuple d’une autre culture, dont le royaume est celui de l’argent, reje­té par tous les pays les ayant abri­tés ; et ce peuple vient pour dire aux fils de saxons ce qu’ils doivent faire pour que le monde soit tel qu’il devrait être. » Une tech­nique étant de se cacher der­rière « l’idéologie droit de l’hommiste » (p.162) : « les Juifs ne peuvent conti­nuer à jouer leur rôle de mis­sion­naire de la “reli­gion” des droits de l’homme dans le monde, sans eux-mêmes faire preuve de cette com­pas­sion à l’égard d’une huma­ni­té qui les soup­çonne à juste titre de l’exploiter avec une rapa­ci­té impi­toyable. » Cette opé­ra­tion de prise de contrôle de la socié­té passe notam­ment par un dis­cours sur la sécu­la­ri­sa­tion (p.90) : « Non content de leur liber­té, insa­tis­faits d’une “sécu­la­ri­sa­tion” qui, en clair, signi­fie déchris­tia­ni­sa­tion de toutes les ins­ti­tu­tions publiques, les Juifs ont visi­ble­ment enta­mé une troi­sième étape de leurs acti­vi­tés, soit l’exaltation du judaïsme en tant que sys­tème recon­nu et méri­tant d’être spé­cia­le­ment pri­vi­lé­gié (…) La sécu­la­ri­sa­tion fait le lit de la judaïsation. »

On le voit, si le bouc émis­saire, la cible, a pu chan­ger, la rhé­to­rique et l’argumentation elles sont tou­jours les mêmes. Il n’est donc guère éton­nant que le racisme et l’antisémitisme demeurent une constante et une colonne ver­té­brale de l’idéologie et du dis­cours de l’extrême droite !

Sommaire du numéro