L’espace public comme champ d’action

Par Benjamin Blaise Directeur des Territoires de la Mémoire

L’espace public est une notion complexe, plurielle et à la plasticité certaine. Que nous lui consacrions un numéro de notre revue pourrait sembler surprenant pour une association parlant de Mémoire, concept souvent relié dans l’inconscient collectif au souvenir et au témoignage, et donc à l’individu dans sa sphère privée. Et pourtant l’espace public constitue l’un des rares concepts à travers lesquels il est possible de lire la quasi-totalité des thématiques et des enjeux de notre association.

L’espace public est profondément politique, on l’a vu tout au long des pages précédentes. Et ce, que nous l’entendions au sens philosophique – espace du débat public – ou au sens urbanistique. Notre mission étant celle d’une éducation à la résistance et à la citoyenneté, il est à la fois logique et essentiel que nous nous saisissions de ce concept d’espace public, qui peut être à la fois créateur et réceptacle de ces deux phénomènes.

En tant que lieu, il catalyse les revendications – sociales ou sociétales – et leur donne corps. D’autres combats peuvent aussi s’y dérouler. Celui contre l’Autre, par exemple, quand des milices d’extrême droite envahissent les rues ou que des tracts nauséabonds sont distribués sur les marchés. Une violence passive s’y exerce également. À travers les yeux d’une personne sans domicile ou migrante, l’espace public devient le symbole des abandons et de la démission étatique. Il représente également un enjeu direct pour les autorités. Des aménagements urbanistiques aux noms des rues, tout raconte quelque chose, que ce soit en termes d’histoire(s) ou de projets politiques. Cette question des noms de rues reflète assez bien la complexité de la chose, avec le choix des autorités de visibiliser – ou d’invisibiliser – et donc d’œuvrer à la construction d’une mémoire et d’un récit collectifs. Mais la démarche se heurte de plus en plus régulièrement aux revendications venant d’autres mémoires, qui cherchent à nuancer ce récit, ou à en raconter un autre. Les luttes contre l’apologie du colonialisme et l’invisibilisation des femmes dans l’espace public constituent à ce sujet deux exemples flagrants. La manœuvre peut également être inverse. À titre d’exemple, citons Robert Ménard qui, devenant Maire de Béziers, débaptise la rue du 19 mars 1962 – date de la fin de la guerre d’Algérie – pour lui donner le nom d’un militaire, grand partisan de l’Algérie Française. Tout cela est profondément politique et concerne directement les Territoires de la Mémoire.

Nous sommes tout aussi concernés par la seconde acception de l’espace public, celle qui recouvre la notion « d’espace de discussion : les gazettes, les cafés, les clubs constituent des lieux où les citoyens s’assemblent pour forger ensemble par la discussion une opinion publique évaluant et critiquant la conduite des affaires de la cité. […] Ces lieux tiers deviennent des moments d’expression libre des opinions, non soumis à la censure ni au contrôle des autorités religieuses et politiques ni liés directement aux attaches familiales1 ». Ces lieux doivent donc nous intéresser pour tout ce qu’ils permettent…et tout autant pour ce qu’ils ne permettent pas (encore) : « Les femmes, les jeunes, les immigrés, les sans-papier, les chômeurs ont évidemment moins de chance d’accéder à la prise de paroles dans les espaces publics que les publics forts […]. »

On le voit, les concepts d’espace(s) public(s) et de citoyenneté sont intrinsèquement liés et cela représente pour nous un champ d’action phénoménal. Et si l’on inclut dans la réflexion l’espace public numérique, le défi n’en n’est que plus grand.

Nous devons occuper l’Espace et réfléchir à la meilleure manière de le faire. Notre association a 30 ans cette année, c’est le temps d’une génération. Les dangers qui ont mobilisé nos fondatrices et fondateurs autour de sa création sont toujours présents. Et sans doute plus que jamais. Notre raison d’être reste parfaitement identique, mais il faut pouvoir questionner notre action et adapter nos codes afin de répondre efficacement aux enjeux de notre époque. De plus, nous nous apprêtons à entrer dans une année électorale, avec tout ce que cela comporte. Notre campagne Triangle rouge sera bien sûr largement déployée. Cela impliquera, on l’a dit, d’occuper le terrain, l’espace public et les espaces publics. Tout nous y ramène. Il nous faudra aider chacun·e à décrypter ou investir son environnement, participer à construire les citoyennetés et à déconstruire les mécaniques de domination, favoriser l’émancipation pour permettre de simplement prendre sa place. Nous devrons également contribuer à faire vivre l’envie démocratique tout en entendant les désillusions citoyennes et en portant leurs voix.

Nous aurons besoin de tou·te·s, ce travail sera collectif dans tout ce qui compose notre association. Nous représenterons les Territoires de la Mémoire dans l’espace public.

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