Réfléchir à la dimension politique des espaces revient à embrasser des dimensions qui vont bien au-delà des seuls enjeux d’aménagement, entretien ou destruction de lieux où seraient susceptibles de se déployer – ou d’être contraints – des usages citoyens. Si l’espace de la Cité est celui le plus abordé au sein du présent numéro, il nous faut bien garder à l’esprit, d’une part, que le rapport que l’être humain entretient à la spatialité constitue l’un des fondements essentiels de son identité, et d’autre part, que ce rapport peut s’envisager sur une échelle allant de la pièce où il se trouve jusqu’au Monde lui-même.
« L’individu, même mobile, fait corps avec l’espace terrestre, la spatialité le constitue1 », écrit le géographe Guy Di Méo. Selon lui, « l’identité résulte d’une construction tripartite mettant en interaction trois éléments majeurs : le sujet humain, la société et l’espace géographique2 ». Le poids que ce dernier fait peser sur la production identitaire s’opère par la « territorialisation ». Le territoire devient dès lors « la figure visible et lisible de l’identité sociale », car contrairement à la foule d’individus qui composent cette identité sociale, « le territoire, lui, se cartographie et se borne3 ».
Or cette notion de territoire, qui borne, organise, structure, « renvoie également à un mode de partage et de contrôle de l’espace garantissant la spécificité et la permanence, la reproduction des groupes humains qui l’occupent. C’est sa dimension politique4 ». Ce qui, par ailleurs, constitue un formidable outil de pouvoir, et l’Histoire regorge en effet d’exemples d’assignations territoriales, souvent forcées, où des populations ghettoïsées sur des critères socio-politiques, économiques, culturels voient leur identité sanctionnée et renforcée, que ce soit dans une visée de péjoration (ghettos juifs, bidonvilles, banlieues pauvres…) ou de valorisation (gated communities, quartiers chics…).
Le rapport à l’espace, son partage et son contrôle constituent donc des questions éminemment politiques. Catalyseur d’identités (et donc de mémoires), le processus de territorialisation engendre une cascade d’interrelations à des niveaux multiples, mais dont on peut observer l’organisation principale comme un rapport entre un centre et ses périphéries. Et ce rapport centre-périphéries, fait tour à tour de tensions et de dynamiques d’inclusion, s’observe tant à l’échelle locale que mondiale : un centre-ville vis-à-vis ses banlieues, ou une métropole vis-à-vis de ses colonies.
Comme le résume le géohistorien Christian Grataloup : « À ce compte, le Monde n’est plus simplement un système spatial économique et démographique, il devient un territoire. Le Monde, enfermé dans la finitude de la Terre et conscient de cette limite […], bute sur ses propres bornes. Alors que, depuis les Grandes Découvertes, le niveau mondial n’a cessé de s’étendre, résolvant ainsi bien de ses contradictions, il faut maintenant apprendre à l’épaissir, à lui donner plus de consistance sous peine de le laisser se déliter dans les tensions de l’international5. »
Réfléchir au rapport à l’espace peut sans aucun doute contribuer à agir sur les enjeux des processus de territorialisation, dans notre rue comme dans notre Monde.