Rapport à l’espace, rapport au Monde

Par Julien Paulus, rédacteur en chef

Réflé­chir à la dimen­sion poli­tique des espaces revient à embras­ser des dimen­sions qui vont bien au-delà des seuls enjeux d’aménagement, entre­tien ou des­truc­tion de lieux où seraient sus­cep­tibles de se déployer – ou d’être contraints – des usages citoyens. Si l’espace de la Cité est celui le plus abor­dé au sein du pré­sent numé­ro, il nous faut bien gar­der à l’esprit, d’une part, que le rap­port que l’être humain entre­tient à la spa­tia­li­té consti­tue l’un des fon­de­ments essen­tiels de son iden­ti­té, et d’autre part, que ce rap­port peut s’envisager sur une échelle allant de la pièce où il se trouve jusqu’au Monde lui-même.

« L’individu, même mobile, fait corps avec l’espace ter­restre, la spa­tia­li­té le consti­tue1 », écrit le géo­graphe Guy Di Méo. Selon lui, « l’identité résulte d’une construc­tion tri­par­tite met­tant en inter­ac­tion trois élé­ments majeurs : le sujet humain, la socié­té et l’espace géo­gra­phique2 ». Le poids que ce der­nier fait peser sur la pro­duc­tion iden­ti­taire s’opère par la « ter­ri­to­ria­li­sa­tion ». Le ter­ri­toire devient dès lors « la figure visible et lisible de l’identité sociale », car contrai­re­ment à la foule d’individus qui com­posent cette iden­ti­té sociale, « le ter­ri­toire, lui, se car­to­gra­phie et se borne3 ».     

Or cette notion de ter­ri­toire, qui borne, orga­nise, struc­ture, « ren­voie éga­le­ment à un mode de par­tage et de contrôle de l’espace garan­tis­sant la spé­ci­fi­ci­té et la per­ma­nence, la repro­duc­tion des groupes humains qui l’occupent. C’est sa dimen­sion poli­tique4 ». Ce qui, par ailleurs, consti­tue un for­mi­dable outil de pou­voir, et l’Histoire regorge en effet d’exemples d’assignations ter­ri­to­riales, sou­vent for­cées, où des popu­la­tions ghet­toï­sées sur des cri­tères socio-politiques, éco­no­miques, cultu­rels voient leur iden­ti­té sanc­tion­née et ren­for­cée, que ce soit dans une visée de péjo­ra­tion (ghet­tos juifs, bidon­villes, ban­lieues pauvres…) ou de valo­ri­sa­tion (gated com­mu­ni­ties, quar­tiers chics…).

Le rap­port à l’espace, son par­tage et son contrôle consti­tuent donc des ques­tions émi­nem­ment poli­tiques. Cata­ly­seur d’identités (et donc de mémoires), le pro­ces­sus de ter­ri­to­ria­li­sa­tion engendre une cas­cade d’interrelations à des niveaux mul­tiples, mais dont on peut obser­ver l’organisation prin­ci­pale comme un rap­port entre un centre et ses péri­phé­ries. Et ce rap­port centre-périphéries, fait tour à tour de ten­sions et de dyna­miques d’inclusion, s’observe tant à l’échelle locale que mon­diale : un centre-ville vis-à-vis ses ban­lieues, ou une métro­pole vis-à-vis de ses colonies.

Comme le résume le géo­his­to­rien Chris­tian Gra­ta­loup : « À ce compte, le Monde n’est plus sim­ple­ment un sys­tème spa­tial éco­no­mique et démo­gra­phique, il devient un ter­ri­toire. Le Monde, enfer­mé dans la fini­tude de la Terre et conscient de cette limite […], bute sur ses propres bornes. Alors que, depuis les Grandes Décou­vertes, le niveau mon­dial n’a ces­sé de s’étendre, résol­vant ain­si bien de ses contra­dic­tions, il faut main­te­nant apprendre à l’épaissir, à lui don­ner plus de consis­tance sous peine de le lais­ser se déli­ter dans les ten­sions de l’international5. »

Réflé­chir au rap­port à l’espace peut sans aucun doute contri­buer à agir sur les enjeux des pro­ces­sus de ter­ri­to­ria­li­sa­tion, dans notre rue comme dans notre Monde.

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