Sabotage - tous azimuts !

Par Julien Paulus, rédacteur en chef

Le 26 sep­tembre 2022, à 2h03 heure locale, une forte explo­sion était détec­tée dans les eaux inter­na­tio­nales de la mer Bal­tique, pro­ve­nant du conduit A du pipe­line de gaz natu­rel Nord Stream 2. Presque immé­dia­te­ment après, une chute de pres­sion était détec­tée dans le conduit, et une énorme fuite de gaz s’échappait en mer, for­mant d’impressionnants remous à la sur­face. Dix-sept heures plus tard, de nou­velles explo­sions frap­paient cette fois les deux conduits du Nord Stream 1, avec les mêmes consé­quences que pour son alter ego.

« Saper­li­po­pette, ils ont sabo­té le pipe­line ! », s’exclamait Tin­tin dans Le Pays de l’or noir. Et de fait, la thèse du sabo­tage fut rapi­de­ment rete­nue pour expli­quer les explo­sions qui endom­ma­gèrent ces infra­struc­tures éner­gé­tiques sen­sibles. Mais cette una­ni­mi­té est loin d’exister lorsqu’il s’agit d’identifier le « ils » que Tin­tin lance si spon­ta­né­ment. Car, en réa­li­té, le sabo­tage recouvre une mul­ti­tude de réa­li­tés, d’acteurs et d’objectifs. Qui sabote ? Et pour­quoi ? Un peu tout le monde, et pour toutes les rai­sons du monde, serait-on ten­té de répondre. Acte de résis­tance, de rébel­lion, de mal­veillance, de com­mu­ni­ca­tion mais aus­si de pou­voir et de domi­na­tion, acte poli­tique ou acte cra­pu­leux, le sabo­tage fait par­tie de ces concepts qu’il vaut tou­jours mieux ten­ter de resi­tuer dans son ou ses contextes.

Ain­si, lorsqu’Émile Pou­get pro­clame que « le sabo­tage est aus­si vieux que l’exploitation humaine1 », il situe logi­que­ment ce der­nier dans le contexte des luttes sociales et du com­bat, sou­vent inégal, des pro­lé­taires pour leurs droits. Mais ce fai­sant, il cir­cons­crit éga­le­ment des modes d’action qui s’imposent d’eux-mêmes en rai­son du dés­équi­libre ini­tial du rap­port de force. « C’est qu’en effet le sabo­tage est dans la guerre sociale ce que sont les gué­rillas dans les guerres natio­nales2 », et le contexte dicte ici les moyens de l’action : l’ouvrier n’ayant géné­ra­le­ment pas les moyens de s’opposer fron­ta­le­ment à son patron a recours à des ruses et des moyens détour­nés pour ten­ter d’atteindre son objec­tif, de la même manière que, dans un autre contexte, le résis­tant ou le par­ti­san armé uti­li­saient mas­si­ve­ment les tech­niques de sabo­tage contre l’occupant allemand.

Or si le sabo­tage est bel et bien une arme du faible contre le fort, les explo­sions qui ont frap­pé les deux colos­saux pipe­lines sous-marins Nord Stream nous rap­pellent qu’il peut éga­le­ment être le fait des puis­sants et de leurs inté­rêts divers, les plus faibles dussent-ils en être les vic­times directes ou col­la­té­rales. Cette réa­li­té n’avait pas non plus échap­pé à Pou­get, pour qui le sabo­tage qu’il théo­rise et pré­co­nise ne serait, in fine, que la réponse à un autre sabo­tage, mas­sif et pré­sent par­tout, por­té par les domi­nants à des fins de profit.

« Tous sabo­teurs ! tous, sans excep­tions !… car, tous, en effet, truquent, bou­zillent, fal­si­fient, le plus qu’ils peuvent. Le sabo­tage est par­tout et en tout : dans l’industrie, dans le com­merce, dans l’agriculture… par­tout ! par­tout3  ! »

Inves­ti­guer la notion de sabo­tage requiert donc d’explorer un concept poly­morphe, aux réa­li­tés plu­rielles, à la mora­li­té rela­tive et dis­cu­tée (par­fois vive­ment !) et dont l’origine se perd sans doute dans la nuit des temps.

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