M, ou l’immersion magistrale dans le fascisme

Par Julien Dohet

1 500 pages pour les deux pre­miers volumes. Dit ain­si, cela peut paraître une brique indi­geste. Mais c’est au contraire 1 500 pages qui se lisent faci­le­ment. Du moins au niveau de la forme. Car pour le fonds c’est autre chose. Dif­fi­cile en effet de res­ter insen­sible à cette plon­gée dans la mon­tée du fas­cisme à tra­vers le par­cours de M(ussolini) son fon­da­teur et Duce (chef) au fur et à mesure de moins en moins contes­té. Même si, et ce n’est pas le moindre des apports du livre d’Antonio Scu­ra­ti, on voit que les luttes de ten­dance au sein du fas­cisme furent réelles et per­sis­tantes, y com­pris bien après la conquête du pou­voir et l’instauration de la dictature.

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1 500 pages écrites par un roman­cier ita­lien qui fait ici œuvre d’historien. Son ouvrage est construit sur une suc­ces­sion de courts cha­pitres autour d’un évé­ne­ment par­ti­cu­lier, pas tou­jours for­cé­ment en rap­port avec Mus­so­li­ni, et qui sont sys­té­ma­ti­que­ment sui­vis de la repro­duc­tion des sources his­to­riques uti­li­sées. Un exer­cice impor­tant, car si la forme lit­té­raire choi­sie faci­lite la lec­ture et per­met une écri­ture plus fluide qu’une thèse his­to­rique, cette confron­ta­tion aux sources ren­force le pro­pos, le rend encore plus gla­çant dans les moments les plus durs.

1 500 pages qui nous immergent dans une ascen­sion qui était tout sauf iné­luc­table. Et de lire page après page les étapes man­quées pour arrê­ter cette mon­tée de la vio­lence fas­ciste et sa prise du pou­voir. Une gauche inca­pable de tra­duire en actes ses décla­ra­tions révo­lu­tion­naires, se limi­tant à des grèves géné­rales sans len­de­main avant de se divi­ser. Une bour­geoi­sie qui, comme on s’accroche à une bouée de sau­ve­tage, prend peur et se jette dans les bras du fas­cisme, dont la com­po­si­tion petite-bourgeoise est mise en évi­dence. Un patro­nat capi­ta­liste qui, pour sau­ve­gar­der ses inté­rêts, est prêt à finan­cer le fas­cisme qui pour­tant, dans sa rhé­to­rique de départ, le com­bat. Une Église et une monar­chie qui ne voient pas d’un si mau­vais œil la mon­tée d’un mou­ve­ment qui com­bat la gauche. Une droite tra­di­tion­nelle qui pense pou­voir contrô­ler, comme elle l’a tou­jours réus­si avant, ce nou­veau mou­ve­ment dont elle est per­sua­dée que, comme les autres, il entre­ra dans le jeu parlementaire.

1 500 pages qui confirment que la classe ouvrière est celle qui résis­te­ra le plus long­temps au fas­cisme, notam­ment lors des élec­tions de 1924 qui se déroulent déjà dans un cli­mat par­ti­cu­lier et donne une vic­toire écra­sante au par­ti fas­ciste : « Et pour­tant, l’analyse du vote, mené à froid à par­tir des don­nées qui affluent du minis­tère de l’Intérieur dans les jours qui suivent l’ivresse, révèle que le lis­tone fas­ciste est mino­ri­taire dans les grandes régions indus­tria­li­sées du Nord et dans tous les chefs-lieux, Milan inclus : les ouvriers ont voté obs­ti­né­ment contre le fas­cisme1. »

1 500 pages qui nous rap­pellent, amè­re­ment, dure­ment, que le fas­cisme uti­lise la tolé­rance et la démo­cra­tie contre ces dernières

1 500 pages qui démontrent sur­tout que la vio­lence fas­ciste n’étant pas com­bat­tue direc­te­ment, elle devient incon­trô­lable et trop puis­sante. Que l’armée et la police se rangent rapi­de­ment en sou­tien, a mini­ma pas­sif, de la vio­lence fas­ciste. Que le fas­cisme est sur­tout un mou­ve­ment prag­ma­tique de conquête du pou­voir qui n’entend abso­lu­ment pas res­pec­ter les règles du jeu, que tous les autres pensent immuables et n’imaginent pas enfreindre. Que l’aveuglement léga­liste face au fas­cisme pro­voque la chute de la démo­cra­tie qui s’effondre comme un châ­teau de cartes fina­le­ment assez faci­le­ment, pre­nant bien trop tard conscience de la menace. Mais qui montrent aus­si que le fas­cisme avait des contra­dic­tions, des luttes internes de ten­dances que Mus­so­li­ni pei­ne­ra à maî­tri­ser, prin­ci­pa­le­ment envers ceux qui ont fon­dé le mou­ve­ment avec lui.

1 500 pages qui prouvent que le fas­cisme pou­vait être arrê­té à de nom­breux moments si la volon­té poli­tique de le faire avait été là. Si la prise de conscience de ce qu’il était eut été plus forte. Ain­si de ce pas­sage, alors qu’il n’a encore qu’une poi­gnée de dépu­tés et que la posi­tion de Mus­so­li­ni comme chef du gou­ver­ne­ment, au len­de­main de la Marche sur Rome, est encore fra­gile : « Pour qu’on com­prenne bien qui com­mande, Beni­to Mus­so­li­ni demande aux par­le­men­taires qu’ils lui octroient les “pleins pou­voirs”. Cette fois non plus, per­sonne ne se rebelle. Pen­dant la sus­pen­sion de la séance, un groupe de par­le­men­taires prie Gio­van­ni Gio­lit­ti de rédi­ger une pro­tes­ta­tion pour défendre la digni­té de la Chambre. “Je n’en vois pas la néces­si­té, réplique le vieil homme d’État, cette Chambre a le gou­ver­ne­ment qu’elle mérite”. Il ne sera pas contre­dit. Bien que le par­ti fas­ciste ne compte que trente-cinq dépu­tés, la Chambre vote la confiance au gou­ver­ne­ment Mus­so­li­ni qui l’a dis­cré­di­tée, par 306 voix contre 116 et 7 abs­ten­tions. Elle lui accor­de­ra éga­le­ment les pleins pou­voirs. Les dépu­tés cri­tiques et indi­gnés, tels que Gas­pa­rat­to ou Alber­ti­ni, votent eux aus­si en sa faveur. Une volon­té inflexible de capi­tu­la­tion2. »

1 500 pages qui, à l’instar des pièces de théâtre Cata­ri­na, ou la beau­té de tuer des fas­cistes de Tia­go Rodrigues et de Extreme-Malecane de Pao­la Pis­ciot­ta­no, M d’Antonio Scu­ra­ti nous oblige sur­tout à voir la réa­li­té en face. Il nous inter­dit de dire que nous ne savons pas, que nous igno­rons com­ment le fas­cisme se déve­loppe, quel dis­cours il tient. Aujourd’hui comme hier.

1 500 pages, qui seront bien­tôt com­plé­tées d’un troi­sième volume déjà paru en Ita­lien, et qui nous empêchent d’être pas­sif face à la mon­tée de l’extrême droite et de ses idées, à la veille de l’échéance élec­to­rale de 2024.

1 500 pages qui nous rap­pellent, amè­re­ment, dure­ment, que le fas­cisme uti­lise la tolé­rance et la démo­cra­tie contre ces der­nières. Et qu’un anti­fas­cisme réel, pas seule­ment confor­ta­ble­ment moral, passe par le fait de com­battre la menace de manière mul­tiple. Et sur­tout sans aucune conces­sion. Conces­sions qui com­mencent sou­vent par consi­dé­rer les par­tis d’extrême droite comme des par­tis comme les autres, et donc à ne pas leur appli­quer un trai­te­ment dif­fé­rent. Ou à tolé­rer la reprise d’idées et d’éléments de lan­gage de ces par­tis par des par­tis de droite « traditionnels ».

1 500 pages qui nous incitent à ne pas répé­ter les mêmes erreurs. Au risque de revivre les mêmes conséquences…

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