Sabotage : désarmer le pouvoir de domination et de nuisance

Par Gaëlle Henrard

Chaque nuit, dans la discrétion de sa chambre, n’en finissant plus d’attendre le retour d’Ulysse, Pénélope défait ligne par ligne la tapisserie dont l’achèvement doit la conduire à accepter qu’un des nombreux prétendants à sa main et au trône d’Ithaque parvienne à ses fins. Ainsi déploie-t-elle sa ruse pour résister secrètement à un destin oppressant, utilisant en le détournant le pouvoir conféré à un objet. Peut-être tire-t-on un peu sur le fil mais d’aussi loin qu’aient existé des systèmes de domination, d’exploitation et d’inégalité, l’être humain a élaboré des techniques de défense et de résistance : le sabotage est l’une d’entre elles. Sa spécificité : constituer une action directe et une stratégie de dénonciation et d’entrave au système, prenant pour cible les biens matériels, la technique, les « choses » et les machines, en somme la part tangible, inanimée (et sans états d’âme) qui sert d’outil à la domination.

« Et s’il le faut j’emploierai des moyens légaux » 1

À intervalles réguliers, lorsque les rassemblements (même massifs), négociations et autres techniques du « jouer le jeu » ne fonctionnent pas ou plus, le sabotage ressurgit comme la carte joker, parfois comme un acte désespéré et une nécessaire mise en mouvement des corps pour redonner espoir et cesser de subir dans un sentiment d’impuissance. Il offre « l’opportunité de s’organiser en dehors de toute institution, de tout contrôle, de fomenter son intervention en dehors du système même2 ». C’est un de ses atouts majeurs : il est accessible et particulièrement adapté à une lutte du faible contre le fort. Il profite de « la disproportion entre la faiblesse des moyens – humains et matériels – engagés et l’ampleur des effets attendus (…) Cette disproportion tient notamment à l’un des paradoxes des sociétés modernes : leur puissance repose sur des machines, des réseaux et des organisations de plus en plus efficaces, mais aussi de plus en complexes et fragiles3 ».

Ces actions n’ont rien de fortuit ou d’accidentel : consciemment préparées en amont, elles répondent à une stratégie et une intention qui sont à distinguer de la malveillance, de l’égoïsme ou de la simple subversion. Les actes de sabotage défendent une cause collective et ils auront d’ailleurs avantage à être perçus comme légitimes et partagés par une population plus large que leurs seuls instigateurs.

Leurs formes et contextes n’ont de limites que l’imagination nourrie et les situations vécues par les potentiel·le·s saboteurs et saboteuses : monde du travail, de l’entreprise et des luttes syndicales, guerres, luttes environnementales, anticapitalistes, antiracistes, antisexistes, anticolonialistes, etc. Avec des effets plus ou moins dommageables, du spectaculaire à l’indétectable, et un pouvoir de nuisance qui ira de l’acte symbolique à l’immobilisation complète, l’humour n’étant par ailleurs pas exclu.

Alors pour se mettre en jambes dans cet univers clandestin, Olivier Starquit propose de brosser à grands traits les pratiques de sabotage historiques et contemporaines dans différents contextes de luttes, principalement syndicales et écologistes, interrogeant leur pouvoir à retrouver un agir politique quand porter la voix n’aboutit à rien.

Une technique d’empêchement qui, si elle est bien une arme des dominés, n’est pas pour autant absente du catalogue des méthodes utilisées par les puissants. Juliette Renard nous rappelle à cet égard les millions encore déversés dans l’industrie fossile, en opposition totale avec les mesures convenues au moins depuis les Accords de Paris en 2015.

Mais ce qu’interroge aussi la question du sabotage, c’est bien notre rapport à l’illégalité et à la clandestinité : dans un entretien avec Marie Jadoul, juriste et ancienne avocate qui mène actuellement une recherche sur la désobéissance civile face au droit, il sera question du traitement réservé aux actes militants illégaux par les cours et tribunaux. Des tribunaux encore gardiens de la propriété privée qui peuvent se montrer très durs à l’égard des responsables de tels actes, mais qui, parfois, peuvent aussi leur donner raison lorsqu’est reconnu un « état de nécessité ».

C’est aussi indirectement la propriété que vient titiller une communauté d’invisibles bidouilleurs des temps modernes : les hackers. Jenifer Devresse déplie ainsi ce monde aussi vaste que ses écrans sont petits : l’informatique et les méandres des réseaux d’Internet. Un monde et des techniques qui se dérobent à nos yeux et nos consciences et auxquels nos vies sont pourtant en permanence connectées : rien de surprenant donc à ce que le sabotage s’en soit mêlé.

Et puis pour celles et ceux qui en voudraient encore, c’est un petit catalogue non-exhaustif d’actes de sabotage contemporain qui vous est proposé par Jérôme Delnooz et moi-même, avec l’idée de montrer combien ils servent, dans la plupart de ces cas, le bien commun et les ressources que nous avons en partage, contre leur accaparement, leur inégale répartition et leur destruction : l’eau, l’air, l’espace, la connaissance…

Enfin, et parce que « les abus de repos sont bien des formes non violentes de sabotage4 », on terminera en BD avec une proposition de Julien Paulus sur le sabotage dans la bande dessinée, parcourant un personnage à l’« approche à la fois nonchalante, humaine et poétique : Gaston Lagaffe ».

On ne vous apprendra rien en disant que le sabotage fait l’objet d’un traitement médiatique défavorable, amalgamé à la violence, au terrorisme, à l’extrémisme, au vandalisme, à de la destruction pure et simple. Qu’il s’agit de le disqualifier auprès de l’opinion publique et de décourager toute forme de ralliement. Il se trouve que le regain de vigueur du sabotage dans les luttes environnementales et pour la justice sociale est en partie le fait de jeunes générations qui auront à vivre après nous. Insistons-y : c’est en effet bien pour réclamer un droit à la vie de plus en plus lui-même saboté et bafoué qu’on en vient à ces actes. Quand elle tord les corps, augmente les cadences, donne la mesure du temps et de la vie, de la paix ou de la guerre, de ce qui compte et de ceux qui « méritent », quand elle use sans jamais s’épuiser, la machine au service d’un logiciel de prédation saccage du vivant. Alors on casse la machine. À ce titre, le sabotage est un désarmement5 . Un désarmement certes illégal, mais dont il convient sérieusement d’envisager la légitimité en regard d’une question lancinante : qui nuit vraiment à qui dans cette affaire ? 

Un dossier illustré par Sylvain Lauwers.

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