Le sabotage est-il un fait du passé ? Se décline-t-il encore de nos jours et si oui, comment ? Et puis… est-il souhaitable ?
Petit retour aux origines : un mode d’action du mouvement syndical
En 1897, le congrès de Toulouse de la CGT reconnaissait à l’unanimité le boycottage et le sabotage comme des moyens d’action pertinents. Avant cela, les Luddites avaient, entre 1811 et 1813, procédé au bris de machines dans l’industrie textile britannique, précisément pour s’opposer à la révolution industrielle. Le terme sabotage lui-même n’implique pas de mettre un sabot dans les machines, comme on pourrait le croire, mais est en fait un mot argotique utilisé pour désigner un travail exécuté comme à coups de sabots. Le mot est lui-même une traduction de l’expression utilisée par des dockers écossais. En effet, cette expression – Go Canny ou Ca Canny – qui peut se traduire par « ne vous foulez pas », était l’injonction qu’ils utilisaient à l’attention des autres ouvriers en réponse à des patrons qui leur refusaient une augmentation de salaire. Le fait de travailler comme un sabot était donc une stratégie de résistance qui visait à pénaliser les patrons mauvais payeurs en mettant un frein à la production. Ainsi peut-on compter le sabotage « au nombre des outils du mouvement ouvrier. Il faut d’ailleurs dire les sabotages : le gréviste perleur, qui travaille un peu moins bien, avec de menues erreurs, et ralentit ainsi la production ; le sabotage de la bouche ouverte, qui consiste à prévenir les consommateurs de malfaçons ou d’escroqueries dans les produits qu’on leur vend ; la “grève du zèle” ; le sabotage-blocage pour neutraliser les “jaunes” ; le sabotage-grabuge 1 ». Citons encore dans le répertoire d’action du sabotage, l’obstructionnisme qui se traduit par le respect et l’application « poussée jusqu’à l’absurde, des règlements, accomplissement de la besogne dévolue avec un soin excessif et une non moins excessive lenteur2 ». Nous y reviendrons.
Bien que moins prisée dans les mouvements ouvriers, cette forme d’action directe continue néanmoins d’être mise en œuvre de nos jours, avec des similitudes ou dans des versions aménagées. Citons ainsi à titre d’exemples : les opérations des Robins des bois de la CGT Énergie qui rétablissent le courant dans des foyers privés d’électricité en raison de factures impayées ou, à l’inverse, les coupures d’électricité imposées précisément au cours de rassemblements patronaux. Plus récemment, en pleine crise énergétique, on a pu voir surgir en Grande-Bretagne, un mouvement plus proche de la désobéissance civile, appelé Don’t pay, qui invite les citoyens à ne pas payer leur facture d’électricité.
Dans sa version actualisée, ce mode d’action pourra consister à saboter « l’image d’une entreprise, la mettre à l’index pour ses pratiques antisociales3 », une pratique qui porte le nom de name and shame (« nommer et faire honte »). Ainsi, ces dernières années, le secteur qui défend les travailleuses et travailleurs des titres-services (surtout des travailleuses) a plusieurs fois lancé des opérations de nettoyage à la mousse du siège des entreprises employant ces travailleuses. Par ailleurs, nous évoquions plus haut l’obstructionnisme. Comme l’illustre à merveille Émile Pouget dans son livre Le Sabotage, cette méthode pourrait assurément constituer la meilleure réplique à l’imposition du service minimum aux cheminots : si ceux-ci respectaient à la lettre toutes les règles en matière de sécurité (comme s’assurer que toutes les portes ferment bien correctement), voir un train sortir d’une gare un jour de grève deviendrait très hypothétique.
De l’autre côté du rapport de force
Le sabotage, sous d’autres visages, peut aussi se retrouver dans un autre camp que celui des syndicats. Commençons par ce qui peut sembler un oxymore : le sabotage institutionnel. Il arrive qu’un gouvernement doive mettre en œuvre des mesures dont il ne préférerait pour autant pas qu’elles prennent leur essor. Ainsi, on ne peut pas vraiment dire que, lors de la création du SECAL, le Service de créances alimentaires au sein du SPF Finances, tout ait été mis en œuvre pour qu’il fonctionne de manière optimale. Une méthode qu’affectent les thuriféraires de l’initiative privée : on crée des institutions publiques sans les financer correctement, et on démontre ensuite que le service public ne fonctionne pas… ainsi peut-on s’en remettre à l’efficacité présumée du privé pour accomplir certaines missions. Autre exemple : aux États-Unis, en même temps que les élections pour le Congrès ont lieu des élections visant à désigner des représentants dont la mission sera de superviser le déroulement des élections présidentielles, entre autres. Or, le Parti Républicain tente d’y envoyer des candidats annonçant clairement qu’ils contesteront les résultats s’ils leur sont défavorables.
Un mode d’action (trop peu ?) prisé face à l’urgence écologique
Dans le contexte actuel de crise environnementale, le sabotage se manifeste également par la destruction volontaire d’objets technologiques, de plants d’OGM, voire par l’occupation de zones territoriales comme c’est par exemple le cas pour les sites d’extraction de la lignite en Allemagne avec le mouvement social Ende Gelände4.
Précisément dans le cadre de la lutte contre le dérèglement climatique, ou pour être plus précis dans le cadre des actions menées pour inciter les gouvernements et les États à prendre des mesures drastiques lors des sommets pour le climat, Andreas Malm, maître de conférences en géographie humaine en Suède, militant pour le climat et auteur de Comment saboter un pipeline5, s’étonne que cette préoccupation ne donne pas lieu à davantage d’actions de sabotage. Car, si en effet le dégonflage des pneus de SUV a certes défrayé la chronique dans plusieurs villes européennes, force est de constater que la pratique du sabotage est souvent éphémère et que les marches pour le climat ne sont guère suivies d’effets. Dans son plaidoyer en faveur du sabotage, il insiste sur un fait d’importance souvent trop peu connu, y compris des militants eux-mêmes : les mouvements et acteurs militants pris en exemples pour leurs actions de désobéissance civile non-violente (Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela, les suffragettes) ont aussi engrangé des résultats parce qu’une frange plus radicale exerçait, en parallèle, une pression favorable à la mise en place d’un rapport de force positif. En effet, comme le souligne Verity Burgmann, « l’histoire de l’action des mouvements sociaux suggère que les réformes ont plus de chance d’être obtenues quand les militants mettent en œuvre des méthodes extrémistes, voire conflictuelles. Les mouvements sociaux obtiennent rarement tout ce qu’ils veulent mais ils remportent des victoires partielles importantes6 ».
Hypothèse : cette sous-utilisation du sabotage nourrit à son tour un sentiment d’impuissance délétère pour la démocratie.
Cette interrogation sur le lien entre actions pour le climat et sabotage, Andreas Malm lui donne le nom d’énigme de Lanchester, du nom de l’essayiste britannique John Lanchester posant, dans la London Review of Books, qu’il était « étrange et frappant que les militants pour le climat n’aient pas commis d’actes de terrorisme. Après tout, le terrorisme est de loin la forme d’action politique individuelle la plus efficace du monde moderne et le changement climatique est un sujet qui tient au cœur des gens (…) Alors, pourquoi ce genre de choses n’arrive-t-il pas ? Parce que les gens auxquels le changement climatique tient à cœur sont simplement trop gentils, trop éduqués, pour faire quoi que ce soit de cet ordre ? (Mais les terroristes sont souvent des gens extrêmement éduqués.) Ou serait-ce que, d’une certaine manière, même les gens auxquels le changement climatique tient le plus à cœur ne peuvent toujours pas se résoudre à y croire totalement7 ? » Outre cette forme de déni et le degré d’abstraction que renferme (ou renfermait au vu des formes de plus en plus concrètes prises ces dernières années) le dérèglement climatique, Andreas Malm pointe également deux autres facteurs explicatifs, à savoir « l’effondrement général de l’idée révolutionnaire, et plus spécifiquement la politisation insuffisante de la crise climatique8 ». Le premier facteur, couplé à la faible tolérance de la société à l’égard de la violence en général et de toute atteinte à la propriété privée, explique vraisemblablement de manière générale pourquoi le sabotage comme mode d’action, s’il continue d’être utilisé, l’est sur un mode mineur. Une hypothèse de travail serait de dire que cette sous-utilisation du sabotage nourrit à son tour un sentiment d’impuissance délétère pour la démocratie, car pour reprendre le triptyque d’Albert Otto Hirschman9, quand la piste de l’interpellation (Voice) aboutit à une impasse, les autres voies arpentées sont celles de la sortie (Exit) ou de l’acceptation du statu quo (Loyalty), soit encore une démocratie purement formelle où règnent le sentiment d’impuissance et la résignation. Se pose alors une question : ne serait-ce pas précisément cette pensée hégémonique qu’il conviendrait de saboter par tous les moyens nécessaires ?