Heurs et malheurs du sabotage

Par Olivier Starquit

Le sabo­tage est-il un fait du pas­sé ? Se décline-t-il encore de nos jours et si oui, com­ment ? Et puis… est-il souhaitable ?

Petit retour aux origines : un mode d’action du mouvement syndical

En 1897, le congrès de Tou­louse de la CGT recon­nais­sait à l’unanimité le boy­cot­tage et le sabo­tage comme des moyens d’action per­ti­nents. Avant cela, les Lud­dites avaient, entre 1811 et 1813, pro­cé­dé au bris de machines dans l’industrie tex­tile bri­tan­nique, pré­ci­sé­ment pour s’opposer à la révo­lu­tion indus­trielle. Le terme sabo­tage lui-même n’implique pas de mettre un sabot dans les machines, comme on pour­rait le croire, mais est en fait un mot argo­tique uti­li­sé pour dési­gner un tra­vail exé­cu­té comme à coups de sabots. Le mot est lui-même une tra­duc­tion de l’expression uti­li­sée par des dockers écos­sais. En effet, cette expres­sion – Go Can­ny ou Ca Can­ny – qui peut se tra­duire par « ne vous fou­lez pas », était l’injonction qu’ils uti­li­saient à l’attention des autres ouvriers en réponse à des patrons qui leur refu­saient une aug­men­ta­tion de salaire. Le fait de tra­vailler comme un sabot était donc une stra­té­gie de résis­tance qui visait à péna­li­ser les patrons mau­vais payeurs en met­tant un frein à la pro­duc­tion. Ain­si peut-on comp­ter le sabo­tage « au nombre des outils du mou­ve­ment ouvrier. Il faut d’ailleurs dire les sabo­tages : le gré­viste per­leur, qui tra­vaille un peu moins bien, avec de menues erreurs, et ralen­tit ain­si la pro­duc­tion ; le sabo­tage de la bouche ouverte, qui consiste à pré­ve­nir les consom­ma­teurs de mal­fa­çons ou d’escroqueries dans les pro­duits qu’on leur vend ; la “grève du zèle” ; le sabotage-blocage pour neu­tra­li­ser les “jaunes” ; le sabotage-grabuge 1 ». Citons encore dans le réper­toire d’action du sabo­tage, l’obstructionnisme qui se tra­duit par le res­pect et l’application « pous­sée jusqu’à l’absurde, des règle­ments, accom­plis­se­ment de la besogne dévo­lue avec un soin exces­sif et une non moins exces­sive len­teur2 ». Nous y reviendrons.

Bien que moins pri­sée dans les mou­ve­ments ouvriers, cette forme d’action directe conti­nue néan­moins d’être mise en œuvre de nos jours, avec des simi­li­tudes ou dans des ver­sions amé­na­gées. Citons ain­si à titre d’exemples : les opé­ra­tions des Robins des bois de la CGT Éner­gie qui réta­blissent le cou­rant dans des foyers pri­vés d’électricité en rai­son de fac­tures impayées ou, à l’inverse, les cou­pures d’électricité impo­sées pré­ci­sé­ment au cours de ras­sem­ble­ments patro­naux. Plus récem­ment, en pleine crise éner­gé­tique, on a pu voir sur­gir en Grande-Bretagne, un mou­ve­ment plus proche de la déso­béis­sance civile, appe­lé Don’t pay, qui invite les citoyens à ne pas payer leur fac­ture d’électricité.

© Syl­vain Lauwers

Dans sa ver­sion actua­li­sée, ce mode d’action pour­ra consis­ter à sabo­ter « l’image d’une entre­prise, la mettre à l’index pour ses pra­tiques anti­so­ciales3 », une pra­tique qui porte le nom de name and shame (« nom­mer et faire honte »). Ain­si, ces der­nières années, le sec­teur qui défend les tra­vailleuses et tra­vailleurs des titres-services (sur­tout des tra­vailleuses) a plu­sieurs fois lan­cé des opé­ra­tions de net­toyage à la mousse du siège des entre­prises employant ces tra­vailleuses. Par ailleurs, nous évo­quions plus haut l’obstructionnisme. Comme l’illustre à mer­veille Émile Pou­get dans son livre Le Sabo­tage, cette méthode pour­rait assu­ré­ment consti­tuer la meilleure réplique à l’imposition du ser­vice mini­mum aux che­mi­nots : si ceux-ci res­pec­taient à la lettre toutes les règles en matière de sécu­ri­té (comme s’assurer que toutes les portes ferment bien cor­rec­te­ment), voir un train sor­tir d’une gare un jour de grève devien­drait très hypothétique.

De l’autre côté du rapport de force

Le sabo­tage, sous d’autres visages, peut aus­si se retrou­ver dans un autre camp que celui des syn­di­cats. Com­men­çons par ce qui peut sem­bler un oxy­more : le sabo­tage ins­ti­tu­tion­nel. Il arrive qu’un gou­ver­ne­ment doive mettre en œuvre des mesures dont il ne pré­fé­re­rait pour autant pas qu’elles prennent leur essor. Ain­si, on ne peut pas vrai­ment dire que, lors de la créa­tion du SECAL, le Ser­vice de créances ali­men­taires au sein du SPF Finances, tout ait été mis en œuvre pour qu’il fonc­tionne de manière opti­male. Une méthode qu’affectent les thu­ri­fé­raires de l’initiative pri­vée : on crée des ins­ti­tu­tions publiques sans les finan­cer cor­rec­te­ment, et on démontre ensuite que le ser­vice public ne fonc­tionne pas… ain­si peut-on s’en remettre à l’efficacité pré­su­mée du pri­vé pour accom­plir cer­taines mis­sions. Autre exemple : aux États-Unis, en même temps que les élec­tions pour le Congrès ont lieu des élec­tions visant à dési­gner des repré­sen­tants dont la mis­sion sera de super­vi­ser le dérou­le­ment des élec­tions pré­si­den­tielles, entre autres. Or, le Par­ti Répu­bli­cain tente d’y envoyer des can­di­dats annon­çant clai­re­ment qu’ils contes­te­ront les résul­tats s’ils leur sont défavorables.

Un mode d’action (trop peu ?) prisé face à l’urgence écologique

Dans le contexte actuel de crise envi­ron­ne­men­tale, le sabo­tage se mani­feste éga­le­ment par la des­truc­tion volon­taire d’objets tech­no­lo­giques, de plants d’OGM, voire par l’occupation de zones ter­ri­to­riales comme c’est par exemple le cas pour les sites d’extraction de la lignite en Alle­magne avec le mou­ve­ment social Ende Gelände4.

Pré­ci­sé­ment dans le cadre de la lutte contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique, ou pour être plus pré­cis dans le cadre des actions menées pour inci­ter les gou­ver­ne­ments et les États à prendre des mesures dras­tiques lors des som­mets pour le cli­mat, Andreas Malm, maître de confé­rences en géo­gra­phie humaine en Suède, mili­tant pour le cli­mat et auteur de Com­ment sabo­ter un pipe­line5, s’étonne que cette pré­oc­cu­pa­tion ne donne pas lieu à davan­tage d’actions de sabo­tage. Car, si en effet le dégon­flage des pneus de SUV a certes défrayé la chro­nique dans plu­sieurs villes euro­péennes, force est de consta­ter que la pra­tique du sabo­tage est sou­vent éphé­mère et que les marches pour le cli­mat ne sont guère sui­vies d’effets. Dans son plai­doyer en faveur du sabo­tage, il insiste sur un fait d’importance sou­vent trop peu connu, y com­pris des mili­tants eux-mêmes : les mou­ve­ments et acteurs mili­tants pris en exemples pour leurs actions de déso­béis­sance civile non-violente (Gand­hi, Mar­tin Luther King, Nel­son Man­de­la, les suf­fra­gettes) ont aus­si engran­gé des résul­tats parce qu’une frange plus radi­cale exer­çait, en paral­lèle, une pres­sion favo­rable à la mise en place d’un rap­port de force posi­tif. En effet, comme le sou­ligne Veri­ty Burg­mann, « l’histoire de l’action des mou­ve­ments sociaux sug­gère que les réformes ont plus de chance d’être obte­nues quand les mili­tants mettent en œuvre des méthodes extré­mistes, voire conflic­tuelles. Les mou­ve­ments sociaux obtiennent rare­ment tout ce qu’ils veulent mais ils rem­portent des vic­toires par­tielles impor­tantes6 ».

Hypo­thèse : cette sous-utilisation du sabo­tage nour­rit à son tour un sen­ti­ment d’impuissance délé­tère pour la démocratie.

Cette inter­ro­ga­tion sur le lien entre actions pour le cli­mat et sabo­tage, Andreas Malm lui donne le nom d’énigme de Lan­ches­ter, du nom de l’essayiste bri­tan­nique John Lan­ches­ter posant, dans la Lon­don Review of Books, qu’il était « étrange et frap­pant que les mili­tants pour le cli­mat n’aient pas com­mis d’actes de ter­ro­risme. Après tout, le ter­ro­risme est de loin la forme d’action poli­tique indi­vi­duelle la plus effi­cace du monde moderne et le chan­ge­ment cli­ma­tique est un sujet qui tient au cœur des gens (…) Alors, pour­quoi ce genre de choses n’arrive-t-il pas ? Parce que les gens aux­quels le chan­ge­ment cli­ma­tique tient à cœur sont sim­ple­ment trop gen­tils, trop édu­qués, pour faire quoi que ce soit de cet ordre ? (Mais les ter­ro­ristes sont sou­vent des gens extrê­me­ment édu­qués.) Ou serait-ce que, d’une cer­taine manière, même les gens aux­quels le chan­ge­ment cli­ma­tique tient le plus à cœur ne peuvent tou­jours pas se résoudre à y croire tota­le­ment7 ? » Outre cette forme de déni et le degré d’abstraction que ren­ferme (ou ren­fer­mait au vu des formes de plus en plus concrètes prises ces der­nières années) le dérè­gle­ment cli­ma­tique, Andreas Malm pointe éga­le­ment deux autres fac­teurs expli­ca­tifs, à savoir « l’effondrement géné­ral de l’idée révo­lu­tion­naire, et plus spé­ci­fi­que­ment la poli­ti­sa­tion insuf­fi­sante de la crise cli­ma­tique8 ». Le pre­mier fac­teur, cou­plé à la faible tolé­rance de la socié­té à l’égard de la vio­lence en géné­ral et de toute atteinte à la pro­prié­té pri­vée, explique vrai­sem­bla­ble­ment de manière géné­rale pour­quoi le sabo­tage comme mode d’action, s’il conti­nue d’être uti­li­sé, l’est sur un mode mineur. Une hypo­thèse de tra­vail serait de dire que cette sous-utilisation du sabo­tage nour­rit à son tour un sen­ti­ment d’impuissance délé­tère pour la démo­cra­tie, car pour reprendre le trip­tyque d’Albert Otto Hir­sch­man9, quand la piste de l’interpellation (Voice) abou­tit à une impasse, les autres voies arpen­tées sont celles de la sor­tie (Exit) ou de l’acceptation du sta­tu quo (Loyal­ty), soit encore une démo­cra­tie pure­ment for­melle où règnent le sen­ti­ment d’impuissance et la rési­gna­tion. Se pose alors une ques­tion : ne serait-ce pas pré­ci­sé­ment cette pen­sée hégé­mo­nique qu’il convien­drait de sabo­ter par tous les moyens nécessaires ? 

© Syl­vain Lauwers
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