Le 9e Art est depuis longtemps un terrain de jeux privilégié pour les sabotages en tous genres, par héros de papier interposés. À l’instar des cartoons1 dont elle est souvent proche, la bande dessinée peut s’enorgueillir de disposer d’un vivier de turbulents énergumènes, toujours prompts à glisser le fatal grain de sable dans les mécaniques les plus huilées, ou la peau de banane sous les pieds d’une figure d’autorité.
Citons à la volée l’inénarrable Achille Talon qui, par ses retards et sa mauvaise foi, provoque les crises de rage épileptique du rédacteur en chef du journal Polite (copie quasi conforme de l’incontournable René Goscinny) qui l’emploie en tant que personnage vedette. Citons également, dans les Tuniques Bleues, le caporal Blutch qui, aux fins d’éviter la charge de cavalerie et accessoirement de sauver sa peau, enseigne à son cheval Arabesque à faire le mort au premier coup de feu. Ou encore Pierre Mayou, protagoniste des Vieux Fourneaux, qui a notamment pour fait d’armes le sabotage de la chaîne de conditionnement de l’entreprise Garan-Servier, en 1954. « Pas sabotage : duel pour l’honneur », rectifie alors le principal intéressé. Et son ami Antoine d’expliquer : « Un an de prison, qu’il a fait, mon Pierrot. On lui a dit un jour qu’une machine ferait mieux le travail que lui, alors il a défié ladite machine en combat singulier. À la masse de chantier. Victoire par KO Au premier round. » Un luddiste sur le retour, quoi.
Cependant, au-delà de tous ces exemples – et des nombreux autres qui nous viennent à l’esprit mais pour lesquels la place nous manque –, il en est un qui cristallise à nos yeux l’art bédéesque du sabotage, par son approche à la fois nonchalante, humaine et poétique : Gaston Lagaffe.
Une forme d’antithèse de Bartleby
Dès sa première apparition, le 28 février 1957, dans les pages du numéro 985 de Spirou, les esprits méfiants et soupçonneux eurent raison de froncer les sourcils à la vue de ce grand échalas dégingandé et mal attifé : un sacré grain de sable venait d’apparaître au sein de la rédaction du journal de Marcinelle… Laissant les empreintes de ses chaussures un peu partout aux marges des pages du périodique, ce singulier personnage, créé par André Franquin, finit par attirer l’attention de Spirou2 lui-même qui l’apostrophe, lui demandant de s’expliquer. Le dialogue qui s’en suit donne immédiatement le ton quant au profil de l’incongru visiteur :
– Qui êtes-vous ?
– Gaston.
– Qu’est-ce que vous faites ici ?
– J’attends.
– Vous attendez quoi ?
– J’sais pas… J’attends…
– Qui vous a envoyé ?
– On m’a dit de venir…
– Qui ?
– Sais plus…
– De venir pour faire quoi ?
– Pour travailler…
– Travailler comment ?
– Sais pas… On m’a engagé…
– Mais vous êtes bien sûr que c’est ici que vous devez venir ?
– Beuh…
Très vite, la nouvelle est confirmée : le Journal de Spirou se voit flanqué d’un nouveau héros « sans emploi », qui fera office d’homme à tout faire au sein de la rédaction. Et les ennuis commencent ! Car, confirmant les soupçons de Fantasio qui fera office de responsable du nouveau venu, Gaston se révèle très vite un employé peu enclin à l’assiduité besogneuse ! C’est dès lors toute la rédaction qui va se voir bouleversée par les initiatives (ou leur absence) de ce garçon un peu endormi.
« Gaston aime dormir, c’est évident, mais c’est un paresseux militant. Son indolence s’appuie sur les ressorts puissants de l’imagination, de l’inventivité et d’un immense désir de liberté. »
À cet égard, le personnage de Gaston Lagaffe n’est pas sans rappeler celui décrit par Herman Melville, dans sa nouvelle intitulée Bartleby, le scribe, parue en 1853. Dans ce texte, le narrateur, directeur d’une étude de copistes juridiques, raconte l’histoire d’un de ses employés qui, fraîchement engagé, opposa rapidement une inertie totale et implacable à la moindre sollicitation lancée par son patron, et ce par une formulation étrange, devenue célèbre : « Je préfèrerais ne pas ! » (I would prefer not to !). Cet employé, nommé Bartleby, fait lui aussi une impression d’emblée bizarre : « En réponse à ma petite annonce, un jeune homme apparut immobile, un matin, sur le seuil de mon étude : la porte était ouverte, nous étions en été. Je revois encore cette silhouette, livide et nette, pitoyablement respectable, d’un désespoir incurable ! C’était Bartleby3 ! » Le profil semble pour le moins singulier, même pour un copiste4 ! Pourtant, Bartleby semble, dans un premier temps, donner entière satisfaction, se lançant à corps perdu dans les écritures (p.23) : « Il ne prenait pas le temps de digérer, il tirait, jour et nuit, à la ligne, copiant à la lumière naturelle ou à celle des bougies. J’aurais été littéralement ravi de son application si, dans son industrie, il avait manifesté quelque signe d’allégresse. Mais il écrivait en silence, de manière blafarde, mécaniquement. »
Et c’est là que le bât blesse. Comme écrit plus haut, Bartleby se met ensuite à refuser inflexiblement toute forme de demande autre que l’écriture, pour finir par repousser, avec sa phrase alambiquée, n’importe quelle injonction. Certains penseurs, comme Gilles Deleuze Slavoj Žižek ou Giorgio Agamben, ont pu voir dans ce refus l’expression d’une résistance au système, ou encore « l’écho d’un rêve d’évasion absolu, qu’il serait vain d’opposer aux formes directement politiques de la révolte mais qui emporte dans sa teneur la radicalité la plus nue, l’opposition la plus ferme à tous les réquisits d’une humanité programmant son propre contrôle5 ». Or l’opposition de Bartleby semble, selon nous, davantage tenir d’une forme d’inertie mortifère, qui s’avèrera d’ailleurs, in fine, mortelle. Car le copiste se révèle d’une immobilité effrayante (p.37) : « Point capital : il était toujours là, premier le matin, constamment présent durant la journée, et le dernier la nuit tombée », souligne le narrateur. Jusqu’à s’installer à demeure dans l’étude, laissant son employeur démuni quant aux moyens de le faire partir (p.53) : « Il demeura comme toujours un ornement inamovible dans mon bureau. […] À quoi me résoudre ? Il ne voulait rien faire à l’étude. Pour quelle raison aurait-il dû y rester ? À dire vrai, il était aussi lourd qu’une meule autour de mon cou, aussi inutile qu’un collier, mais plus pénible à porter. »
Gaston, quant à lui, est tout le contraire. Sa rétivité au travail lui est dictée par un profond désintérêt pour le type de tâche qu’on lui confie, et un désir de consacrer son temps à autre chose. Paradoxalement, il est un feignant qui déploie en réalité une énorme énergie et une imagination sans limites pour éviter le travail ! À tel point que, lorsque Prunelle le pourchasse toute la journée pour lui confier une tâche urgente, il finit par rendre les armes, et lâche, épuisé : « Wwôh allez, boh ! Donne-le-moi, ce boulot… Finalement, ce sera moins fatigant de le faire que d’essayer d’y couper… Pfouh…6 »
Un disciple de Paul Lafargue ?
Gaston aime dormir, c’est évident, et à ce titre il n’est pas faux de le qualifier de paresseux. Mais ce serait alors un paresseux militant, car son indolence, loin d’être un vice, s’appuie sur les ressorts puissants de l’imagination, de l’inventivité et d’un immense désir de liberté. Gaston est un inventeur, un bricoleur fou et désorganisé, mais dont les inventions – quand elles n’explosent pas à la figure de ses collègues ou à la sienne – tendent à réaménager et à redéfinir son environnement immédiat, à savoir son lieu de travail. Ainsi, chargé entre autres tâches fastidieuses du classement des archives finit-il, à l’aide de classeurs, caisses et autres papiers divers, par aménager un escalier pour accéder plus facilement au sommet de la montagne formée par les documents qui s’accumulent7. Il bâtit également un kiosque d’accueil pour les collègues venant consulter un document, un labyrinthe qu’il propose comme attraction payante aux membres de la rédaction, ou encore une caverne dans laquelle il peut trouver refuge pour dormir en compagnie de son chat et de sa mouette.
Gendre de Karl Marx, le philosophe et militant socialiste français Paul Lafargue rédigea en 1880 un court manifeste, intitulé Le droit à la paresse : réfutation du droit au travail de 1848, dans lequel il s’emploie à démonter la valeur « travail » au profit d’une réduction de la productivité et une augmentation du temps de loisir. Il écrit : « Notre époque est, dit-on, le siècle du travail ; il est, en effet, le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption8. » Plus loin (p.19) : « Introduisez le travail et adieu joie, santé, liberté ; adieu tout ce qui fait la vie belle et digne d’être vécue. » Et il conclut en s’exclamant (p.49) : « Ô Paresse, prends pitié de notre pauvre misère ! Ô Paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines ! »
Hacker avant la lettre, Gaston détourne des objets de leur usage initial pour leur en trouver des nouveaux davantage créatifs, offensifs ou poétiques.
À près d’un siècle de distance – et toutes proportions prudemment gardées – nous retrouvons quelque peu l’esprit de Lafargue en Gaston. Lorsque son collègue et supérieur Prunelle lui fait remarquer : « Franchement, Gaston, on se demande d’où vous vient cette rage d’inventer des trucs et des machins… », celui-ci lui rétorque : « Si tu crois que toute ma vie je vais me tuer à gâcher ma belle jeunesse en travaillant dans un bureau comme une bête de somme9… » Et même si le discours de Gaston se représentant comme une bête de somme ployant sous le labeur provoque l’hilarité incrédule de Prunelle, il lui assène néanmoins une vérité incontestable : Gaston n’éprouve aucun intérêt pour le travail de bureau. Et contrairement à Bartleby qui n’exprime aucun intérêt pour quoi que ce soit, il développe une passion formidable pour un nombre incalculable d’activités extraprofessionnelles.
Évolution politique
M’enfin ! Et le sabotage dans tout ça ? On y vient, rogntudju ! Les catastrophes provoquées par Gaston perturbent la vie de la rédaction, c’est un fait. Mais on pourrait objecter qu’il s’agit davantage de maladresse que de sabotage proprement dit, et cela serait sans doute vrai mais dans un premier temps seulement. Par exemple, lorsque Gaston demande et obtient la permission de faire livrer au bureau le gros lot qu’il a gagné à une foire agricole, sans préciser qu’il s’agit d’une vache, il provoque un chaos indescriptible qui sera le moteur de plusieurs gags du premier album de la série10. Ceci constitue-t-il un acte de sabotage ? Peut-être pas à proprement parler, mais cette anecdote illustre au minimum la totale méconnaissance, pour ne pas dire le mépris, par Gaston des règles et normes qui régissent un lieu de travail. Et, par extension, son absence totale de volonté de s’y soumettre.
Le running gag des contrats est un autre exemple. Le puissant et très sérieux homme d’affaires Aimé De Mesmaeker fait régulièrement son apparition dans les couloirs des bureaux de Spirou afin de signer des mystérieux contrats – au sujet desquels, par un classique effet de MacGuffin, nous ne saurons jamais rien. Bien entendu, chaque tentative se solde par un échec catastrophique, du fait des initiatives, idées ou inventions de Gaston, que ce soit un nouveau système d’alarme révolutionnaire, des expériences de chimie amusante, ou carrément l’envoi d’une fusée expérimentale destinée à faire neiger et qui abat le jet privé de De Mesmaeker à bord duquel Fantasio était à deux doigts de faire signer les fameux contrats ! Et si Gaston venait à être absent ou prudemment écarté, son chat et sa mouette se chargent à leur tour de faire capoter l’affaire !
Au fil des albums, et sans doute des évolutions personnelles de son auteur, Gaston se politise progressivement et ses activités ne relèvent plus toujours de la douce indolence. Un antimilitarisme, très vivace chez Franquin, se manifeste de plus en plus dans les actes et les propos du garçon de bureau. Lorsque Prunellle chasse le chat qui dormait sur les genoux de Gaston, l’empêchant de travailler, celui-ci se fâche et rétorque : « Hé ! Si tous les généraux et amiraux du monde […] avaient chacun un chat sur les genoux, hébin moi, je me sentirais vachement mieux, moi11 ! » Ou encore, lorsqu’il envoie une maquette d’avion militaire bombarder Prunelle de pétards inflammables, il se justifie sèchement : « Ben quoi ?! Ceux qui fourrent de ces bidules guerriers plein leurs illustrés, ‘faut bien, de temps en temps, qu’on leur rappelle à quoi servent ces merveilles…12 »
L’écologie est également un domaine dans lequel l’inventivité de Gaston trouve à s’exprimer. S’il invente notamment une minuscule tondeuse pour pouvoir tondre la pelouse de sa tante Hortense sans couper les jolies pâquerettes, il est surtout recruté par Greenpeace afin de saboter les baleiniers, en faisant fuir les cétacés à l’aide de son gaffophone13 posté à l’avant d’un zodiac.
Gaston souhaite rendre le monde meilleur, quitte pour cela à saboter, consciemment ou non, ce qui est perçu comme des oppressions ou des injustices.
Dernier exemple, Gaston et ses amis se lancent dans ce qui fut appelé la « Guerre des parcmètres », et s’attaquent par tous les moyens possibles et imaginables aux « affreux mange-frics ». Robot-tronçonneuse, robot lanceur d’acide, parcmètres montés sur pied en caoutchouc (qui deviennent des punching-balls) ou transformés en distributeur de chewing-gums : l’imagination et la créativité montent aux barricades de cet étonnant conflit, sur fond de sabotage direct !
Poésie du sabotage
« Les vrais dessinateurs à la plume sont des improvisateurs. En apparence plus superficiels que les peintres, ils s’approchent pourtant en réalité bien plus près de la vie14. » André Franquin (1924-1997) était de ceux-là. Sous sa plume, et à travers l’alter-ego de papier que fut Gaston, Franquin a retouché son univers, à commencer par son environnement de travail : la rédaction de Spirou. Avec lui, il questionne et moque l’autorité souvent tatillonne et parfois étouffante du monde de l’entreprise, mais aussi, plus largement, celle des puissants en uniforme ou en costume-cravate. Hacker avant la lettre15, il détourne des objets de leur usage initial pour leur en trouver des nouveaux davantage créatifs, offensifs ou poétiques. Il substitue la notion de jeu à celle de travail, la notion de créativité à celle de routine et la notion d’imaginaire à celle de productivité. Tout cela sur papier, d’un trait de crayon qui verra une évolution flagrante de la ligne claire un peu rigide des débuts à une fantastique explosion de tourbillons et de mouvements irrésistibles qui emportent tout sur leur passage16.
Pour Gaston, comme pour Franquin, le labeur ne mérite pas que l’on dérange un chat qui dort paisiblement sur ses genoux. Et à ceux qui rêveraient d’un système bien rangé, ordonné et efficace, il oppose une vision empreinte d’une liberté un peu folle, d’une poésie douce et d’une indéniable énergie optimiste. Car Gaston, même si sa maladresse et son enthousiasme peuvent provoquer des catastrophes, souhaite rendre le monde meilleur, quitte pour cela à saboter, consciemment ou non, ce qui est perçu comme des oppressions (le rythme de travail) ou des injustices (la chasse à la baleine). En cela, il est un optimiste et un rêveur qui, contrairement à Bartleby, parvient à se maintenir en décalage vis-à-vis du système – et même à agir sur lui – sans y entrer complètement, et donc sans que celui-ci le détruise. À l’instar de son chat et de sa mouette, Gaston devient un élément constitutif de son environnement (le bureau, la rédaction, et donc le monde du travail), mais dont la nature profonde empêche irrémédiablement qu’on l’y intègre totalement. Il reste, envers et contre tout, ce grain de sable dans la mécanique, ce caillou dans la chaussure, cette peau de banane glissée sous le pied de M. De Mesmaeker, Prunelle et les autres…
Héros sans emploi, peut-être… mais héros, certainement !