Au cours de leur usage à travers les siècles, les objets de la vie quotidienne se sont très souvent chargés d’une dimension symbolique. Il en va ainsi en particulier pour les vêtements. Il suffit de penser au haut-de-forme, ce chapeau traduisant un rang social élevé et l’aisance matérielle de celui qui le portait. Alors que le sarrau, blouse de travail large et courte, était un marqueur d’un autre niveau : celui des paysans et des ouvriers.
La chaussure de bois, répondant au nom de « sabot », est elle aussi devenue au fil du temps un signe d’appartenance, la classe laborieuse en l’occurrence, paysanne en premier lieu. En attendant qu’elle soit remise au goût du jour par les hippies dans les années 70 et, plus récemment, par les bohèmes chics. Mais ceci est une autre histoire…
Celle qui nous occupe ici est d’une autre teneur. C’est que, fin du XIXe siècle, les sabots deviendront, à leur façon, un symbole révolutionnaire. Est-il vrai que des tisserands auraient pris l’habitude de lancer les leurs dans les machines à tisser pour protester contre la mécanisation du travail dans les fabriques textiles ? Rien n’est moins sûr. Ce qui l’est, par contre, c’est que, parti de l’Angleterre en pleine révolution industrielle, le mouvement luddiste s’est adonné à des bris de machines, par suite de la crainte éprouvée par les nouveaux prolétaires d’être privés à jamais d’un emploi. Et là, il y a bel et bien eu « sabotage ».
Depuis, ce mot, délesté de sa signification d’ « action de fabriquer des sabots » et porteur de celle d’ « endommager, de détruire en sabotant », a acquis, en certaines circonstances historiques, des lettres de noblesse. Dans le Chant des partisans, par exemple, né à Londres en mai 1943, devenu rapidement l’hymne de la Résistance. Après l’émouvante entame « Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ? », on y lit au dernier vers de la deuxième strophe : « Ohé ! saboteur, attention à ton fardeau… dynamite ! » Hommage rendu de la sorte à ces partisans qui, aux heures sombres de l’Occupation, ont eu le courage d’attaquer, au péril de leur vie, les moyens de communication (réseau électrique et lignes de chemin de fer) ainsi que l’appareil de production de l’armée allemande !
Ces temps ont heureusement bien changé, cela va de soi, ce qui laisse entendre qu’un tel type de pratiques extrêmes n’est plus de saison. Sauf que, face au réchauffement climatique, à l’effondrement de la biodiversité et à la dégradation d’une planète en butte à la rapacité de nos sociétés arrimées à l’idée de croissance – l’idéologie du « toujours plus » –, il n’est plus question d’attendre, estiment les plus résolus des militants, jeunes générations en tête. Qui poursuivent en substance : puisque le monde politique ne sort décidément pas de son inertie, en dépit de nombreuses manifestations et autres interpellations diverses, le moment est venu de le bousculer par des « actions directes », c’est-à-dire des formes de lutte collective se passant d’intermédiaires (partis traditionnels, syndicats, ONG, etc.). On reconnaît ici la propagande par le fait chère aux anarchistes d’autrefois, la violence physique sur les personnes étant évidemment exclue.
Incendies contre des antennes 5G, zones à défendre (ZAD) par suite de menaces pesant sur elles, Extinction Rebellion prônant la désobéissance civile, destruction de panneaux publicitaires ou détournement de leurs messages à l’aide de graffiti, hackers libertaires pour doter le cyberespace d’une réelle autonomie, Gilets jaunes, etc., le répertoire d’actions de mobilisation – recourant à l’ancienne méthode du sabotage – n’a fait que grossir chez de petits groupes au fur et à mesure que les États se montraient impuissants face à l’accumulation des crises, l’environnemental n’étant pas la moindre. Ils en avaient pourtant été prévenus par le rapport du Club de Rome, publié en 1972, et par l’œuvre prémonitoire du philosophe André Gorz, sans parler de René Dumont, premier candidat écologiste à l’élection présidentielle française de 1974.
Changer de paradigme devient dès lors urgent, à commencer par une rupture avec le productivisme et le consumérisme à tout crin : des modifications dans nos existences matérielles peuvent déjà y contribuer. À sa manière, Bartleby, personnage de la célèbre nouvelle de Herman Melville, y invite d’ailleurs. Employé modèle dans un cabinet juridique de New York au XIXe siècle, il refuse un jour d’exécuter les travaux de copiste que lui demande son patron, et il s’y maintient mordicus par la suite. « I would prefer not to » (« Je préférerais ne pas ») devient sa phrase fétiche, répétée à l’envi. C’est de la résistance passive, dira-t-on, peu encline à de résultats effectifs. C’est à voir… Car elle peut engendrer des stratégies de sabotage nouvelles. Gandhi nous en a donné un exemple historique au cours de son combat pour l’indépendance de l’Inde, au même titre que Martin Luther King dans celui contre les discriminations raciales aux États-Unis.