Sabotage
« Mots »

Par Henri Deleersnijder

Au cours de leur usage à tra­vers les siècles, les objets de la vie quo­ti­dienne se sont très sou­vent char­gés d’une dimen­sion sym­bo­lique. Il en va ain­si en par­ti­cu­lier pour les vête­ments. Il suf­fit de pen­ser au haut-de-forme, ce cha­peau tra­dui­sant un rang social éle­vé et l’aisance maté­rielle de celui qui le por­tait. Alors que le sar­rau, blouse de tra­vail large et courte, était un mar­queur d’un autre niveau : celui des pay­sans et des ouvriers.

La chaus­sure de bois, répon­dant au nom de « sabot », est elle aus­si deve­nue au fil du temps un signe d’appartenance, la classe labo­rieuse en l’occurrence, pay­sanne en pre­mier lieu. En atten­dant qu’elle soit remise au goût du jour par les hip­pies dans les années 70 et, plus récem­ment, par les bohèmes chics. Mais ceci est une autre histoire…

Celle qui nous occupe ici est d’une autre teneur. C’est que, fin du XIXe siècle, les sabots devien­dront, à leur façon, un sym­bole révo­lu­tion­naire. Est-il vrai que des tis­se­rands auraient pris l’habitude de lan­cer les leurs dans les machines à tis­ser pour pro­tes­ter contre la méca­ni­sa­tion du tra­vail dans les fabriques tex­tiles ? Rien n’est moins sûr. Ce qui l’est, par contre, c’est que, par­ti de l’Angleterre en pleine révo­lu­tion indus­trielle, le mou­ve­ment lud­diste s’est adon­né à des bris de machines, par suite de la crainte éprou­vée par les nou­veaux pro­lé­taires d’être pri­vés à jamais d’un emploi. Et là, il y a bel et bien eu « sabotage ».

Depuis, ce mot, déles­té de sa signi­fi­ca­tion d’ « action de fabri­quer des sabots » et por­teur de celle d’ « endom­ma­ger, de détruire en sabo­tant », a acquis, en cer­taines cir­cons­tances his­to­riques, des lettres de noblesse. Dans le Chant des par­ti­sans, par exemple, né à Londres en mai 1943, deve­nu rapi­de­ment l’hymne de la Résis­tance. Après l’émouvante entame « Ami, entends-tu le vol noir des cor­beaux sur nos plaines ? », on y lit au der­nier vers de la deuxième strophe : « Ohé ! sabo­teur, atten­tion à ton far­deau… dyna­mite ! » Hom­mage ren­du de la sorte à ces par­ti­sans qui, aux heures sombres de l’Occupation, ont eu le cou­rage d’attaquer, au péril de leur vie, les moyens de com­mu­ni­ca­tion (réseau élec­trique et lignes de che­min de fer) ain­si que l’appareil de pro­duc­tion de l’armée allemande !

Ces temps ont heu­reu­se­ment bien chan­gé, cela va de soi, ce qui laisse entendre qu’un tel type de pra­tiques extrêmes n’est plus de sai­son. Sauf que, face au réchauf­fe­ment cli­ma­tique, à l’effondrement de la bio­di­ver­si­té et à la dégra­da­tion d’une pla­nète en butte à la rapa­ci­té de nos socié­tés arri­mées à l’idée de crois­sance – l’idéologie du « tou­jours plus » –, il n’est plus ques­tion d’attendre, estiment les plus réso­lus des mili­tants, jeunes géné­ra­tions en tête. Qui pour­suivent en sub­stance : puisque le monde poli­tique ne sort déci­dé­ment pas de son iner­tie, en dépit de nom­breuses mani­fes­ta­tions et autres inter­pel­la­tions diverses, le moment est venu de le bous­cu­ler par des « actions directes », c’est-à-dire des formes de lutte col­lec­tive se pas­sant d’intermédiaires (par­tis tra­di­tion­nels, syn­di­cats, ONG, etc.). On recon­naît ici la pro­pa­gande par le fait chère aux anar­chistes d’autrefois, la vio­lence phy­sique sur les per­sonnes étant évi­dem­ment exclue.

Incen­dies contre des antennes 5G, zones à défendre (ZAD) par suite de menaces pesant sur elles, Extinc­tion Rebel­lion prô­nant la déso­béis­sance civile, des­truc­tion de pan­neaux publi­ci­taires ou  détour­ne­ment de leurs mes­sages à l’aide de graf­fi­ti, hackers liber­taires pour doter le cybe­res­pace d’une réelle auto­no­mie, Gilets jaunes, etc., le réper­toire d’actions de mobi­li­sa­tion – recou­rant à l’ancienne méthode du sabo­tage – n’a fait que gros­sir chez de petits groupes au fur et à mesure que les États se mon­traient impuis­sants face à l’accumulation des crises, l’environnemental n’étant pas la moindre. Ils en avaient pour­tant été pré­ve­nus par le rap­port du Club de Rome, publié en 1972, et par l’œuvre pré­mo­ni­toire du phi­lo­sophe André Gorz, sans par­ler de René Dumont, pre­mier can­di­dat éco­lo­giste à l’élection pré­si­den­tielle fran­çaise de 1974.

Chan­ger de para­digme devient dès lors urgent, à com­men­cer par une rup­ture avec le pro­duc­ti­visme et le consu­mé­risme à tout crin : des modi­fi­ca­tions dans nos exis­tences maté­rielles peuvent déjà y contri­buer. À sa manière, Bart­le­by, per­son­nage de la célèbre nou­velle de Her­man Mel­ville, y invite d’ailleurs. Employé modèle dans un cabi­net juri­dique de New York au XIXe siècle, il refuse un jour d’exécuter les tra­vaux de copiste que lui demande son patron, et il s’y main­tient mor­di­cus par la suite. « I would pre­fer not to » (« Je pré­fé­re­rais ne pas ») devient sa phrase fétiche, répé­tée à l’envi. C’est de la résis­tance pas­sive, dira-t-on, peu encline à de résul­tats effec­tifs. C’est à voir… Car elle peut engen­drer  des stra­té­gies de sabo­tage nou­velles. Gand­hi nous en a don­né un exemple his­to­rique au cours de son com­bat pour l’indépendance de l’Inde, au même titre que Mar­tin Luther King dans celui contre les dis­cri­mi­na­tions raciales aux États-Unis. 

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