Sabotage moderne Petit catalogue non-exhaustif

Par Jérôme Delnooz et Gaëlle Henrard

Si on vous dit « sabotage », vous pensez à…

  • Un sabot, maladroitement abandonné dans un engrenage de métier à tisser.
  • Un Tintin stupéfait s’exclamant : « Saperlipopette ! Ils ont fait sauter le pipe-line ! »
  • Une ligne de chemin de fer qui aurait malencontreusement sauté sous l’effet d’une grosse bombe artisanale.

Les représentations que soulève ce terme sont, il faut bien le dire, souvent empreintes d’un imaginaire guerrier ou volontiers potache, œuvres de vilains garnements voire de bandits communément perçus comme violents (ou carrément « écoterroristes »). Elles nous plongent assez spontanément dans notre passé, celui de la Deuxième Guerre mondiale comme celui des grosses usines de production d’une ère industrielle alors à son « apogée ». Il semblerait toutefois que, sorti de ces contextes de guerre et de domination massive et criante, de ces contextes a priori révolus, ce mode d’action directe n’ait pas dit son dernier mot, et que l’époque que nous vivons voie (re)fleurir, plus ou moins discrètement, des actes de sabotage remis au goût du jour. Un mode de résistance remobilisé donc… cela nous apprendrait-il quelque chose de notre époque ?

Nous vous proposons ici un petit catalogue non-exhaustif des fournées de ces dernières années, une sélection1 d’exemples de luttes qui, sans doute épuisées de n’être pas écoutées, font entendre autrement leur désir d’un autre monde. Invoquant la plupart du temps la protection de nos espaces, ressources et savoirs communs, fuyant le désespoir et l’anxiété grandissants, refusant l’inaction et l’impuissance… certains et certaines passent à l’action directe. 

© Sylvain Lauwers

« La publicité n’est pas une fatalité »

Circuler en ville sans être matraqué par des images publicitaires est devenu mission impossible, le dire relève de l’évidence absolue. Pour autant, cette présence n’est pas inévitable et c’est ce qu’entend nous rappeler, non sans humour, le collectif « Liège Sans Pub », un parmi de nombreux autres à se mobiliser contre la présence grandissante de la publicité dans l’espace public. Dans le contexte de l’urgence climatique, outre l’encouragement à la surconsommation, le collectif pointe le gaspillage énergétique occasionné par les panneaux digitaux, et le « deux poids deux mesures » à l’heure où il nous est demandé de réduire nos consommations électriques et de baisser le chauffage. Les messages stéréotypés véhiculés par les publicités, couplés au fait que la population (notamment les plus jeunes) y soit soumise sans pouvoir s’en protéger, est également dénoncé.

Le collectif LSP s’emploie ainsi à recouvrir les panneaux publicitaires dans l’espace public par le collage d’affiches ou le barbouillage à la peinture, à retirer des affiches, à débrancher des écrans numériques qui diffusent la publicité ou encore à en détourner l’électricité pour montrer ce qu’il serait possible d’en faire : s’éclairer, cuisiner une pâte bolo ou une soupe populaire. Le collectif demande notamment la mise en place d’une gestion de l’affichage urbain par un service public, prenant dès lors en compte l’intérêt de la société et non celui d’annonceurs privés tels que des grandes marques. 

© Sylvain Lauwers

« Fin de parcours pour le golf… il n’y a plus d’eau »

Ces dernières années, nous avons tous assisté à la multiplication des épisodes de fortes chaleurs et de canicules… que l’on nous prédit de plus en plus à l’avenir. Cela rend évidemment la ressource en eau d’autant plus précieuse, à commencer pour la production de nourriture. Ainsi, des restrictions voire interdictions d’arrosage (ou de remplissage de piscines) sont régulièrement imposées par les pouvoirs publics pour éviter les risques de pénurie et en réserver la disponibilité pour l’irrigation des cultures agricoles et maraîchères. Mesures dont les clubs de golf ont pu être exemptés par dérogation, en France notamment. Le collectif Kirikou (en référence directe au dessin animé éponyme où le village est privé d’eau par un monstre qui boit sa source) dénonce ainsi la grande consommation et l’accaparement d’eau pour arroser les luxueux terrains de golf (loisir qui, sociologiquement, bénéficie par ailleurs déjà aux couches privilégiées de la population) en période de sécheresse. L’injustice sociale est donc elle aussi pointée du doigt par ces actions, puisque le changement climatique touche d’abord les populations pauvres. Ainsi s’agit-il de défendre le bien commun face aux privilèges d’un petit nombre de nantis. Dans la région de Toulouse, les actions du collectif ont consisté à couler du ciment dans des trous de parcours, à endommager les greens et à y planter des légumes ou des pancartes portant des slogans.  

© Sylvain Lauwers

« Hors d’usage », la trotti !

La trottinette électrique : LE nouveau moyen de transport « doux » et « vert » qui a littéralement envahi nos centres urbains… mais qui est loin de faire l’unanimité, notamment d’un point de vue environnemental et énergétique (arguments qui sont pourtant parmi ceux des entreprises qui les fabriquent et les commercialisent). Leur reprochant une forte émission de CO2 (production très énergivore et polluante – notamment les batteries au lithium –, faible durée de vie, déplacements quotidiens nécessaires pour leur charge, le tout couplé au fait qu’elles tendent davantage à remplacer des déplacements auparavant réalisés à pied ou en transport en commun), le mouvement écologiste Extinction Rebellion (XR) a saboté plusieurs milliers de ces engins à Paris, Bordeaux ou encore Lyon, en recouvrant ou en grattant les QR codes, rendant leur déverrouillage impossible avec un smartphone. Sont ainsi dénoncées une catastrophe écologique et une opération de « greenwashing » qui ne règle finalement pas grand-chose au problème qu’elle prétend pourtant contribuer à solutionner…  

© Sylvain Lauwers

Glyphosate : état de nécessité contre toxicité

La saga autour du glyphosate n’a pas encore joué son dernier acte : cet herbicide peu cher et très prisé dans l’agriculture intensive pour lutter contre les plantes indésirables est toujours en usage malgré une classification comme cancérogène probable, et la promesse du président Macron de l’interdire en 2017. L’autorisation européenne du glyphosate ayant expiré en 2022, la question de son interdiction se pose à nouveau, sachant que Bayer, le groupe d’industrie chimique allemand qui le produit, a d’ores et déjà demandé son renouvellement. Parmi de nombreuses actions menées contre ce produit, citons celle de 21 militants qui ont barbouillé les codes-barres de produits contenant du glyphosate dans des magasins de bricolage, les rendant ainsi invendables. Par ces actes, ils dénonçaient le danger de ce pesticide pour la santé publique et l’environnement. C’était en 2016 et 2017.  Entre-temps poursuivis en justice au motif de « dégradation du bien d’autrui en réunion », ils ont été relaxés au nom du principe d’« état de nécessité »2, le tribunal reconnaissant que « les enjeux de santé et d’environnement [étaient] plus importants que l’infraction (…) commise ». 

© Sylvain Lauwers

« T’es un chien ? Non ? Alors pourquoi tu pisses dans la rue ? »

Les rues de Paris se sont désormais équipées d’un dispositif du plus bel effet : les « uritrottoirs », urinoirs de rue pour hommes (hypocritement) dits « écologiques » (la partie urinoir étant surmontée d’une charmante jardinière qui permettrait de faire du compost et de planter des fleurs…). Ces dispositifs, placés dans l’espace public par la mairie de Paris, ne semblent pour autant pas avoir récolté un franc succès, en tout cas auprès de certains riverains, touristes et autres passants. En cause leur caractère peu hygiénique et leur potentiel en matière d’exhibitionnisme, les dispositifs n’étant pas placés dans des endroits fort discrets. Le collectif « Les Pisseuses » a ainsi dénoncé une rue et un espace public pensés pour les hommes, ici pour leur permettre de soulager leurs besoins, sans par ailleurs qu’il n’en soit fait autant pour les femmes ou les enfants, dont les besoins en la matière sont pourtant plus importants que ceux des hommes. Ces dispositifs au caractère inégalitaire ont été bétonnés par le collectif et ainsi rendus inutilisables. Dans cette problématique qui n’est pas nouvelle, une question se pose : pourquoi ne pas avoir envisagé de réels dispositifs mixtes, incluant également les besoins des enfants, et permettant à chacun de faire ses besoins en toute sécurité, dans un lieu hygiénique et qui n’impose pas l’urine et ses odeurs à toutes et tous dans l’espace public ? 

© Sylvain Lauwers

« No bassaran ! »

La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ? Depuis 2021, les autorités françaises, un gros syndicat et une fédération de coopératives agricoles ont lancé un chantier d’aménagement de 93 « mégabassines » : des réserves de substitution où est stockée à ciel ouvert de l’eau pompée dans les nappes phréatiques afin de garantir aux agriculteurs un approvisionnement constant de cette ressource. Mais voilà, cette entreprise est décriée et combattue par un large mouvement social composé de paysans, d’habitants, d’activistes écologistes, de scientifiques… qui le voient comme un accaparement de l’eau par un très petit nombre d’exploitants, une privatisation de bien commun, et plus fondamentalement un moyen de perpétuer un modèle d’agriculture intensive écocidaire. Des recours juridiques ont été initiés, mais l’État a appliqué la politique du fait accompli en autorisant la mise en œuvre express des infrastructures… Face à ce passage en force, des opposants ont plusieurs fois eu recours au mode d’action du sabotage pour désarmer la « pieuvre mégabassine » : démontage, clandestin ou au grand jour, de canalisations et de pompes, destructions de bâches, neutralisation d’engins de chantier… Des initiatives revendiquées collectivement par le front anti-bassines : « Ces gestes n’ont pas eu d’effets repoussoirs », assure un organisateur. « Ces actions sont perçues comme nécessaires et logiques face à l’entêtement du Gouvernement ». 

© Sylvain Lauwers

« #jenelabouclepas »

Zaventem, le matin du 17 août 2016. Un homme, ligoté aux mains et aux chevilles, est maintenu plié en deux sur son siège par deux policiers. Il se débat, crie et semble étouffer. Voilà la scène choquante à laquelle sont confrontés des passagers qui embarquent pour un vol à destination du Cameroun. Il s’agit d’une expulsion de personne sans-papiers organisée par l’État belge. Pour plusieurs témoins, c’en est trop ! Ils interpellent les policiers, expriment leur indignation, refusent de s’assoir et de répondre aux injonctions du pilote. Finalement, ce dernier prend la décision d’annuler le vol… L’expulsion est avortée (pour l’instant) et les policiers sont obligés de descendre de l’avion avec leur prisonnier. Suite à leur acte de désobéissance, six personnes sont interpellées par les forces de l’ordre. Elles seront poursuivies en justice pour rébellion et « entrave méchante à la circulation aérienne », avant d’être relaxées le 13 décembre 2017, notamment sous la pression d’une mobilisation citoyenne. En toile de fond de ce geste de solidarité, ce sont l’injustice et le traitement inhumain de ces procédures qui sont dénoncés, mais également la politique migratoire belge. Le collectif « Getting the Voice Out » recueille et documente les récits de ces personnes qui ne la bouclent pas. Informé d’une expulsion imminente, il arrive même que celui-ci explique aux passagers leurs droits et devoirs avant l’embarquement. De quoi semer les germes de la révolte ? 

© Sylvain Lauwers

5G : colosse aux pieds d’argile

En plein contexte COVID, avec le soutien du monde politique, les opérateurs de télécommunication accélèrent le déploiement de la technologie 5G. Les uns saluent l’initiative, les autres dénoncent ce modèle imposé en urgence sans réel débat démocratique, attentant au principe de précaution sanitaire et synonyme de catastrophe environnementale. La mobilisation et les recours légaux n’y changent rien. Certains réfractaires plus radicaux, aux profils et motivations parfois très divers, préfèrent opter pour l’action directe. Leur campagne de sabotage (antennes-relais incendiées, câbles de fibre optique sectionnés, pylônes déboulonnés) devient massive et impacte de nombreux pays européens. À titre d’exemple, en mai 2021, un rapport interne du ministère de l’Intérieur français recensait déjà 174 actes de sabotage en un an. Des statistiques difficiles à obtenir, les États (et souvent les saboteurs eux-mêmes) ne souhaitant pas faire grande publicité de ces actions clandestines. Hormis un cas d’incendie à Pelt en avril 2020, on pourrait penser que la Belgique est relativement « épargnée », sauf que le patron de l’OCAM (Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace) a dévoilé dans une interview que la gauche radicale est fort active autour de cette question.  

© Sylvain Lauwers

« Dehors ou dedans, à l’ombre d’une prison, personne ne peut être libre » 

« Novembre 2013 : Architecte collabo. Des inconnus cassent les vitres du Centre d’Études et de Recherches d’Architecture et d’Urbanisme (…) qui a collaboré à la construction de la nouvelle prison de Marche-en-Famenne. Juin 2014 : Sabotage. Le chantier de la nouvelle prison psychiatrique à Anvers a été la cible d’un sabotage incendiaire. Trois grues mobiles et un lourd générateur électrique (…) ont été détruits par les flammes (…) C’est la même entreprise qui a remporté le contrat pour la construction de la maxi-prison d’Haren près de Bruxelles.

On peut toujours compter sur la rigueur des anarchistes pour documenter leur « propagande par le fait ». Ainsi la revue La Cavale relatait plusieurs actions menées par le mouvement libertaire bruxellois (et pas que) dans sa lutte anticarcérale, ciblant spécifiquement des « faiseurs de prisons » mais s’insérant dans une stratégie plus large d’agitation insurrectionnelle. Pour ces Autonomes, « toute prison est un puit où l’on cherche à cacher la misère de cette société aux yeux du bon citoyen. Plutôt que « résoudre » les problèmes, la prison les met à l’écart, et ce n’est qu’une question de temps avant que la balle maintenue sous l’eau ressurgisse pleine de force. » 

© Sylvain Lauwers

La rage contre la vidéosurveillance et son monde : crever les yeux de l’État et du Capital

« Ici le propos n’est pas de les développer et d’argumenter, mais de montrer qu’il continue d’y avoir des actes de sabotage et d’auto-défense qui méritent d’être connus (…). Parce qu’il y a encore des gens qui préfèrent cent fois un monde de liberté plutôt qu’un monde de sécurité et de peur. » Recensant les destructions de caméras en 2020-2021, Infokiosque, plateforme autonome de tendance libertaire, nous apprend que ce modus operandi est abondamment employé partout sur la planète – la Belgique n’étant pas en reste, des sources comme La Cavale et Indymedia relatent par exemple la neutralisation de caméras intelligentes à Bruxelles en 2013. Un mode d’action qui se pratique en solo, en petits commandos cachés de tous, ou cachés par tous lors de grosses manifestations et grèves. Une tactique aux… techniques variées : incendie, sectionnement de câbles et de piquets, jets de pierres et de peinture, obstruction… Nous ne doutons pas que les problématiques de la 5G et de la reconnaissance faciale ne feront que renforcer ce combat déterminé « contre des technologies de communication et de contrôle (…) qui accompagnent le rouleau compresseur techno-capitaliste » dans sa volonté « d’écraser tout ce qui reste de sauvage et de libre dans ce monde… »

…Et puis il y a le grain de sable dans l’engrenage : tous les exemples de sabotage qu’on ne trouvera jamais, ou que très rarement, dans les méandres d’internet… parce qu’ils ne se racontent pas, ne se revendiquent pas, ne sont pas documentés. Petits actes discrets, modestes dans leur réalisation et dans leur portée (quoique…), ils prennent place dans l’ordinaire du quotidien et de toutes les sphères d’expérience qui font nos vies : le travail, le couple, les interactions et relations sociales, la rue, les commerces, et chaque lieu où peuvent se jouer des rapports de pouvoir.   

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