Sabotage au procès d’Auschwitz ?

Par Jean-Louis Rouhart

Il peut paraître éton­nant d’évoquer une ten­ta­tive de sabo­tage de la part d’un juge pro­fes­sion­nel en charge d’une pro­cé­dure pénale1. C’est pour­tant ce motif qui a inci­té des par­ties civiles, ain­si que deux minis­tères publics dif­fé­rents, à intro­duire entre 2015 et 2017 pas moins de six requêtes en récu­sa­tion visant un juge d’un tri­bu­nal de Neu­bran­den­burg (RFA) et ses deux asses­seurs. Le même chef d’accusation les a conduits par la suite à enta­mer des pour­suites judi­ciaires à l’encontre du juge.

Il était repro­ché aux membres de ce tri­bu­nal d’avoir déli­bé­ré­ment entra­vé le bon dérou­le­ment de la Jus­tice, lors d’un pro­cès inten­té à un ancien SS du camp d’Auschwitz-Birkenau, Hubert Zadke. Celui-ci com­pa­rais­sait pour com­pli­ci­té d’assassinat de 3 681 Juifs ; en sa qua­li­té d’infirmier, il aurait assis­té les méde­cins char­gés de « sélec­tion­ner » les dépor­tés envoyés à la mort, mani­pu­lé du zyk­lon B et même pra­ti­qué des eutha­na­sies sur des déte­nus. Le tri­bu­nal en ques­tion aurait tar­dé à enta­mer la pro­cé­dure contre ce pré­ve­nu, ten­té à plu­sieurs reprises, pour des motifs pure­ment pro­cé­du­riers2, d’écarter des par­ties civiles de la pro­cé­dure mal­gré les injonc­tions d’une ins­tance juri­dique supé­rieure3. Ulté­rieu­re­ment, il se serait oppo­sé à ce que l’avocat des par­ties civiles ait accès au dos­sier et puisse infor­mer ses clients, deux frères polo­nais sur­vi­vants de l’Holocauste rési­dant aux États-Unis, du dérou­le­ment du pro­cès. Ces per­sonnes auraient pour­tant vou­lu témoi­gner de l’assassinat de leur maman, gazée dès son arri­vée au camp d’Auschwitz-Birkenau et auraient sou­hai­té obte­nir une tra­duc­tion en anglais de l’acte d’accusation. Après chaque requête en récu­sa­tion visant son tri­bu­nal, le juge sus­pen­dit la pro­cé­dure afin, selon l’avocat des par­ties civiles, de faire traî­ner celle-ci en lon­gueur et d’éviter ain­si que l’accusé, d’un âge très avan­cé (96 ans à l’époque du pro­cès), ne subisse une condam­na­tion. Il est vrai qu’entre la date d’ouverture du pro­cès en février 2015 et jan­vier 2018, soit en l’espace de trois ans, quatre jours seule­ment furent réser­vés à des audiences et il est aus­si avé­ré que le pro­cès ne dépas­sa pas le stade de la lec­ture de l’acte d’accusation.

Suite à ces faits, d’aucuns sou­le­vèrent la ques­tion de savoir si le tri­bu­nal avait eu l’intention, pour une rai­son ou une autre, de sabo­ter4 la pro­cé­dure, de la boy­cot­ter5, de faire obs­truc­tion à celle-ci6 et se deman­dèrent si le droit avait été bafoué.7 Des com­men­ta­teurs par­lèrent d’un « scan­dale »8, d’un « cau­che­mar »9 pour les sur­vi­vants d’Auschwitz, d’un manque de neu­tra­li­té10.

L’affaire sus­ci­ta un cer­tain émoi dans les milieux judi­ciaires alle­mands. D’abord, le fait que c’était la pre­mière fois en RFA qu’un juge d’une Cour de jus­tice était pour­sui­vi péna­le­ment pour avoir empê­ché le bon dérou­le­ment d’un pro­cès était inter­pel­lant11. Ensuite, l’absence mani­feste de volon­té du tri­bu­nal de mener la pro­cé­dure à son terme ne man­qua pas de faire réagir ceux qui avaient déplo­ré dans le pas­sé le peu d’empressement de la Répu­blique Fédé­rale d’Allemagne à pour­suivre les cri­mi­nels nazis. C’est ain­si qu’une péti­tion12, ayant recueilli 39 330 signa­tures, notam­ment d’anciens concen­tra­tion­naires et de res­pon­sables de mémo­riaux de camps de concen­tra­tion, fut trans­mise en avril 2017 au juge Klaus Kabisch et ses asses­seurs afin que le pro­cès inter­rom­pu puisse reprendre sans délai. Les signa­taires rap­pe­lèrent qu’en ver­tu d’une ordon­nance de la Cour Fédé­rale (Bun­des­ge­richt­shof), en date du 20 sep­tembre 2016, il ne pou­vait y avoir de pres­crip­tion pour les crimes com­mis par les nazis dans les camps de concen­tra­tion et d’extermination13. Par ailleurs, le fait que ni l’âge des accu­sés, ni leur état de san­té, ne devaient consti­tuer un obs­tacle au dérou­le­ment de la pro­cé­dure était attes­té par des pré­cé­dents, notam­ment les pro­cès de John Dem­ja­nuk, condam­né en 2011 à l’âge de 92 ans par un Tri­bu­nal de Mün­chen en tant que garde du camp de Sobi­bor, et celui plus récent d’Oskar Grö­ning, le « comp­table d’Auschwitz », condam­né en 2017 à l’âge de 94 ans par un tri­bu­nal de Karls­ruhe à quatre ans d’emprisonnement.

Le juge Kabisch et ses deux asses­seurs, pré­su­més d’avoir fait preuve d’un manque d’impartialité, furent des­sai­sis de l’affaire et rem­pla­cés. L’enquête du minis­tère public de Stral­sund à l’encontre du juge fut sus­pen­due en 201814. Mal­gré les exemples des pro­cès pré­cé­dents, la nou­velle Chambre de la Cour régio­nale de Neu­bran­den­burg mit fin en 2017 aux pour­suites contre l’ancien infir­mier, en rai­son de son état de san­té (démence avan­cée)15. Celui-ci décé­da en juillet 2018. Quant à Wal­ter Ply­was­ki, un des deux frères et par­tie civile, il mou­rut en jan­vier 2021.

Ain­si se ter­mi­na le der­nier pro­cès d’Auschwitz, enta­ché du soup­çon d’avoir fait l’objet d’un sabotage. 

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