Il peut paraître étonnant d’évoquer une tentative de sabotage de la part d’un juge professionnel en charge d’une procédure pénale1. C’est pourtant ce motif qui a incité des parties civiles, ainsi que deux ministères publics différents, à introduire entre 2015 et 2017 pas moins de six requêtes en récusation visant un juge d’un tribunal de Neubrandenburg (RFA) et ses deux assesseurs. Le même chef d’accusation les a conduits par la suite à entamer des poursuites judiciaires à l’encontre du juge.
Il était reproché aux membres de ce tribunal d’avoir délibérément entravé le bon déroulement de la Justice, lors d’un procès intenté à un ancien SS du camp d’Auschwitz-Birkenau, Hubert Zadke. Celui-ci comparaissait pour complicité d’assassinat de 3 681 Juifs ; en sa qualité d’infirmier, il aurait assisté les médecins chargés de « sélectionner » les déportés envoyés à la mort, manipulé du zyklon B et même pratiqué des euthanasies sur des détenus. Le tribunal en question aurait tardé à entamer la procédure contre ce prévenu, tenté à plusieurs reprises, pour des motifs purement procéduriers2, d’écarter des parties civiles de la procédure malgré les injonctions d’une instance juridique supérieure3. Ultérieurement, il se serait opposé à ce que l’avocat des parties civiles ait accès au dossier et puisse informer ses clients, deux frères polonais survivants de l’Holocauste résidant aux États-Unis, du déroulement du procès. Ces personnes auraient pourtant voulu témoigner de l’assassinat de leur maman, gazée dès son arrivée au camp d’Auschwitz-Birkenau et auraient souhaité obtenir une traduction en anglais de l’acte d’accusation. Après chaque requête en récusation visant son tribunal, le juge suspendit la procédure afin, selon l’avocat des parties civiles, de faire traîner celle-ci en longueur et d’éviter ainsi que l’accusé, d’un âge très avancé (96 ans à l’époque du procès), ne subisse une condamnation. Il est vrai qu’entre la date d’ouverture du procès en février 2015 et janvier 2018, soit en l’espace de trois ans, quatre jours seulement furent réservés à des audiences et il est aussi avéré que le procès ne dépassa pas le stade de la lecture de l’acte d’accusation.
Suite à ces faits, d’aucuns soulevèrent la question de savoir si le tribunal avait eu l’intention, pour une raison ou une autre, de saboter4 la procédure, de la boycotter5, de faire obstruction à celle-ci6 et se demandèrent si le droit avait été bafoué.7 Des commentateurs parlèrent d’un « scandale »8, d’un « cauchemar »9 pour les survivants d’Auschwitz, d’un manque de neutralité10.
L’affaire suscita un certain émoi dans les milieux judiciaires allemands. D’abord, le fait que c’était la première fois en RFA qu’un juge d’une Cour de justice était poursuivi pénalement pour avoir empêché le bon déroulement d’un procès était interpellant11. Ensuite, l’absence manifeste de volonté du tribunal de mener la procédure à son terme ne manqua pas de faire réagir ceux qui avaient déploré dans le passé le peu d’empressement de la République Fédérale d’Allemagne à poursuivre les criminels nazis. C’est ainsi qu’une pétition12, ayant recueilli 39 330 signatures, notamment d’anciens concentrationnaires et de responsables de mémoriaux de camps de concentration, fut transmise en avril 2017 au juge Klaus Kabisch et ses assesseurs afin que le procès interrompu puisse reprendre sans délai. Les signataires rappelèrent qu’en vertu d’une ordonnance de la Cour Fédérale (Bundesgerichtshof), en date du 20 septembre 2016, il ne pouvait y avoir de prescription pour les crimes commis par les nazis dans les camps de concentration et d’extermination13. Par ailleurs, le fait que ni l’âge des accusés, ni leur état de santé, ne devaient constituer un obstacle au déroulement de la procédure était attesté par des précédents, notamment les procès de John Demjanuk, condamné en 2011 à l’âge de 92 ans par un Tribunal de München en tant que garde du camp de Sobibor, et celui plus récent d’Oskar Gröning, le « comptable d’Auschwitz », condamné en 2017 à l’âge de 94 ans par un tribunal de Karlsruhe à quatre ans d’emprisonnement.
Le juge Kabisch et ses deux assesseurs, présumés d’avoir fait preuve d’un manque d’impartialité, furent dessaisis de l’affaire et remplacés. L’enquête du ministère public de Stralsund à l’encontre du juge fut suspendue en 201814. Malgré les exemples des procès précédents, la nouvelle Chambre de la Cour régionale de Neubrandenburg mit fin en 2017 aux poursuites contre l’ancien infirmier, en raison de son état de santé (démence avancée)15. Celui-ci décéda en juillet 2018. Quant à Walter Plywaski, un des deux frères et partie civile, il mourut en janvier 2021.
Ainsi se termina le dernier procès d’Auschwitz, entaché du soupçon d’avoir fait l’objet d’un sabotage.