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Expériences et mises en pratique du « rêve égalitaire » en Espagne, d’hier à aujourd’hui

Par Maite Molina Mármol

« Les organisations de la classe ouvrière se sont installées dans les bureaux et les villas des riches. Les couvents, débarrassés de leurs parasites, servent d’école ; une nouvelle université va même fonctionner dans un cloître de religieuses. Des restaurants populaires, créés par des comités paysans, sont à la disposition de la milice et des travailleurs organisés. Chez les commerçants qui spéculent sur le renchérissement de la vie, on saisit les stocks et on les répartit.

Mais le plus grand changement concerne la sphère de production. Beaucoup de chefs d’entreprise, techniciens, directeurs, propriétaires fonciers et administrateurs ont fui. D’autres ont été arrêtés par les travailleurs et ont été jugés. Le Syndicat des Travailleurs du secteur textile estime que, dans son domaine, la moitié des patrons se sont enfuis ; quarante pour cent d’entre eux ont été ‘mis à l’écart de la sphère sociale’, le dixième qui reste s’est déclaré prêt à travailler selon les nouvelles conditions, c’est-à-dire comme employés des travailleurs. Les conseils et les comités de travailleurs contrôlent les industries, confisquent les firmes et les sociétés privées. Les principaux moyens de production sont repris par les syndicats, les coopératives agricoles et les administrations municipales. Seuls les petits commerces du secteur des biens de consommation demeurent propriété privée[1]. »

molina la selba

Ce contexte, où se mêlent réappropriation d’espaces par la classe ouvrière et bouleversement du système de production capitaliste, est celui que connaît une partie de l’Espagne entre 1936 et 1939, plus particulièrement la Catalogne et l’Aragon au cours de ce « bref été de l’anarchie » de 1936[2]. Des images des véhicules sortis des usines et portant la mention « produit sous le contrôle des travailleurs »[3], à celles « […] caisses des cireurs de bottes qui avaient été collectivisées et peintes en rouge et noir » qu’évoque George Orwell[4], ces descriptions ont saisi l’instantané d’une expérience, unique selon certains[5] et quoi qu’il en soit toujours considérée comme exemplaire, de mise en pratique des principes autogestionnaires[6].

Toutefois, aussi exemplaire et inédite que soit cette expérience, il est nécessaire de ne pas se cantonner à la période de la guerre d’Espagne – qui a si fortement marqué les imaginaires de gauche – pour observer, en amont, les conditions qui ont permis l’instauration de la Deuxième République en 1931 et, de là, tirer un fil, en aval, pour considérer d’autres tentatives comparables, de moindre ampleur sans doute, mais qui ont germé dès la fin du franquisme et qui perdurent jusqu’à aujourd’hui.

L’Espagne des années 1930 : espoirs et mises à l’épreuve

C’est dans un pays marqué par l’illettrisme, la pauvreté et les inégalités sociales (au profit notamment de l’Église et des grands propriétaires terriens) que les élections d’avril 1931 consacrent la victoire républicaine. La bourgeoisie espagnole, comme les observateurs internationaux, ont sous-estimé le sentiment d’injustice et de révolte du peuple et ses aspirations au changement, également nourris depuis des décennies par des intellectuels et des militants[7].

De fait, la diffusion d’idéaux politiques progressistes et révolutionnaires en Espagne remonte au XIXe siècle : le Parti socialiste espagnol est fondé en 1879 et le syndicat socialiste UGT (Unión General de Trabajadores) en 1888 et ils comptent respectivement, en 1917, 160 000 et 40 000 membres. Les idées anarchistes, quant à elles, se répandent dans le pays depuis le milieu du XIXe siècle et se structurent notamment sous le modèle des organisations d’entraide, pour connaître un succès singulier, principalement dans l’Andalousie paysanne et la Catalogne industrielle : la CNT (Confederación Nacional del Trabajo), de tendance anarchiste, compte 700 000 adhérents en 1917, alors que le Parti communiste espagnol ne sera fondé qu’en avril 1920. C’est donc dans ce contexte que le début du XXe siècle est marqué par des révoltes paysannes et ouvrières, violemment réprimées par le pouvoir.

L’instauration de la Deuxième République ne répond toutefois pas complètement aux attentes populaires comme en témoignent les multiples révoltes anarchistes qui éclatent entre 1932 et 1934, avec notamment l’expérience autogestionnaire de la commune asturienne. Au centre des attentes, la réforme agraire est trop timide d’abord, puis simplement annulée par le gouvernement de la droite conservatrice qui remporte les élections législatives de novembre 1933, œuvrant ainsi à la radicalisation du mouvement ouvrier et paysan. Et lorsque le gouvernement de Front populaire (vainqueur des élections de 1936) relance la réforme agraire, il est déjà débordé par les occupations spontanées de propriétés.

Dans la foulée, le soulèvement militaire du 17 juillet 1936 contre la République, qui se trouve confronté dans certaines parties de l’Espagne à une résistance inattendue de la part du peuple, déclenche un conflit qui durera trois années mais qui permet également, dans les premiers temps, aux anarchistes de mettre en œuvre leurs idéaux d’abolition de l’État et d’organisation d’une société sans coercition : la CNT, unique syndicat révolutionnaire et anarchiste au monde encore actif dans les années 1930, trouve là l’opportunité de concrétiser son « rêve égalitaire »[8].

Les expériences auto-gestionnaires et le mouvement de collectivisation ont principalement touché la Catalogne industrielle mais aussi les campagnes d’Aragon où étaient solidement implantés les anarchistes de la CNT et de la FAI (Federación Anarquista Ibérica, organisation libertaire autonome étroitement liée à la CNT), ainsi que l’Andalousie, la Castille et le Levant. Au total, elles auraient concerné entre un million et demi et deux millions et demi de travailleurs[9].

Spectacle dans un village de la Seconde République (Archives Residencia de Estudiantes)

Spectacle dans un village de la Seconde République (Archives Residencia de Estudiantes)

En Catalogne, ce « programme » est mis à l’œuvre par les travailleurs dès juillet 1936, sans directives des structures ouvrières et, en quelques jours, 70 % des entreprises industrielles et commerciales sont devenues la propriété des travailleurs [10] : « Ont été également socialisés les communications, chemins de fer, sociétés pétrolières, usines de montage Ford et Hispano Suiza, les installations portuaires, les centrales énergétiques, les grands magasins, les théâtres, les cinémas, les usines sidérurgiques nécessaires à l’armement, les firmes d’exportation de produits agraires, les grandes caves. La forme juridique de la confiscation variait avec les cas. Une partie des entreprises devinrent propriété communale. Dans certaines circonstances, on signait un contrat avec l’ancien propriétaire, dans d’autres encore, celui-ci était froidement exproprié. Les firmes étrangères furent étatisées, les trusts dissous. Dans chaque cas, les travailleurs eux-mêmes assuraient la direction de l’affaire par le truchement d’une commission de contrôle où les deux grands syndicats anarchiste et socialiste étaient représentés[11]. »

Les collectivisations agraires concernent surtout les grands domaines dont les propriétaires avaient fui en zone franquiste ou avaient été sommairement exécutés. En Aragon, les miliciens de la colonne Durruti impulsent le mouvement de collectivisation des terres mais aussi des moyens de production et des biens de consommation – jusqu’à abolir l’argent dans certaines communes rurales.

La révolution est néanmoins éphémère. Confrontée aux nécessités imposées par la guerre qui entraîne des difficultés en termes de disponibilités de matières premières et de débouchés, elle voit surtout s’opposer l’idéal anarchiste et le pragmatisme du Parti communiste dont l’influence grandit : « faire la révolution pour gagner la guerre » proposent les premiers, à quoi les seconds répondent « gagner la guerre pour faire la révolution »[12]. Les mouvements autogestionnaires et de collectivisation sont ainsi confrontés à des opposants au sein même du camp républicain. Dès octobre 1936, le gouvernement catalan entérine l’existence des collectivités mais tente d’en planifier l’activité et de rétablir le contrôle de l’État sur l’économie. Ce sont néanmoins les événements de mai 1937 à Barcelone qui sonnent le glas de la révolution, quand la police du gouvernement catalan, dirigée par le Parti communiste, tente de reprendre le contrôle de la compagnie du téléphone où les anarchistes sont installés. En août 1937, les mines et les industries métallurgiques passent sous contrôle exclusif de l’État et les troupes communistes, conduites par le général Líster, tentent de démanteler dans la terreur les collectivités en Aragon[13].

Outre ces expériences dans le domaine de la propriété et de la production économique, il ne faut pas négliger les initiatives qui ont germé dans le domaine de la culture durant la Deuxième République, pour se prolonger pendant le conflit de 1936-1939. La gauche espagnole, intellectuelle comme militante, a en effet considéré l’éducation et la culture comme moteurs de l’émancipation. Aussi y a-t-elle consacré tout son intérêt, comme en témoigne la création de 27 000 écoles primaires, mais aussi d’Universités populaires. Par ailleurs, cette période voit aussi se développer de nouvelles formes d’organisation culturelle dont les nombreux exemples ont pénétré dans les régions les plus reculées du pays : « missions pédagogiques » constituées d’expositions, bibliothèques itinérantes, compagnie théâtrale « La Barraca » dirigée par Federico García Lorca, projections cinématographiques de José Val del Omar…[14] Pendant le conflit, comme l’évoque la citation qui ouvre cet article, de nombreux bâtiments, dont des églises, seront réquisitionnés et transformés en entrepôts ou en hôpitaux, mais aussi en salles de réunions, en théâtres ou en écoles : la guerre n’interrompt ni le développement de la scolarisation ni celui de la culture – qui se prolonge même sur les champs de bataille[15].

Mais la fin du conflit et la victoire de Franco scellent ces expériences d’émancipation sociale, économique et culturelle, dont les acquis seront enterrés sous trente-six longues années de dictature.

Des expériences multiples mais dispersées en héritage

Après la mort de Franco, l’Espagne entre dans un processus de transition qui ne fait pas rupture avec la dictature : la République n’est pas restaurée et la loi d’amnistie de 1977 ne permet pas de revenir sur les crimes perpétrés par le régime – ce qui n’empêchera pas le pays d’intégrer la Communauté économique européenne en 1986.

Aussi, la persistance du « franquisme sans Franco » est remise en question à partir de la fin des années 1990, alors qu’émerge le mouvement de « récupération de la mémoire historique » qui aboutit à une loi, votée en 2007, qui reprend cette désignation. Au même moment, la crise économique, provoquée par la spéculation immobilière, frappe l’Espagne de plein fouet.

Or, il apparaît que « les contextes de crises économiques, politiques et sociales constituent […] un terrain favorable à la pratique autogestionnaire », permettant à la fois de répondre à des besoins auxquels l’État ne pallie plus et de repenser le fonctionnement d’un système qui montre ses limites[16]. C’est un tel contexte qui a permis les collectivisations ouvrières et agraires de 1936-1939 mais aussi, dans une autre mesure, l’expérience autogestionnaire du village andalou de Marinaleda[17]. En 1976, en plein processus de transition, les habitants de ce petit village se sont organisés en tant que syndicat ouvrier agricole pour mettre sous pression le gouvernement andalou afin d’obtenir que « la terre revienne à ceux qui la travaillent » : ils sont ainsi parvenus à ce que le Duc de l’Infantado soit exproprié de 2500 hectares de terres qu’ils exploitent aujourd’hui en tant que coopérative. Les moyens de production sont collectivisés et le travail est partagé entre tous pour mettre en œuvre une démocratie économique qui se décline aussi sur le plan social (Internet gratuit pour tous, loyer mensuel de 15 euros) mais qui exige en contrepartie une participation et une implication qui prend la forme d’une démocratie directe.

Juan Manuel Sánchez Gordillo, maire de Marinaleda (cc) comcinco

Juan Manuel Sánchez Gordillo, maire de Marinaleda (cc) comcinco

D’émergence plus récente, le mouvement du 15M (15 mai 2011), au cours duquel des milliers de citoyens ont occupé les places du pays pour dénoncer la corruption et les coupes dans les budgets publics, prend assise sur une récupération de l’espace public et du droit à la parole. Plus fondamentalement, il convient de distinguer deux composantes au sein de ce mouvement qui ne se limite pas au surgissement du parti Podemos mais qui se base également sur un « nouveau municipalisme », basé sur l’occupation des rues, l’ancrage local et l’invention de nouveaux contre-pouvoirs[18]. Après les élections de 2015, cinq des dix-sept capitales d’Espagne, dont Barcelone et Madrid, mais aussi des dizaines de plus petites localités en milieu rural, expérimentent, à l’échelle de leur mairie, « une nouvelle manière de faire de la politique, dans la droite ligne des revendications ‘indignées’[19] ». Une de ces luttes, que l’on peut considérer comme exemplaire, est celle menée par la mairie barcelonaise dirigée par Ada Colau et qui entend « remunicipaliser » la gestion de l’eau, aujourd’hui aux mains d’une filiale du groupe Suez[20].

Enfin, il pourrait sembler pertinent d’inscrire dans l’héritage des expériences autogestionnaires les récentes occupations de villages qui ont eu lieu en Aragon (La Selba, depuis 2010), en Castille (Fraguas, depuis 2013) et en Navarre (Urniza, depuis 2015). Les porteurs de ces projets « de réhabilitation rurale communautaire » ou « d’occupation rurale communautaire », s’installent dans des villages abandonnés ou expropriés (par exemple pour la construction de barrages dans les années 1960) en évoquant explicitement « un rêve collectif d’auto-organisation et d’autonomie[21] ». Alors que l’Espagne est alarmée par le dépeuplement de ce que l’on désigne comme la « Laponie ibérique »[22], ces Okupantes réhabilitent ces espaces et la nature qui les entoure, contribuant notamment à la lutte contre les incendies qui ravagent le territoire espagnol de manière récurrente. Malgré ce type de services rendus à la communauté, ces trois projets sont depuis avril 2017 menacés par des mesures judiciaires qui déboucheront certainement sur des expulsions. Sans doute, certains juges espagnols connaissent-ils leur histoire et préfèrent condamner que devoir la revivre…

  1. Henri Rabasseire cité par Hans Magnus Enzensberger, Le bref été de l’anarchie. La vie et la mort de Buenaventura Durruti. Roman, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1975 [1972], pp. 249-250.
  2. Pour reprendre l’expression de Hans Magnus Enzensberger, idem.
  3. Franz Borkenau cité par Hans Magnus Enzensberger, op. cit., p. 251.
  4. George Orwell, Hommage à la Catalogne, Paris, 10/18, 2000 [1938], p.13.
  5. Antoni Castells Duran, Les collectivitzacions a Barcelona 1936-1939, Barcelona, Hacer, 1993, p. 258, cité par Richard Neuville (29/08/2017), « La Révolution espagnole, les collectivisations en Catalogne (1936-1939). 2e partie, [en ligne] http://www.autogestion.asso.fr/?p=6237
  6. S’il est malaisé de délimiter clairement l’autogestion qui admet plusieurs définitions et applications, on peut néanmoins dégager le principal principe de ce mode d’organisation, né dans la pratique des mouvements sociaux du XIXe siècle, qui entend « [supprimer] toute distinction entre les dirigeants et dirigés et [affirmer] l’aptitude des hommes à s’organiser collectivement ». Daniel Mothe, « Autogestion », in Jean-Louis Laville, Dictionnaire de l’autre économie, Cattati, 2006, p. 56-65, cité par Johan Verhoeven et Edith Wustefeld, « Autogestion. Transformation sociale et résilience », in Analyses & Études de Barricade, décembre 2014, pp. 1-2 [disponible en ligne : http://www.barricade.be/publications/analyses-etudes/autogestion-transformation-sociale-resilience].
  7. Maite Molina Mármol et Ángeles Muñoz, Mémoire à ciel ouvert. Une histoire de l’Espagne : 1931-1981, Liège, Territoires de la Mémoire, 2014, p. 43. Pour plus de détails quant au contexte, se reporter au chapitre II, « La République de tous les travailleurs ».
  8. Julián Casanova, « Anarquistas en el gobierno », in Historia y vida, 587, février 2017, pp. 60-69.
  9. Frank Mintz, Autogestion et anarcho-syndicalisme, Paris, Éditions CNT, 1999 cité par Frédéric Goldbronn et Frank Mintz, « Quand l’Espagne révolutionnaire vivait en anarchie », in Monde Diplomatique, décembre 2000, pp. 26-27 [disponible en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2000/12/GOLDBRONN/2604].
  10. Carlos Semprun Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne, Paris, Éditions Mame, 1974 cité par Frédéric Goldbronn et Frank Mintz,op. cit.
  11. Henri Rabasseire cité par Hans Magnus Enzensberger, op. cit., pp. 249-251. Le fonctionnement des collectivités apparaissait donc très hétérogène et il est à noter que la différence des revenus entre hommes et femmes persista dans la plupart des cas. Frédéric Goldbronn et Frank Mintz,op. cit.
  12. Maite Molina Mármol et Ángeles Muñoz, op. cit., pp. 82-83.
  13. Frédéric Goldbronn et Frank Mintz, op. cit.
  14. Maite Molina Mármol et Ángeles Muñoz, op. cit., pp. 45-46.
  15. Ibid., pp. 81-82.
  16. Johan Verhoeven et Edith Wustefeld,op. cit., p. 3.
  17. CEPAG, Regards. Marinaleda, les insoumis, 26’, 22 mars 2015, [disponible en ligne : http://tinyurl.com/marinaleda8].
  18. Ludovic Lamant, Squatter le pouvoir. Les mairies rebelles d’Espagne, Montréal, Lux, 2016, pp. 21-23.
  19. Ibid., pp. 42-43.
  20. Ibid., pp. 142.
  21. Agenda Social de Soria (29/08/2017), « Ofensiva contra las ocupaciones rurales », [en ligne] http://agendasocialdesoria.com/uncategorized/ofensiva-contra-las-ocupaciones-rurales/
  22. Cf. par exemple Sofía Pérez Mendoza, « La Laponia española queda entre Cuenca y Guadalajara », El diario, 16 novembre 2014 [disponible en ligne : http://www.eldiario.es/sociedad/Espana-desaparece_0_323717749.html]