Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°82

Mots
Urbanité

Par Henri Dellersnijder

Dans son ancienne chanson La ville, Charles Aznavour mettait en garde : « Attention, attention, la ville est une étrange dame / Dont le cœur a le goût du drame / Elle est sans feu elle est sans âme / Elle a brisé mes illusions », estimant qu’elle était un « Faux paradis pour malheureux ». C’était là un verdict qui s’opposait, sans appel, à un célèbre proverbe médiéval : « L’air de la ville rend libre. »

Il est vrai qu’au Moyen Âge, cette période de l’Histoire si volontiers décriée au nom d’une modernité sûre d’elle-même, les paysans qui réussissaient à s’échapper de leur seigneurie pour s’installer dans un milieu urbain se trouvaient, au-delà d’un mois et un jour, d’office affranchis. Et ces émancipations eurent des effets bénéfiques pour leurs semblables restés sous la coupe de leurs maîtres guerriers, ceux-ci étant alors portés à des concessions pour conserver auprès d’eux leurs travailleurs de la terre.

Par la suite, on sait qu’avec la révolution industrielle du XIXe siècle, les campagnes se sont passablement vidées de leurs habitants les plus pauvres, lesquels ont été en général contraints de s’agglutiner dans des quartiers miséreux situés auprès des usines et charbonnages. Parallèlement, l’exode rural et son succédané la prolétarisation de catégories sociales de plus en plus nombreuses ont fait grossir, au seuil des anciennes villes, des banlieues dont le cadre de vie se révéla très vite peu épanouissant, pour ne pas dire débilitant.

Ces temps ont bien changé, dira-t-on, et des politiques ont été depuis longtemps menées – en priorité par des partis progressistes – pour mettre un terme à des habitats et à des conditions de vie indignes. On aurait mauvaise grâce de l’oublier.

Sauf que, l’Histoire ne s’arrêtant pas et ayant une déplorable propension à servir les mêmes plats (pour les plus démunis, s’entend), les villes, et les mégapoles encore plus, sont devenues des refuges pour quantité de personnes malmenées par la précarisation galopante de notre temps : les SDF constituent le témoignage criant de cette évolution. D’où l’obligation des pouvoirs publics de ne pas vendre l’espace urbain à des promoteurs immobiliers peu scrupuleux qui n’ont que faire des difficultés de survie des plus dénués. Frappant est aujourd’hui, à ce propos, le contraste entre des hypercentres nickels, voués à de la consommation branchée, et des périphéries délaissées, condamnées à la paupérisation ou envahies par de grandes surfaces outrageusement anonymes.

Des initiatives existent, heureusement, qui contribuent à contrecarrer ce processus. Il suffit de penser, par exemple, à ces jardins de ville qui, ici et là, dament le pion à l’individualisme et permettent du coup à celles et ceux qui s’y adonnent de retrouver le plaisir du travail collectif. C’est là une façon pour les citadins, toutes générations confondues, de se réapproprier un tant soit peu l’espace urbain, lequel continue hélas à subir les affres des marées automobiles et autres nuisances, dont les sonores. Il y a tant d’« interstices urbains » qui, de surcroît, pourraient se métamorphoser en aires de jeux pour les enfants ! Et tant de bonheur à se déplacer, nez au vent, à vélo, ce qui contribue à réhumaniser la ville…

Encore faudrait-il qu’à terme ces activités novatrices, fruit de la spontanéité citoyenne, échappent à la récupération institutionnalisée ou, pire, à une captation par des intérêts purement privés. Il est cependant un autre danger susceptible d’étouffer ce foisonnement prometteur, à savoir la tendance lourde de notre société à vouloir baliser, formater ou verrouiller tout comportement humain. Au nom d’un principe sécuritaire, notamment. Vision excessive ? Pas si sûr. Car à force de vouloir tenir en respect l’inattendu, on risque de tarir le « jaillissement perpétuel d’imprévisible nouveauté » (Bergson)[1]. Or, sans elle, que serait le sel de la vie ?

Comme quoi, en matière d’urbanité aussi, à côté de l’imagination créatrice, la résistance a tout son bien-fondé…

  1. Cité par Sylvain Tesson, aventurier et écrivain, dans une interview du Monde du 18 juillet 2017 où il dénonce le « balisage général de l’existence, de la pensée et du verbe » que connaît notre « monde numérisé » (http://www.lemonde.fr/festival/article/2017/07/17/sylvain-tesson-la-marche-est-une-critique-en-mouvement_5161334_4415198.html).