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L'argent de l'ombre

Par Christian Poelmans

Dark money jane mayer

Donald Trump élu à la présidence des USA ! Un marchand, un vendeur à la tête de la plus puissante démocratie de la planète ! On ne peut s’empêcher de repenser à cette scène du film Back to the future où Marty McFly revenant dans le passé informe le Doc’ que Ronald Reagan, cet acteur de série B, est président des États-Unis ! Et les scénaristes des Simpsons qui avaient déjà eu l’intuition de cette élection ! Il faut toujours garder un œil vers la culture populaire et vers les artistes pour sentir la société dans laquelle nous vivons. L’autre œil se tourne, lui, vers les faits et le livre de Jane Mayer – Dark Money, the hidden history of the billionaires behind the rise of the radical right (« L’argent de l’ombre, l’histoire cachée des milliardaires derrière la montée de la droite radicale », inédit en français) – nous dévoile de manière riche ce qui se trame depuis des dizaines d’années maintenant chez nos cousins américains et qui a mené pas à pas à l’ascension des idées de la droite radicale américaine jusqu’à la présidence des États-Unis.

Mayer montre de manière méticuleuse et précise comment un réseau de gens extrêmement puissants avec des idées libertariennes poussées à l’extrême a financé un plan d’action systématisé et bien pensé avec l’intention d’altérer dans ses fondements le système politique américain. Le réseau a rassemblé quelques-uns des hommes les plus riches de la planète partageant des valeurs radicales communes, ces hommes croyant sincèrement que les taxes sont une forme de tyrannie ; que le droit de regard d’un gouvernement sur une entreprise est une atteinte à la liberté. Mais ces croyances servent aussi leurs intérêts personnels et ceux de leurs entreprises : la plupart de leurs sociétés ont allègrement enfreint toutes les lois touchant à la taxation, aux règles fédérales de pollution, à la sécurité des travailleurs…

Les figures centrales de ce réseau s’appellent Charles et David Koch dont le père fit en partie fortune en construisant des raffineries pétrolières pour la Russie de Staline et l’Allemagne de Hitler. Le patriarche fut ensuite un des membres fondateurs de la John Birch Society, groupe dont la vision politique était si radicale qu’à leurs yeux, Dwight Eisenhower était un communiste. Les deux frères furent élevés dans une philosophie politique qui affirmait que le seul rôle du gouvernement est de garantir la sécurité et de faire respecter les droits de propriété.

Quand leurs idées libertariennes s’avérèrent trop impopulaires auprès des électeurs, les frères Koch et leurs alliés choisirent un autre chemin. En rassemblant leurs énormes ressources, ils pourraient financer un réseau touffu d’organisations qui pourraient collaborer pour influencer et contrôler les instances académiques, les think tanks, les cours de justice, les organes des gouvernements des États, les Congrès et enfin la Maison Blanche. Richard Mellon Scaife, l’héritier d’un puissant empire pétrolier et bancaire, développa la brillante idée que la plupart de leurs activités pouvaient être gardées secrètes et déductibles fiscalement selon la loi américaine, si elles pouvaient être présentées comme œuvre « philanthropique».

Ainsi, ces organisations furent baptisées de noms les plus inoffensifs les uns que les autres comme par exemple « Americans for Prosperity » ou encore « Foundation for individual Rights in Education » etc. La provenance des fonds était cachée à chaque fois que c’était possible. Ce processus atteignit son apothéose avec la création du mouvement populiste Tea Party, dont l’émergence fut fortement facilitée par une modification de la loi sur le financement des campagnes électorales connues sous le nom de Citizen United decision. Cette loi fut l’œuvre d’avocats juridiques financés par le réseau.

La stratégie imaginée pour imposer leur programme libertarien se déclinait en trois phases et trois zones cibles : une première phase devait « investir » dans les intellectuels dont les idées devaient servir de matière première (publications, chaires d’université), une seconde phase nécessitait un investissement dans des think tanks qui transformeraient l’idéologie en politique « vendable » et enfin une troisième phase qui investirait dans des groupes de « citoyens » qui pourraient faire pression sur les élus afin qu’ils mettent en pratique leur politique. Cette machine de guerre, Mayer témoigne de son efficacité à travers une multitude d’exemples où ces groupes firent pression sur les ouvriers qui portaient plainte, les lanceurs d’alerte, les journalistes et même sur les enquêteurs du gouvernement comme l’EPA (Environment Protection Agency) particulièrement avec ses enjeux écologiques majeurs.

Ce que Jane Mayer constate et que le lecteur découvre avec effroi c’est que leurs efforts ont été remarquablement efficaces. Tout au long de cette enquête qui s’est étendue sur cinq ans, elle a récolté un nombre incroyable d’interviews, analysé une foule d’autres sources, des journaux privés, des enregistrements publics, des rapports de justice et la qualité et la précision de son enquête sont remarquables. Cependant, le lecteur non expert du droit et de la vie politique américaine aura parfois du mal à rester accroché tout au long des 378 pages de ce livre. Mais lorsque l’on découvre dans l’actualité que plusieurs noms des discrets donateurs du réseau des frères Koch se retrouvent demain à la Maison Blanche aux côté de Donald Trump, cette lecture devient indispensable.

Le lecteur courageux découvrira donc ad nauseam la lente montée d’une ploutocratie qui croyant à cette philosophie primaire du « laissez-faire » héritée du gilded age est en train de déconstruire une démocratie censée servir le plus grand nombre pour assurer sa propre survivance.

Jane Mayer, Dark Money, the hidden history of the billionaires behind the rise of the radical right, Doubleday, 2016

Ndlr : L’un des think tanks les plus connus et les plus influents qui ressortit à la mouvance décrite ci-dessus est sans nul doute le Cato Institute (« Institut Caton »), anciennement Charles Koch Foundation. Fondé en 1977, ce think tank décerne tous les deux ans depuis 2002 le prix Milton Friedman, du nom de cet économiste ultralibéral, grand-prêtre des politiques de privatisation et de dérégulation et père spirituel, entre autres, des fameux « Chicago Boys », économistes ultralibéraux chiliens actifs auprès de la dictature d’Augusto Pinochet.