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Des journalistes coupables ?

Par Clara Kerstenne

AM80_p.6-7_Kerstenne_J.J. Grandville - Résurrection de la censure

Aujourd’hui, les journalistes sont désignés par beaucoup comme les responsables de certains maux de la société. Simplification de certains faits, caricature de certaines personnalités, raccourcis trompeurs… Autant d’éléments qui participeraient à une vision stéréotypée de la société dans laquelle nous vivons, pire qui feraient de nous des individus leurrés voire « entubés ». L’éducation aux médias devient ainsi une discipline en expansion, considérée comme capable de fournir notamment des outils pour décoder l’information et développer chez les individus une approche critique par rapport aux discours des médias.

Il ne fait nul doute que la critique des médias et l’éducation aux médias ont leur place dans un monde où ils sont devenus notre première source d’information. Toutefois, nous nous intéresserons ici plus particulièrement au discours médiatique proprement dit, mais aussi aux conditions de travail dans lesquelles évoluent les journalistes. Précisons que notre analyse s’attachera essentiellement à la presse écrite quotidienne[1].

Nous évoquerons d’abord deux évolutions du journalisme qui interagissent tout en allant dans une même direction et qui ont des conséquences immédiates sur les conditions de travail de ces professionnels de l’information et,in fine, sur le traitement de cette dernière.

La première grande évolution consiste évidemment en une course au lectorat. Sur le plan économique, on assiste effectivement à une sorte de course au lecteur par les journaux qui, pour ce faire, développent des stratégies de communication telles que des titres chocs, des articles de plus en plus concis ou encore des informations mettant en scène des scoops. Dans cette perspective, les journalistes privilégient également le fait au détriment du sens. Pour François Heinderickx[2], auteur de La malinformation, en ne faisant que décrire, le journaliste se facilite certes la tâche mais il la facilite surtout au lecteur qui se contente de recevoir une information la plus simple possible. Notons aussi que si l’analyse permet de nuancer et de mettre en confrontation des idées et des opinions, elle implique une information plus complexe qui demande au lecteur un temps plus long pour être reçue, comprise et assimilée. On pourrait aller jusqu’à dire que l’information met alors le lecteur dans une position délicate et inconfortable en ce sens que tout n’y est pas blanc ou noir.

Heinderickx explique également que cette approche descriptive adoptée par les médias conduit plus à une connaissance d’un grand nombre d’événements se passant dans le monde qu’à une compréhension de ce dernier. Enfin, pour répondre à la pression économique, le journaliste sélectionne des éléments plutôt que d’autres, des éléments qu’il pense propices à une médiatisation qui se vend bien. Le journaliste, et plus particulièrement le journal, serait donc, dans cette première évolution, dans une position d’anticipation d’une certaine demande des lecteurs. Ainsi, comme l’explique Heinderickx, « les attentes présumées du public constitueraient donc la clé du processus de sélection. »

« Le journaliste n’est plus ce héros romantique ou ce globe-trotter à la Tintin » (Hervé Brusini)[3]

Une deuxième évolution qu’il semble essentiel de prendre en considération est la précarisation du métier de journaliste. On l’expliquait plus haut, les articles journalistiques sont de plus en plus factuels, c’est-à-dire qu’ils relatent toute une série d’événements sans prendre le soin de les nuancer ou des analyser. Les conditions de travail des journalistes ne leur permettent pas toujours d’avoir le temps de maîtriser un sujet, ni même de le comprendre et donc de l’analyser. Pour traiter de cette deuxième évolution, nous nous baserons sur les propos des journalistes rencontrés il y a quatre ans maintenant, journalistes qui sont en effet les mieux placés pour parler de leurs conditions de travail.

L’idée de « journalisme passif » a été évoquée dans bon nombre d’entretiens. En effet, la grande majorité des journalistes interrogés explique que, pour des raisons de réduction d’effectifs, ils sont amenés à travailler de plus en plus vite et donc à prendre moins le temps d’aller sur le terrain et de rencontrer des gens. On en arrive donc à ce que l’on pourrait appeler un « journalisme assis ». En outre, les journalistes expliquent qu’en plus de leur travail pour le journal papier, ils doivent dorénavant alimenter régulièrement le Web avec des articles, ce qui les sédentarise encore davantage.

Notons aussi que cette accélération du temps de travail et cette instantanéité du Web auxquelles les professionnels de l’info doivent s’adapter laissent peu de place à la réflexivité. Or la réflexivité critique demande du temps, une sorte de suspens entre l’action et la réflexion. Elle est aussi le seul moyen dont on dispose pour lutter contre les figures inculquées, les clichés et les lieux communs. Ces derniers sont tellement répétés, dans les médias comme ailleurs, qu’ils en deviennent parfois invisibles. La réflexivité critique permet également de penser d’une manière spéculaire afin d’éviter que nos catégories mentales deviennent des réflexes et des routines de pensée. Enfin, cette réflexivité critique s’applique bien sûr à tout le monde mais elle s’applique d’autant plus aux journalistes qui sont censés représenter la réalité dans leur article de la manière la plus objective possible. On comprend donc à quel point ce retour sur soi, cette prise de distance vis-à-vis de leurs propres pratiques, deviennent probablement rares et difficiles dans des conditions de travail où ils n’ont pratiquement plus le temps de… penser.

Tous censurés ?

Un autre concept qui nous parait éclairant dans l’analyse du discours médiatique est celui de « censure invisible »[4].

La censure invisible est d’abord le fait d’une contrainte professionnelle du journaliste, la nécessité de sélectionner les faits et secondairement de les hiérarchiser. L’espace journalistique est limité et donc un choix d’être fait. La sélection que le journaliste opère dans le réel est elle-même contrainte par le fait que le réel auquel il atteint n’est pas le vrai réel puisque ce sont des représentations propres aux journalistes. C’est ce que Bourdieu nomme plus exactement les « lunettes » du journaliste, c’est-à-dire le fait que ce dernier voit certaines choses et pas d’autres. Le réel à partir duquel il travaille est ainsi déjà quadrillé, structuré, et simplifié par toute une série d’observations.

La sélection opère donc sur un réel déjà modifié. La sélection est ensuite menée par le journaliste, tout n’est en effet pas événement pour lui. Il recherche la nouveauté, la rupture ainsi que la transformation du monde plutôt que sa stabilisation. Ces catégories de perception qui font choisir un certain nombre de faits mais qui en excluent aussi d’autres sont déjà des éléments de la censure invisible. Pierre Tenavian[5] l’exprime en ces termes : « Les grands médias, quasiment à l’unisson, imposent la thématique et les termes de la discussion, sélectionnent les locuteurs légitimes, éliminent les autres et contribuent finalement à extorquer à l’opinion publique un consentement majoritaire ». Le journaliste opérera donc une première sélection en fonction de « normes » et de représentations journalistiques. Mais celui-ci est aussi, et avant tout le reste, un citoyen muni de ses propres représentations et opinions qui influenceront également le traitement de l’information.

Comme l’on peut s’en rendre compte, le présent article ne répond pas entièrement au titre annoncé : « Des journalistes coupables ? ». Tel n’était pas son objectif. Il n’y a pas derrière le travail des journalistes un acte volontaire de tromper le public mais plutôt un travail réalisé dans un contexte particulier, notamment sur le plan économique, des conditions de travail peu adaptées, par des êtres humains munis, comme les autres, de représentations sociales qui influencent de facto leur manière de traiter l’information.

  1. Cet article est largement inspiré de mon travail de fin d’études réalisé au terme de mon master en sociologie. C’est grâce aux propos recueillis auprès de vingt journalistes que cette analyse a pu être réalisée, je les remercie encore aujourd’hui.
  2. François Heinderyckx, La malinformation. Plaidoyer pour une refondation de l’information, Bruxelles, Éditions Labor, Coll. « Quartier libre », 2003.
  3. Hervé Brusini, Copie conforme. Pourquoi les médias disent-ils tous la même chose ?, Paris, Seuil, coll. « Médiathèque », 2011.
  4. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber/Raisons d’agir, 2008 [1996].
  5. Pierre Tenavian, Le voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique », Paris, Raisons d’agir, 2005.