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La fin d’un magistère

Par Olivier Starquit

(cc) Cornelius Hasselblatt

(cc) Cornelius Hasselblatt

« L’insupportable sottise des journaux a eu deux causes principales. L’une est que presque toute la presse est aux mains d’une poignée de gros capitalistes qui ont intérêt au maintien du capitalisme et qui tentent donc d’empêcher les gens d’apprendre à penser. L’autre est qu’en temps de paix les journaux vivent essentiellement des publicités pour les produits de consommation, pour les sociétés de construction immobilière, pour les cosmétiques, etc. ; ils ont donc tout intérêt à maintenir un état d’esprit « le soleil brille » qui incitera les gens à dépenser leur argent. L’optimisme est excellent pour le commerce, et davantage de commerce signifie davantage de publicité. Il faut donc éviter que les gens sachent la vérité sur la situation économique et politique, et détourner leur attention sur les pandas géants, les traversées de la Manche à la nage, les mariages royaux et autres sujets lénifiants. » George Orwell[1]

La profession de journaliste a mauvaise presse. En effet, selon l’enquête de Solidaris, les journalistes ne reçoivent la confiance que de 23% de la population. Quelles sont les raisons de la colère ? Qui contrôle l’information ? Les journalistes se bornent-ils à enregistrer les événements ou les coproduisent-ils ? Les journalistes sont-ils vraiment indépendants ? N’existe-t-il pas une tension entre l’indépendance politique et la dépendance économique ? Enfin, quel est le statut de l’information : est-ce une marchandise ou un bien commun ? Bref panorama de ces questions.

La fabrication des évènements[2]

Au fur et à mesure de son développement, la presse a rendu compte d’événements qui n’existaient ni par elle, ni pour elle. Puis, petit à petit, la situation a évolué. Le journalisme qui « était un art des mots et de l’intelligence […] une fabrique industrielle d’événements jetables, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien[3] ».

Petit à petit, la presse de référence a vu l’information audiovisuelle s’imposer à l’ensemble du champ journalistique et la création de l’événement est devenue un véritable enjeu : chaque entreprise s’est dotée de spécialistes en communication qui sont désormais plus nombreux que les journalistes (chacune, du syndicat à la petite association, met en place dorénavant un plan com’ lors du lancement d’un projet). Bienvenue dans le monde des spin doctors ! Évidemment, « pour qu’il y ait événement médiatique, il faut qu’il y ait synchronisation et focalisation des choix de l’ensemble des journalistes sur le champ[4] ». Cette fabrication de l’événement est elle-même à l’origine d’une certaine méfiance des usagers, puisqu’un journal, « à travers ses choix, sa mise en page, la taille de ses titres, non seulement véhicule un point de vue sur le monde social, mais plus encore le légitime implicitement[5] » (la couverture médiatique du FN en France est, à ce sujet, assez interpellante), d’autant plus que comme le rappelle la revue L’intérêt général, « 52,7 % des étudiants en journalisme ont un père cadre supérieur. Faire la critique des médias implique de prendre en compte la composition sociale inégalitaire de la profession[6] ». Et puisque l’information est davantage considérée comme une marchandise (nous y reviendrons) et est traitée et fabriquée par des grands groupes propriétaires des organes de presse, certains phénomènes sont venus altérer sa qualité, citons en vrac : « une logique industrielle centrée sur la diminution des coûts et l’augmentation de la rentabilité [qui] se traduit par une nette intensification du travail […] le développement de la polyvalence, la révolution technologique et les difficultés économiques du secteur servent à justifier l’entreprise de déstabilisation de la profession[7] ». Outre cette dégradation des conditions de travail et cette emprise des groupes industriels et financiers, le facteur temps joue aussi un rôle : l’accélération du rapport au temps est une caractéristique majeure du journalisme aujourd’hui ; il faut couvrir une information le plus vite possible, la recycler en continu notamment par la réécriture de dépêches rapidement mises en musique, ce qui ouvre bien évidemment la porte aux erreurs factuelles. Il n’est plus possible de produire une information dans le temps long. Les logiques du marché obligent les journalistes à renouveler sans cesse l’information, produite à flux tendu.

Ainsi, pour gagner du temps, les sondages en viennent à remplacer partiellement les enquêtes de terrain et transforment « les journalistes en commentateurs improvisés des sondages composés majoritairement de questions naïves et sans intérêt[8] ». Et ceci n’est pas sans conséquences : « grâce aux sondages, les journalistes prétendent parler au nom du peuple et imposent aux politiques les questions que se pose ce peuple, à savoir celles que posent les sondeurs[9] ». Pour le dire autrement, « l’opinion publique c’est le peuple mis en spectacle et en marchandise dont les sondages (d’opinion) donnent l’image, l’image d’une masse “radiographiée”, faute de pouvoir en entendre la parole et de la prendre en considération. Les sondages d’opinion sont les dispositifs par lesquels la parole populaire – la vox populi – est invitée à se taire en répondant à des questionnaires qui ne mesurent que ces humeurs du jour[10] ». Toutes ces évolutions témoignent d’un mépris pour la profession, pour la qualité de l’information et de son rôle dans une société démocratique. Par ailleurs, il n’est pas exclu de penser qu’à terme, « les problèmes du journalisme traditionnel se poseront aussi aux nouvelles formes d’information numérique : marchandisation et publicité, pressions à la baisse sur les coûts et concentration, quasi-monopole de la mise en scène de la vie politique[11] ».

Les raisons de la colère

Cette détérioration vécue par les journalistes et perçue par les usagers découle de la tension qui existe entre la valeur d’usage et la valeur d’échange de l’information. Rappelons que la valeur d’usage est l’utilité concrète du bien. Elle est donnée par la nature et la quantité de la marchandise. La valeur d’échange est une propriété de la marchandise qui permet de la confronter avec d’autres marchandises sur le marché en vue de l’échange. L’information est ainsi un bien public culturel produit comme une marchandise : elle est périssable et immédiatement vendable, ce qui tire la qualité de l’information vers le bas. D’ailleurs le processus de privatisation en France a soumis « l’information audiovisuelle à la logique économique de l’audimat et à la recherche du plus grand public possible, ce qui n’est pas sans conséquence sur la production de l’information[12] » : ainsi la logique du nombre devient pour chaque producteur d’information le principe de jugement universel.

Une désaffection notoire se manifeste : une part croissante ne lit plus les journaux et préfère s’informer à la carte gratuitement sur Internet, ce qui veut aussi dire que les journalistes perdent ainsi leur monopole de diffusion. Pour le dire autrement, c’est dorénavant Google qui effectue le boulot du rédac-chef et qui classe ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Au premier abord, nous pourrions nous en réjouir mais il faut toutefois faire observer que si « le pluralisme existe, son accessibilité est inégalitaire. Certains groupes sociaux disposent du temps et des outils culturels nécessaires pour accéder à une information de qualité tandis que d’autres en sont dépossédés[13] » : en route vers une information à deux vitesses ?

Face à l’émergence de nouveaux médias, face à l’obligation de travailler vite et face à la remise en cause du magistère qu’ils opéraient, certains rédacteurs en chef opèrent comme s’ils étaient une citadelle assiégée et se muent en pourvoyeurs de politique dépolitisée au langage automatique, et la presse mainstream devient alors « un univers clos qui ne se nourrit que de pensée confirmante sans jamais ni accueillir ni faire entendre le moindre bruit contradictoire sérieux[14] ». Ce qui recèle des dangers pour la vie démocratique : « On ne sait plus comment dire sans radoter qu’il n’y a plus de démocratie là où il n’y a plus de différence significative, là où se trouve proclamée une one best way sans alternative[15]. » Et force est de constater que face aux critiques de plus en plus nombreuses et au discrédit dont souffre la gent journalistique, la tentation est grande de se muer à nouveau en prescripteur de comportement en voulant trier le bon grain de l’ivraie dans l’empire de la post-vérité et des fake news. Or, il est légitime de se poser la question suivante, à savoir celle de savoir si « si les médias professionnels [n’]ont [pas] une responsabilité dans les évolutions politiques des dernières décennies, […] celle d’avoir, au nom d’un rôle prescriptif rarement revendiqué mais néanmoins assumé, marginalisé avec beaucoup de constance et d’application un certain nombre d’options politiques qui sortent du “cercle de la raison”, et d’avoir rendu une immense partie de l’espace médiatique impraticable pour les tenants de ces options […] le rôle que les chefs de rédaction assignent au journalisme : informer, certes, mais pour encadrer. […] Avides d’un pouvoir d’influence qu’ils estiment être en train de perdre, ils paraissent considérer que pour récupérer une partie au moins de leur crédibilité, il faudrait chercher à l’imposer à celles et ceux qui la récusent, en délimitant d’autorité l’espace des médias crédibles[16] ».

Conclusion

Plus le temps passe, plus l’information – élément indispensable à la formation du jugement politique et maillon essentiel de la démocratie – est traitée comme une marchandise qui doit soit rapporter en attirant de la publicité (avec toutes les dérives que cela implique), soit influencer le débat en fonction des intérêts des propriétaires de l’organe. « Tant que la quasi-totalité des grands médias restera dans la sphère d’influence des pouvoirs politique et économique, les journalistes resteront souvent victimes, qu’ils le méritent ou non, du discrédit et de la contestation qui frappent les oligarchies économiques et le microcosme politique[17] ». Contrairement aux rêves les plus fous des éditocrates, l’existence de médias pluralistes est une condition indispensable pour gagner la bataille culturelle car elle garantit l’accès de tous au savoir émancipateur, la liberté d’expression et une démocratie participative éclairée. Partant, il s’agit de répéter et d’œuvrer à ce que l’information appartienne à tous, c’est-à-dire à l’ensemble des citoyens qui en ont besoin pour comprendre, analyser et juger en conscience. Elle ne peut être abandonnée aux caprices du marché et aux intérêts des hommes d’affaire. Elle ne doit pas non plus être monopolisée par l’État. Elle est un bien commun, voire un commun.

  1. George Orwell, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Marseille, Agone, 2008, p.130
  2. La bande dessinée La banlieue du 20 heures de Jérôme Berthaut et Hellkarava, parue chez Casterman illustre à merveille ce propos.
  3. Aude Lancelin, Le monde libre, Paris, Les liens qui libèrent, 2016, p.118
  4. Patrick Champagne, La double dépendance, sur le journalisme, Paris, Raisons d’agir, 2013, p.33
  5. Idem, p.124
  6. Allan Popelard, « Sociologie des journalistes », L’intérêt général n°1, décembre 2016, p.20
  7. Alfred Hill, « Journalistes précaires, journalisme à terre », L’intérêt général n°1, décembre 2016, p.24
  8. Patrick Champagne, op. cit., p.11
  9. Pierre Rimbert, « Libérer la presse des puissances d’argent », L’intérêt Général n° 1, décembre 2016, p.73
  10. Roland Gori, Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2017, p.85
  11. Pierre Rimbert, art. cit., p.73
  12. Patrick Champagne, op. cit. , p. 47
  13. Pierre Rimbert, « Libérer la presse des puissances de l’argent », L’intérêt général n°1, p.75
  14. Frédéric Lordon, « Charlot, ministre de la vérité », https://blog.mondediplo.net/2017-02-22-Charlot-ministre-de-la-verite
  15. Idem
  16. Patrick Michel (d’après une observation collective), « “Post-vérité” et “fake news” : fausses clartés et points aveugles », http://www.acrimed.org/Post-verite-et-fake-news-fausses-clartes-et
  17. Idem