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There is no alternative, we must change our democracy !

Par Olivier Starquit et Michel Recloux

La question de savoir si nous vivons en démocratie se pose encore et toujours de plus en plus au vu de l’actualité des mouvements sociaux qui surgissent partout en Europe, voire dans le monde.

La réponse pourrait sembler évidente : « oui, c’est d’ailleurs grâce à elle que ces mouvements sociaux peuvent s’exprimer ». Nous opterons plutôt pour l’exact contraire en arguant que ces mouvements de protestation existent car le système démocratique dans lequel nous vivons ne leur permet plus d’exercer le pouvoir, c’est-à-dire, de faire coïncider la définition de la démocratie (pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple) avec la réalité de nos organisations institutionnelles.

Il est assez facile de s’en convaincre au niveau politique, nos représentants élus ne sont pas représentatifs du peuple qu’ils incarnent. Les différences sociologiques[1] entre l’assemblée parlementaire de n’importe quel pays et celle de ses citoyens sont telles qu’on peut se demander si les seuls à même de nous gouverner doivent obligatoirement avoir un cursus universitaire ? Doit-on être le « fils » ou la « fille de » pour participer à la vie de la cité ? Nous pensons que non et nous allons vous (dé)montrer que de nouvelles formes d’organisation plus démocratiques existent, se pratiquent, se sont pratiquées, sont praticables. Et que, oui, il faut changer la société et son fonctionnement pour le bonheur de tous, pas uniquement du plus grand nombre. Car si tous sont touchés par la Politique, peu ont leur mot à dire.

Si nous avons défini la démocratie par le peuple encore faut-il définir ce peuple. Car derrière ce terme peut se cacher « le peuple comme “communauté de citoyens”, le peuple comme “nation”, le peuple comme “masse”…et enfin le peuple comme “idéalité collective, investie d’une mission ou porteuse d’un destin” [2] ». Nous vous proposons de dire qu’il s’agit de l’ensemble des habitants d’un territoire. Tous les habitants, y compris les enfants et tous les « sans » : sans-papiers, sans-domiciles, sans-droits…

Le tour d’horizon de formes démocratiques ne commencera pas avec les Athéniens, ces « inventeurs » de la démocratie qui la réservaient aux seuls citoyens de la cité, c’est-à-dire à une toute petite portion des habitants de la ville (les esclaves, les femmes et les étrangers n’y participaient pas). Non, parlons plutôt de la forme qu’a prise une certaine piraterie entre 1660 et 1725 environ [3]. La répression des rébellions anglaises des Diggers et autres Levellers du début du XVIIe siècle envoya en exil ces radicaux dans les colonies éloignées de leur mère patrie. Ils apportèrent avec eux leurs utopies d’un monde égalitaire où un homme vaut une femme, où il n’y a pas d’esclave et tous peuvent décider. Certains fondèrent des colonies d’hommes libres, comme celle de Libertalia au large des côtes de Madagascar, havre de liberté pour tous les esclaves ou bien encore Barataria dans le sud de la Lousiane d’où partait écumer les mers Jean Laffite qui aurait – mais cela fait partie de la légende – introduit les idées de Karl Marx et Friedrich Engels aux États-Unis en en finançant leur publication.

Capitaine Bartholomew Roberts, 1724

Capitaine Bartholomew Roberts, 1724

Sur les bateaux pirates, l’égalité était de mise, qu’on soit femme, noir, blanc, marin d’eau douce ou vieux loup de mer, on avait droit à une voix pour décider des actes à mener et une part égale du butin pris aux commerçants du Nouveau Monde. « Tout homme a une voix dans les affaires en cours ; a un titre égal aux provisions fraîches, ou aux liqueurs fortes, saisies à tout moment, et peut les utiliser suivant son bon plaisir, à moins qu’une disette ne rende nécessaire pour le bien de tous, le vote de retranchement[4] » : ainsi débutait le code de l’équipage de Bartholomew Roberts, boucanier anglais (1682 - 1722). Les pirates développèrent aussi des caisses de solidarité pour aider les leurs blessés au combat et élisaient leurs capitaines qui ne pouvaient donner des ordres que lors des abordages. Ceux-ci pouvaient à tout moment être destitués pour lâcheté ou cruauté ou toute autre raison.

Les pirates n’étaient pas les seuls à fonctionner démocratiquement. La Ligue des Six nations iroquoises était dotée d’une Constitution appelée Gayanashagowa. Le peuple iroquois pratiquait le consensus, donnait une voix égale aux femmes et fonctionnait avec un système confédéral. Le système de prise de décision est fondé sur le principe de subsidiarité[5]. Le peuple iroquois est organisé en famille, clan, nation et confédération. Chaque décision est prise en suivant le même processus : chaque niveau a son conseil qui forme trois groupes, dont deux débattent et le troisième arbitre. Toutes les décisions doivent être prises à l’unanimité à chaque niveau d’organisation[6].

Tout comme pour les pirates, on ne peut pas prouver ni nier l’influence[7] de la Ligue dans la rédaction de la Constitution américaine. Qui a elle-même influencé la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen issue de la Révolution française de 1789 dont il faut sans cesse répéter l’article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

Restons en France pour parler de la Commune de Paris[8] qui, du 18 mars 1871 à la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871, organisa l’autogestion de la ville. Si le Conseil de la Commune de Paris, élu le 26 mars 1871, se divise en majoritaires prompts à utiliser la méthode autoritaire pour imposer leurs vues, et en minoritaires défendant l’aspiration démocratique et autonomiste de la Commune, c’est dans divers lieux que se réunit la population des quartiers pour discuter de la situation, proposer des solutions et influencer le Conseil, comme le Club de la Révolution, animé par Louise Michel. Il est dit que « les membres de l’assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont révocables, comptables et responsables ». Ils sont élus non comme représentant mais bien pour une action précise, ils reçoivent un mandat impératif. Les étrangers ne le sont plus dans la Commune, les entreprises abandonnées sont collectivisées et gérées par des coopératives d’ouvriers, le Conseil déclare un salaire minimum, la Commune se déclare laïque 34 ans avant la loi de 1905, la presse est totalement libre même pour les journaux anti-communards…

L’essayiste Alain Gouttman écrit dans La Grande Défaite (Perrin, 2015) : « Devant l’histoire, les communards se sont montrés le plus souvent médiocres, à quelque poste qu’ils se soient trouvés entre le 18 mars et le 26 mai 1871. Ils n’en incarnent pas moins, dans la mémoire collective, une grande cause, la plus grande de toutes peut-être : celle d’une société jaillie du plus profond d’eux-mêmes, où la justice, l’égalité, la liberté n’auraient plus été des mots vides de sens. Une utopie? En tout cas, une grande espérance qui les dépassait de beaucoup, et dont ils furent à la fois acteurs et martyrs »[9].

Cette Commune de Paris servira ensuite aux Soviets pour se constituer. Les Soviets, « Conseils » en russe, apparaissent en 1905 lors de la première révolution. Ils seront à la source de la révolution de 1917, récupérée par les bolcheviques. Pour Hannah Arendt : « Le régime bolchevique a dépouillé les conseils (les soviets, selon leur appellation russe) de leur pouvoir alors qu’il était encore dirigé par Lénine, et a volé leur nom pour s’en affubler alors qu’il était un régime antisoviétique[10]. » Il y eut des Conseils ouvriers ailleurs qu’en Russie, en Allemagne ou en Hongrie par exemple. Ces conseils fonctionnaient suivant la démocratie directe[11].

Nestor Makhno, militant anarchiste (1889-1934), raconte que lors d’une rencontre avec le soviet des députés paysans et ouvriers de Gouliaï-Polié, en Ukraine, les circonstances les obligèrent à « revenir à des conceptions anciennes, […] à savoir de rejeter toute direction d’une instance supérieure, comme ayant, sur le fond même de la Révolution, des idées tout à fait différentes des siennes[12] ». En Ukraine « soviétique » fut appliqué le communisme libertaire, c’est-à-dire que « les terres furent cultivées en commun par les paysans, groupés en “communes” ou “soviets de travail libre”. Les principes de fraternité et d’égalité y étaient observés. Tous, hommes, femmes, enfants devaient travailler dans la mesure de leurs forces. Les camarades élus aux fonctions de gestion, à titre temporaire, reprenaient ensuite leur travail habituel aux côtés des autres membres de la commune. Chaque soviet n’était que l’exécuteur des volontés des paysans de la localité qui l’avait élu. […] Les soviets étaient intégrés dans un système économique d’ensemble, basé sur l’égalité sociale. […] Sur les affiches des makhnovistes on pouvait lire “La liberté des paysans et des ouvriers appartient à eux-mêmes et ne saurait souffrir aucune restriction. C’est aux paysans et aux ouvriers eux-mêmes d’agir, de s’organiser, de s’entendre entre eux dans tous les domaines de leur vie, comme ils le conçoivent eux-mêmes et comme ils le veulent […] ils (les makhnovistes) ne peuvent ni ne veulent en aucun cas les gouverner”[13] ».

Faire appel à la notion de Soviet, de « Conseil », a traversé les époques pour être à nouveau rappelé par les Situationnistes et autres mouvements révolutionnaires en 1968. Devrions-nous nous réapproprier ce mot malgré la trace négative qu’il a laissée dans l’histoire du XXe siècle ? Car il nous semble que c’est ainsi que l’on peut caractériser les différents mouvements sociaux apparu depuis la fin des années 80, les altermondialistes, les indignés d’Occupy Wall Street et d’ailleurs, les 99%. Tous ces mouvements ont mis en branle des fonctionnements de démocratie horizontale que David Graeber, militant anarchiste, professeur d’anthropologie à la London School of Economics, a pu analyser de l’intérieur[14].

Pour lui, il est évident que la survie de tels groupes dépend de leur capacité à s’adapter à leur environnement mais aussi à rester à l’écoute de ce qui se passe en leur sein. Cette démocratie horizontale s’appuie sur le consensus. Consensus qu’il résume à quatre principes :

  1. Quiconque croit avoir quelque chose d’important à dire à propos d’une proposition devrait pouvoir s’attendre à ce que son point de vue soit pris en considération.
  2. Quiconque émet de fortes réserves ou objections devrait pouvoir s’attendre à ce que ses réserves ou objections soient prises en considération et si possible quelles soient abordées dans la version définitive de toute proposition.
  3. Quiconque sent qu’une proposition contrevient à un principe fondamental partagé par le groupe devrait pouvoir y apposer son veto (« blocage »).
  4. Personne ne devrait être forcé d’accepter une décision à laquelle il n’a pas consenti.

Ce qui est important dans le consensus, c’est le processus de synthèse qui amène à une décision d’une proposition jugée acceptable par un maximum de participants. Pour Graeber, le consensus ne veut pas dire rejet du vote. Il donne comme exemple l’utilisation du vote à super majorité par Occupy Wall Street notamment quand les participants sont très nombreux. Ce vote à 90% permet aux décisions d’être portées par un grand nombre d’acteurs et empêchent notamment le blocage des actions par des éléments perturbateurs (voire perturbés) comme des policiers infiltrés. Face aux problèmes que peut rencontrer ce processus, il fait encore d’autres propositions pour les résoudre : tout ne doit pas être décidé par tout le monde (des sous-groupes sont autorisés à réaliser ce pourquoi ils ont été crées), empêcher l’apparition du leadership d’une clique par des responsabilités tournantes (l’animateur ne fait pas de proposition, plusieurs animateurs pour un même groupe…), éviter le conformisme du consensus en comprenant le fait que celui-ci ne veut pas dire qu’il faut convertir l’autre à nos idées et prendre les différences comme des ressources communes plutôt que comme des obstacles. Il préconise également de combiner démocratie directe et contrôle des travailleurs (c’est-à-dire par les travailleurs). La décision est prise par ceux qui en sont directement affectés. L’exemple qu’il donne est le cas d’une entreprise : tant que les décisions à prendre ne concernent que la gestion des congés, par exemple, les employés peuvent en débattre entre eux ; mais s’il s’agit de rejeter les déchets dans la rivière alors l’ensemble de la population doit avoir son mot à dire.

Si on veut réactiver la démocratie, il va falloir mettre en place des systèmes qui permettent à tous, non seulement de s’exprimer, mais surtout d’être entendus et dont les idées sont prises en compte. Cela ne viendra pas seulement de nos institutions, chacun d’entre nous, nous sommes responsables de la démocratie que nous avons. Ainsi, face à « la parodie de démocratie qu’offrent les régimes qui s’affichent comme tels aujourd’hui[15] », il s’agit d’« établir une forme d’organisation de la vie collective qui favorise l’autonomie et la souveraineté du citoyen et fait progresser la mise en place d’un système politique dans lequel la population dispose des moyens d’exercer un contrôle réel sur les décisions d’un gouvernement qui est censé émaner de sa volonté[16]. »

Comme le montre l’exemple de Podemos en Espagne, c’est possible. Dans un de ses discours[17], Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, énonce les cinq ingrédients de la potion magique qui permet de faire entendre politiquement la voix des sans-voix : le premier est d’y croire, comme au foot, on monte sur le terrain pour gagner ; le second est d’être laïque, c’est-à-dire éviter le dogmatisme, ne pas croire aveuglément aux vieilles recettes ; le troisième c’est d’avoir de l’audace et être fier de ce qu’on veut ; le quatrième ingrédient est de chambouler l’échiquier politique, il n’est plus question de gauche ou de droite mais de la ligne qui sépare ceux qui défendent la démocratie (droits sociaux et souveraineté) de ceux qui sont du côté du totalitarisme du marché et enfin, le cinquième, l’empathie avec le peuple, savoir lui parler, l’écouter, arrêter d’être des donneurs de leçon.

Pour le paraphraser, nous dirons qu’on ne participe pas à un mouvement social pour chanter en chœur mais pour se doter d’une machine à penser. Il faut oser risquer et être insolent (soit être capable de s’affranchir des autorités, de déborder des cadres institués). Car ce que rappellent Podemos et les différents mouvements de type « Occupy » n’est rien d’autre que le fait que la « démocratie est de façon essentielle une revendication, un principe en vertu duquel il est perpétuellement possible d’exiger une extension des droits et des libertés individuels[18] ». À l’heure où la politique se vit comme une carrière, prendre comme boussole « le respect du pluralisme, la liberté de l’expression personnelle et le rejet de la hiérarchie, l’exigence absolue d’égalité, le refus de la logique hiérarchique des partis et la propriété sociale de l’information »[19], soit tous les constats posés par les rassemblement sur les places est une prise de position susceptible de permettre de jeter par-dessus bord la dimension parodique d’un terme galvaudé par un mésusage intempestif et de rendre le gouvernail aux citoyens redevenus pirates.

  1. « (…) si les trois quarts des députés sont universitaires, ils ne représentent que 10,1 % de la population hors de l’hémicycle. » in Soraya Ghali, « Comment l’élite occupe les parlements », Le Vif, 26/09/2013, http://www.levif.be/actualite/belgique/comment-l-elite-occupe-les-parlements/article-normal-107655.html, consulté le 20/02/2015.
  2. Étienne Balibar, « Comment résoudre l’aporie du peuple européen ? » in Le symptôma grec, Paris, Éditions Lignes, 2014, p.18-19
  3. Ne soyons pas naïfs non plus, des pirates il y en a eu qui ne furent que des bandits qui ne donnèrent aucun sens politique à leurs actions de rapines. Cette partie se base sur le pamphlet Bastions pirates, Bruxelles, Aden, 2005.
  4. Cité dans Idem, p,19
  5. Le principe de subsidiarité est une maxime politique et sociale selon laquelle la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, doit être allouée à la plus petite entité capable de résoudre le problème d’elle-même. Wikipédia (consulté le 21/02/2015)
  6. http://www.fileane.com/docpartie1/grande_loi_qui_lie.htm (consulté le 21/02/2015)
  7. La théorie de l’influence est apparue en 1982 avec la publication par Bruce Johansen de Forgotten Founders (Harvard Common Press), cité par David Graeber dans La Démocratie aux marges, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014, p.73
  8. http://fr.wikipedia.org/wiki/Commune_de_Paris_(1871) (consulté le 21/02/2015)
  9. Cité sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Commune_de_Paris_(1871) (consulté le 21/02/2015)
  10. Hannah Arendt, A propos des Conseils Ouvriers en Hongrie, http://perso.ovh.net/~lesamisdam/?p=88, consulté le 21/02/2015
  11. Par démocratie directe il faut entendre égalité des membres concernant la délibération et les décisions (horizontalité du pouvoir), la révocabilité des mandatés ou des élus, la réunion en assemblée, et la prise de décision à la majorité, au consensus, ou encore à l’unanimité. La désignation par tirage au sort, la rotation des mandats ou encore l’impossibilité de les renouveler. On parle de démocratie participative quand, dans une démocratie représentative, existent des mécanismes de démocratie directe (référendum, etc.).
  12. Nestor Makhno, La révolution russe en Ukraine, 1918-1921, Paris, Belfond, 1970, p. 101.
  13. Extrait de l’avant-propos de Daniel Guérin au livre de Nestor Makhno, pp. 9-10.
  14. Cette partie se base sur le chapitre 4 : « Comment survient le changement » de David Graeber, Comme si nous étions déjà libre, Montréal, Lux, 2014, pp. 193-244.
  15. Albert Ogien et Sandra Laugier, Le principe démocratie, Paris, La Découverte, 2014, p.25
  16. Idem, p.19
  17. Discours de Pablo Iglesias, leader de Podemos, à Lisbonne, le 21 novembre 2014, lors du 9e Congrès du Bloc de Esquerada.Vidéo en vostfr, http://youtu.be/NktLXjfRSRA (consulté le 22/02/2015).
  18. Albert Ogien et Sandra Laugier, op. cit., p.50
  19. Idem, p.269