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Démocratie et effervescence : entretien avec Jacques Dubois

Entretien par Gaëlle Henrard

Si le terme de « démocratie » semble particulièrement galvaudé dans la bouche de certains, il fait parallèlement l’objet d’une recherche et d’une réflexion de plus en plus insistantes et dynamiques visant à lui rendre sens et à assurer son application concrète. Dans ce cadre, sphères intellectuelle et artistique jouent souvent un rôle. Ce fut le cas dans les années 1970 à Liège. Retour en arrière et perspectives, peut-être…

Un entretien avec Jacques Dubois, docteur en Philosophie et Lettres, professeur émérite de l’Université de Liège et spécialiste de la sociologie des institutions culturelles.

Gaëlle Henrard : Dans l’ouvrage que vous avez co-dirigé avec Nancy Delhalle et Jean-Marie Klinkenberg, Le tournant des années 1970. Liège en effervescence[1], il est question de « génie du lieu » et de « génie du temps ». Pourriez-vous nous parler de quelques-uns des ingrédients qui ont participé à cette « effervescence » ?

Jacques Dubois : Les auteurs de l’ouvrage et moi-même l’avons peut-être surestimée par une sorte de fierté locale. L’effervescence fut commune aux pays occidentaux : la décennie a été intense un peu partout, surplombée par mai 68 qui avait été à l’origine d’un fameux tohu-bohu. Mais les Liégeois qui ont écrit ce livre étaient tout de même en droit de penser qu’il s’en était passé plus dans leur ville que dans bien d’autres de même taille.

Photo de Jacques Dubois

Jacques Dubois

Pour ce qui est des ingrédients, j’en retiendrai trois. C’est d’abord que Liège a une assez forte conscience d’elle-même et de ce qui fut son autonomie historique : cela se traduit par les liens nombreux qui unissent les gens. Soit le côté « tout le monde connaît tout le monde », parfois si étouffant. C’est ensuite que Liège a une forte tradition de luttes sociales et qu’en 60 il y avait eu ce que l’on a appelé la « grève du siècle » à caractère insurrectionnel. En 70, beaucoup étaient encore dans la foulée de ces événements et prolongeaient l’action entreprise à travers le Mouvement Populaire Wallon fondé par André Renard et à travers différents groupes militants. Il y avait donc un arrière-plan historique qui comptait beaucoup, et notamment chez ceux qui se dévouaient à l’action sociale. Pour citer un exemple, je retiendrai Camille Schmitz, qui était un prêtre « libéré » et dont on dit dans notre livre qu’il était un « passeur » parce qu’il établissait des liens entre différentes intiatives ; il avait été à la tête du CTL (Culture-Tourisme-Loisirs) qui, par exemple, organisait des vacances pour ceux qui ne pouvaient pas s’en payer. Or, ce CTL a ensuite donné le Cadran, lieu de convergence d’inspiration catholique. De quoi sortiraient ensuite les Grignoux que nous connaissons encore par les cinémas. Il y avait donc d’une part un passé, une mémoire, et d’autre part un avenir, des choses qui commençaient et allaient se prolonger parfois durablement.

Le troisième ingrédient est le désir d’une génération de mettre à jour des institutions vieillies en y substituant des formes de vie, d’action, de pensée résolument neuves. On a ainsi vu naître en différents domaines des lieux circonscrits, de petits groupes, qui ont souvent pris la forme de « communautés émotionnelles ». On se liguait à quelques-uns, on se retrouvait entre soi autour d’un projet, on faisait montre d’une adhésion sentimentale au groupe ou au lieu. Et, dans un second temps seulement, on se faisait connaître à l’extérieur dans un mouvement d’ouverture, qui fonctionnait ou pas. Nous en avons donné deux exemples parmi d’autres. Ce fut le cas du Cirque Divers, rue Roture. Ils étaient quatre ou cinq à tenter dans une sorte de cabaret des expériences de mise en spectacle de la vie quotidienne. Et ce ne fut d’abord qu’un petit cercle même s’il fut très bruyant. Puis le succès est venu et sont passés au Cirque quantité d’artistes en tous genres venus parfois de loin. Toute une philosophie essentiellement libertaire entourait l’entreprise, qui se voulait aussi laboratoire quant à des expériences de socialité innovante.

En second lieu, j’évoquerai un groupe auquel j’ai été intimement mêlé. Il s’agit du Groupe µ qui réunissait six universitaires. De disciplines diverses mais rapidement unies par des liens d’amitié, nous avons pris l’habitude de nous retrouver un peu clandestinement, c’est-à-dire dans les marges de notre université. Nous faisions le tour des apports nouveaux en matière de linguistique, de rhétorique et de sémiologie. Tout ce qui était enseigné à Liège dans ces domaines nous semblait périmé. Nous avons donc mis au jour un nouveau modèle qui allait apparaître, quand il s’est exprimé dans un livre, comme « scandaleux ». Ça ne concernait pas grand monde, bien entendu. Mais, en même temps, cela bouleversait une façon générale de se représenter les opérations de langage. Et le succès de notre ouvrage finit par être considérable.

Dans ce cas comme dans d’autres, il y avait le sentiment plus ou moins confus que l’époque des mouvements de masse et des grandes manifestations était révolue. En France, au même moment, on parlait d’ailleurs de groupuscules à propos des étudiants de Nanterre. Et ces petits groupes existaient chez nous, menant une sorte de guérilla. Ça veut dire que l’ensemble de la population n’était pas concernée. Quand le Cirque Divers invitait quelques coiffeurs de la ville à faire en public une démonstration décalée de leur métier, quel était le retentissement de cette expérience amusante en dehors des cinquante personnes qui entouraient la scène et le bar ? Bien peu évidemment. Mais à ceux-là l’expérience révélait des façons de se comporter jamais perçues sous un tel angle. Il faudrait encore dire qu’entre ces petits isolats urbains dont je viens de donner deux exemples, beaucoup de connexions existaient : on se fréquentait, on échangeait, on collaborait parfois. L’idée de réseau s’était d’ailleurs répandue et elle correspondait bien au fait que beaucoup des acteurs de cette époque subversive jouaient plusieurs rôles, passant d’un lieu à un autre.

Une autre chose importante dans les années 1970, c’était l’humour, un humour assez débridé. Il était de dérision et de subversion. Le samedi matin par exemple sur RTB-Liège radio, on pouvait écouter des émissions comme « Salut les intellectuels » à l’ironie décapante. Il y avait aussi sur le même canal chaque samedi soir « Il y a folklore et folklore », émission consacrée aux vraies musiques populaires et qui, en 1975, vit ses animateurs sanctionnés parce qu’ils avaient invité les auditeurs à proposer des épitaphes à mettre sur la tombe du général Franco qui venait de décéder. Et ce ne fut pas triste… Mais cet humour était inséparable d’une volonté d’innovation, de création. C’est l’idée, si l’on veut, qu’on ne fait du vraiment neuf que dans la joie et surtout dans la moquerie, une moquerie qui stigmatise tout ce qui semble dépassé, voire archaïque. Et les cibles ne manquaient pas. Différentes idéologies inspiraient les mouvements de gauche jusque là. Et y dominait assez naturellement un esprit de sérieux ou de gravité. Je me souviens d’avoir lu un article sur le parti communiste français de ce temps, où l’auteur déplorait que la plaisanterie soit quasiment proscrite dans les rangs de son parti. En revanche, dans les années 70 telles que nous les avons vécues à Liège, et même si tout n’était pas enviable dans la situation sociale (beaucoup de gens avaient la vie dure), il y avait un grand besoin de libération mentale à travers le rire comme complément d’une volonté de « changer le monde » et de vivre autrement.

Gaëlle Henrard : Est-il plus difficile aujourd’hui de faire preuve d’humour ou d’être dans le registre de l’autodérision ?

Jacques Dubois : Je ne sais pas. Je pense en tout cas que l’humour est de plus en plus nécessaire mais je ne suis pas sûr qu’il soit présent. Je pense à mes petits-enfants qui ont autour de 20-25 ans, ils sont souvent joyeux mais pas tellement humoristes. Il faut dire que les tendances actuelles sont lourdes et produisent une symbolique déprimante : chômage, corruption ambiante chez les hommes d’affaires et les politiques, attentats, crises financières et politique d’austérité. Comment plaisanter et faire de « bons mots » à partir de là ?

Dans les années 70, nous surfions sur différentes vagues porteuses. Se conjuguaient, au gré de modes venues des États-Unis, une contestation écologique (les hippies) et une contestation politique (la lutte contre la guerre au Vietnam était très intense à Liège). Mais il y avait peut-être plus encore le mouvement d’émancipation des femmes (la Maison des femmes recevait à Liège la prestigieuse Kate Millett) et tout ce qui relevait de la libération sexuelle : pendant le laps de temps qui va de l’invention de la pilule jusqu’à l’apparition du sida, le monde connut dix ou quinze années d’amour sans contrainte et sans danger. Quel miracle ! Et ces formes d’inspiration stimulaient la jeune génération, la rendaient plus active, plus intelligente. J’ai connu pendant ces années des étudiants magnifiques et qui se promettaient de changer la vie (ce qu’ils ont parfois fait à leurs dépens). On discutait librement dans les cours ; on y lançait des idées, faisait circuler des textes inédits ; on y fumait aussi, ce qui n’était pas une bonne chose. Sur ceux qui sont venus par après, le néolibéralisme est tombé comme une chape de plomb. Et aussitôt, dans les classes, la liberté d’esprit et d’allure s’est comme évaporée. Mais, ces derniers temps, s’amorce un reflux intéressant parmi les plus jeunes. Une liberté et une inventivité semblent de retour à partir, par exemple, des nouvelles technologies et l’on voit naître de petits ateliers de création par exemple. C’est un peu comme si le capitalisme comme modèle de société avait donné toute sa mesure et qu’il se rendait compte lui-même qu’il nous entraînait vers la catastrophe.

Gaëlle Henrard : Quelle importance donneriez-vous à la dimension urbaine de cette « effervescence » pour faire bouger les lignes en démocratie ?

Jacques Dubois : Je pense que la ville a rendu cela possible. Tous ces évènements se sont passés en ville, à Liège, à Verviers également, à Seraing (voir les films des Dardenne). Le décor urbain est très important et la ville recèle un imaginaire singulier. La ville, ce n’est pas toujours la ville bourgeoise mais tout autant ou même davantage la ville populaire. Je pense en effet qu’il faut ce cadre-là pour que les sociétés deviennent créatives. Une certaine misère urbaine a toujours inspiré la littérature ou le cinéma. Les rues Roture et Pierreuse étaient parmi les plus mal famées de Liège. Mais ce sont elles qu’à un certain moment les artistes choisissent. Et ce n’est pas seulement parce qu’ils s’y logent pour pas cher. Le fonds populaire a quelque chose d’inspirateur ; il y règne un climat de désordre voire de saleté qui stimule la création. Ce qu’il y avait de décrépitude à Liège dans les années 70 (c’était avant certaines rénovations) éveillait un abandon de soi propice à l’art. Et nombreux étaient les cafés et restaurants qui ouvraient tard et où l’on se retrouvait dans la nuit.

Gaëlle Henrard : Quels seraient vos constats et éventuelles pistes face à la déconnexion dont souffre souvent la population par rapport aux mondes artistiques et intellectuels (et l’inverse est également vrai) et que l’ouvrage met en avant ? N’y a-t-il pas là un problème récurrent dans le rapport entre la démocratisation culturelle et la démocratie culturelle ?

Jacques Dubois : Je le déplore évidemment. Cela produit parfois de curieux effets. Prenez l’exemple des Grandes Conférences Liégeoises qui font des publics considérables (500 personnes, parfois 1000). Pourquoi ? Parce que les conférenciers invités sont des stars, des gens qu’on voit à la télévision qui les a couronnés. Ces conférences attirent massivement une bourgeoisie moyennement cultivée. J’ai été invité un soir à présenter un critique venu parler de Proust. Il y avait foule et j’ai demandé à certains organisateurs « vous croyez qu’ils vont lire Proust ? ». Ils m’ont répondu « mais non, ils vont l’acheter ». Pierre Bourdieu a très bien décrit la stratification de la culture. Il y a d’abord la culture de masse, celle qui englobe télévision et spectacles sportifs. Il y a ensuite une culture semi-cultivée, ce sont les GCL. Si vous grimpez encore un échelon, il y a par exemple les conférences que j’organisais sur l’art contemporain et qui attirent un public informé quoique passif et puis il y a les cercles restreints qui sont au fait de ce que font les avant-gardes, c’est-à-dire la vraie création. Notre société est ainsi construite. Évidemment, on voudrait que ça change et ce que vous faites aux Territoires de la Mémoire va dans ce sens, je pense. Pour l’essentiel cependant, rien ne bouge et l’école n’y peut pas grand’chose. Autrefois, les partis politiques de gauche avaient des stratégies culturelles intéressantes mais la télévision a rasé tout cela. J’en veux terriblement à la télévision qui n’a fait que se détériorer de l’intérieur. Une émission comme The Voice qui est un concours de chanson et de voix ébauche une forme de démocratie : des jeunes émergent à travers l’expression de leur talent. Mais cela tourne très vite au star-système et aux résultats arrangés.

Gaëlle Henrard : Le livre aborde, pour ces mouvements sociaux et culturels, le problème de la « cooptation », d’une certaine consanguinité ou d’un « entre-soi ». C’est un reproche qu’on peut parfois formuler aujourd’hui à l’égard du secteur socio-culturel.

Jacques Dubois : On peut effectivement critiquer les mouvements des années 1970 à cet égard. Le Cirque Divers a fini par être subsidié à titre d’organisme d’éducation permanente. Il a essayé de s’élargir. Il a créé un journal C4 qui s’adresse aux chômeurs mais il y a fort à parier que les chômeurs n’apprécient pas son humour de connivence et ne le lisent pas. L’intellectuel, l’artiste ont une tendance forte à opérer en vase clos. Cela ne veut pas dire que rien ne passe à l’extérieur. Les Dardenne ont commencé par la vidéo militante et puis ont triomphé à Cannes. Antaki qui recouvre le Perron d’un préservatif géant alerte utilement la population. Les cinémas des Grignoux, issus de groupes militants, ont donné naissance à un magnifique réseau de salles, ce qui a initié toute une partie de la population liégeoise au meilleur cinéma. Ou bien encore le collectif Femmes battues est resté un haut lieu d’intervention sociale.

Gaëlle Henrard : À la lecture de la fin de l’ouvrage revient cette impression que, dans toute forme de contestation et de lutte pour faire changer les mentalités et subvertir l’ordre établi, pour « briser la mécanique infernale de la reproduction des élites », les initiateurs qui étaient dans l’opposition et l’expérimentation collective se retrouvent comme inévitablement emportés dans une forme d’institutionnalisation qui établit les anciens motifs d’opposition en nouveaux dogmes. Est-ce là un cercle infernal ?

Jacques Dubois : Cercle infernal est peut-être un mot trop fort mais il y a certainement une sorte de pente fatale. Les sociétés vieillissent mais également les gens. Michel Antaki vient de prendre sa retraite. Un clown (je le dis en toute amitié) qui prend sa retraite, c’est un peu triste. Mais ce clown a formé des jeunes et a passé le relais de l’asbl « D’une certaine gaieté » à d’autres. Aujourd’hui, il aime à plaisanter sur le vieillissement et sur la mort, et c’est bien aussi. J’essaie pour ma part de poursuivre des choses commencées en essayant de ne pas encombrer. Par exemple, je pense important d’entretenir la mémoire des années 70, ne serait-ce qu’à travers le plaisir de se retrouver à tel ou tel spectacle. Cette semaine, j’ai assité aux soirées de l’Europa-Vidéo Festival mis sur pied par Robert Stéphane et qui perpétue le souvenir vivant de l’émission « Vidéographies » qui fut un haut-lieu de création RTB des années 70. Et puis, j’ai assisté, au Corridor, rue Vivegnis à Liège, à un débat sur les « curateurs » dans le domaine pictural et me suis dit que ce Corridor-là venait en droite ligne d’un certain et bienheureux passé. Ce qui m’inquiète parfois, par rapport aux années 1970, c’est de voir que l’État a beaucoup d’argent investi dans de grandes institutions, l’Opéra, le Philharmonique, le Théâtre, la Cité Miroir, et nous voilà loin, avec elles, du temps des groupuscules inventifs et intempestifs.

Gaëlle Henrard : Quel regard portez-vous sur notre époque actuelle et sur des pratiques démocratiques telles que Occupy, le G1000 ou Tout autre chose ?

Jacques Dubois : Je crois qu’il y a de nouveau une ébullition, des choses qui démarrent, des initiatives citoyennes comme on dit, qui sont intéressantes. Je les connais mal : elles ne sont plus de mon âge. Pour ce que j’en sais, elles me paraissent plus transversales socialement que celles de jadis. Des jeunes, sans doute pas nombreux, s’y meuvent avec une aisance qui me semble inédite. L’autonomie personnelle est tout de même un gain du nouveau siècle.

Gaëlle Henrard : L’ouvrage s’achève sur cette phrase : « La force et la forme du mouvement se déduisent de la forme et de la force de l’adversaire ». Dès lors, près de 50 ans plus tard, quelles seraient, pour vous, la forme et la force de notre adversaire sur lesquelles calibrer notre action ?

Jacques Dubois : Il faudrait d’abord désigner l’adversaire. Je suis en train de lire une excellente biographie de Roland Barthes, qui fut une haute figure de ma jeunesse. Pendant toute sa vie, alors qu’il n’avait pas nécessairement d’engagement politique précis, il a combattu, souvent par l’ironie, ce qu’il nomme la doxa et qui est l’ensemble des conformismes régnant sur le discours social. Il parle beaucoup de régression idéologique à ce propos. C’est vrai que, si vous êtes « indoxiqué » vous reculez, vous devenez bête. Je ne suis pas certain que la doxa, qui est aussi langue de bois, soit typique de notre seule époque. Il me semble pourtant que la combattre en notre temps est plus que jamais important. C’est devenu un acte citoyen et démocratique. Mais comment s’y prendre ? D’abord chacun le fera dans son cercle proche, professionnel, amical, familial. Ensuite on veillera à ne rien laisser passer : ni le racisme, ni le sexisme, ni la prétention dominatrice. Bref on sera en alerte et on le sera tout le temps. Ici, l’humour revient. Mais en se rappelant toutefois que tout le monde n’entend pas l’humour et qu’il peut également se réduire à une gaieté facile qui dispense de « s’en faire ».

  1. Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2010.