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Jazz collabo – Front national des musiciens

Par Raphaël Schraepen

En 1941 et 1942, toute l’Allemagne civile est affalée sur son sofa et prend très mal les choses, comme aurait pu l’écrire Kurt Tucholsky. Oui, l’Allemagne prend très mal les bombardements alliés, les restrictions et se demande quand tout cela va finir. Même si elle ne le dit pas, une partie de l’Allemagne est fatiguée du tonitruant Horst-Wessel-Lied, l’hymne officiel nazi. Elle regrette la musique légère moderne, a besoin du swing ou même d’une certaine forme de Jazz. Goebbels s’en rend compte. En spécialiste de la propagande, il sait que l’Allemagne, même civile, ne doit pas se démoraliser. Il va autoriser sur les ondes radiophoniques la diffusion de jazz, très probablement sans en référer à Hitler. De façon curieuse, l’auditeur allemand va donc avoir droit à des morceaux de Duke Ellington, Louis Armstrong, deux nègres, et du juif Benny Goodman. Aucun de ces titres n’était ni annoncé ni désannoncé sur l’antenne, mais on les entendait bel et bien.

J’imagine que de Goodman on ne diffusait tout de même pas Mission To Moscow, d’après le livre de Joseph Davies qui plaide indirectement pour un rapprochement diplomatique entre l’Amérique de Roosevelt et l’Union soviétique de Staline. Mais avant d’évoquer le « jazz collabo », oxymore étrange s’il en est, encore quelques mots sur Benny Goodman qui, dans ces années-là, constitue un pont entre le jazz et la musique classique. C’est en effet le clarinettiste qui créera Contrats de Bela Bartok et l’Ebony Concerto d’Igor Stravinsky, même si ce dernier l’avait conçu pour Woody Herman. Autre cas de crossover : Spring Will Be So Sad créé par Glenn Miller et son orchestre sur un texte de la compositrice Margaret Bonds, issue de la Harlem Renaissance.

Donc l’Allemagne a soif de musique légère, de musique, de danse ou de jazz « de salon ». Un dirigeant de la radio, Fritz Pauli, donne les bases de l’orchestre idéal : douze violons, quatre altos, des cuivres (non précisés, mais pas de saxophone), basse, batterie et une cithare allemande. Étrange conglomérat, et qui ne tiendra pas la route. Goebbels, par opportunisme, va céder aux sirènes des saxophones par l’intermédiaire d’un praticien de l’instrument sans beaucoup de scrupules idéologiques, un certain Lutz Templin. Ce dernier était très connu dans les années 1930 en temps que leader d’un orchestre de swing. Il avait au préalable réussi à faire mettre dehors son prédécesseur, un juif nommé James Kok. Templin sera à la base du plus célèbre combo collabo : Charlie and his Orchestra.

Ce nom devrait sonner faux à toute oreille férue de Jazz. On n’appelle jamais un band comme ça. Soit le leader garde son patronyme complet (Louis Armstrong, Glenn Miller), soit il utilise un pseudo, complet ou pas (« Duke » Ellington, « Count » Basie, « King » Oliver), mais un simple prénom, c’est rarissime. « Charlie », c’est en fait Karl Schwedler. Nazi mais pas trop, comme on pourrait le dire avec un rien de cynisme, il a l’avantage de connaître l’anglais et de le chanter sans l’accent allemand – même s’il manque du délié et de la gouaille propre aux chanteurs américains. On utilisera Schwedler comme chanteur de propagande, avec derrière lui un « vrai » orchestre de jazz.

« Vrai » ? De manière formelle, peut-être. Mais le jazz implique pratiquement de facto une « éthique » bien éloignée de ce qui va animer Charlie et son orchestre. On dira de ses musiciens qu’ils sont « competent », mot américain qu’on utilise souvent avec ironie. Sa traduction première, compétent donc, est insuffisante pour recouvrir le concept. Quand on est « competent », on est donc correct, parfois juste correct, mais on manque sûrement de l’étincelle qui fait le génie ou tout simplement le talent. Voyons le répertoire de ce groupe juste compétent…

Il est fait de reprises de classiques modernes américains, classiques du Jazz, un peu, classiques du swing ou succès commerciaux surtout. Très vite, Goebbels utilisera Charlie et ses musiciens, non pas pour les auditeurs allemands, mais pour les diffuser sur les ondes courtes qui balaient jusqu’en Grande-Bretagne et bien au-delà. Le truc est le suivant : on chante un ou deux couplets avec les paroles d’origine. La suite est censée démoraliser les troupes alliées. Si la femme aimée est loin, ce n’est pas parce qu’elle ne nous aime plus ou qu’elle a un amant, c’est bien à cause de ces foutus juifs à cause de qui on est obligé de faire la guerre contre cette puissante armée allemande. Une légende prétend que Winston Churchill s’étouffait de rire chaque fois qu’il entendait une chanson de Charlie and his Orchestra. Vu le caractère du personnage, ce n’est peut-être pas tout à fait improbable…

Après la guerre, ces musiciens n’ont pas été trop inquiétés. Les instrumentistes ont pu dire qu’ils ne comprenaient rien aux paroles, qu’ils faisaient juste leur métier avec le plus de compétence possible. Lutz Templin est mort à Stuttgart en 1973 et a continué à faire des concerts presque toute sa vie. Quant à Charlie, on sait très peu sur lui après 1945. Dut-il subir un procès ? Et lequel ? Il se retrouve croupier dans un casino. On sait qu’il émigre aux États-Unis en 1960 où il se fond dans le paysage. Il serait mort en 1970. Ou en 1973, d’après d’autres sources. Ou plus tard. Exit Charlie de toute façon.

Le cas Charlie and his Orchestra me permet d’aborder une question qu’on pose parfois et pour laquelle il n’y a pas de réponse définitive : en musique classique, y a-t-il eu des artistes nazis ? Dans les interprètes, oui. Chez les compositeurs, oui aussi, mais il convient de nuancer, de faire la part des choses entre ceux qui ont cédé aux tentations nazies de manière plus ou moins impliquée, et ceux qui auraient été en quelques sorte créés, formés, façonnés par le système, à l’instar de Charlie et ses sbires. Ils sont très peu nombreux.

Parmi eux, Peter Raabe, d’abord connu comme chef d’orchestre. Ouvertement pronazi, il soutient activement Goebbels dans toutes ses démarches « culturelles ». En 1935, il succède à Richard Strauss comme tout puissant chef de la Reichmusikkammer (RMK). Son prédécesseur, dont la conscience politique était pourtant perméable au régime, avait démissionné quand il s’était rendu compte qu’une partie de son travail consistait à démettre de leurs fonctions des artistes juifs ou réputés bolcheviques, et les envoyer dès lors dans des camps ou leur promettre un sort pire encore. Raabe n’eut pas ce scrupule. Mort le 12 avril 1945, on ne joue jamais ses œuvres.

Il y eut aussi Max Trapp, nazi de la première heure, davantage censeur à la RMK que véritablement artiste. Sa seule heure de gloire, c’est en 1940, quand il reçoit le prix national de composition. Plus personne ne joue sa musique. Il meurt en 1971. Et aussi Hermann Unger qui, après avoir été influencé par Max Reger, tourne mal et adhère au parti nazi en 1931. Délateur plus que musicien – il harcela plusieurs de ses collègues, et plus particulièrement Walter Braunfels, il est considéré par Ernst Krenek comme un « compositeur de troisième zone ». Il meurt en 1958. Allemand né en Russie, Hans Pfitzner doit figurer dans cette courte liste, comme nazi « passif » (il n’est coupable d’aucun délit à proprement parler) mais dont le nationalisme exprimé très tôt, la rage et la haine de toute modernité épousaient les formes du régime. Il décède en 1949. On joue encore parfois son opéra Palestrina.

Le cas de Richard Strauss mérite quelque réflexion. On l’a vu, il a profité du système pendant les années 1930. Il s’est pourtant plus d’une fois opposé à Hitler lui-même. Les deux hommes se connaissaient et avaient installé un rapport de force où manifestement tous deux s’interdisaient d’aller trop loin. Après la guerre, ce sont les autorités américaines qui lui interdiront de quitter le territoire allemand. Le sujet est délicat : objectivement, Strauss est, à l’époque, un des compositeurs vivants les plus célèbres au monde, il n’a pas personnellement de sang sur les mains et on peut même arguer qu’il a sauvé des collègues. Mais alors que le chef d’orchestre de gauche Toscanini ne lui pardonne rien, Strauss va recevoir un soutien inattendu, celui d’Arnold Schoenberg, ancien rival et victime des nazis. Ce dernier argue avec justesse qu’il est hypocrite de stigmatiser l’homme, de le « bannir intérieurement » alors que l’on continue à jouer sa musique partout dans le monde occidental. Richard Strauss passera les dernières années de sa vie dans un petit deux-pièces en Suisse, aidé par un mécène. Il s’éteint en 1949.

En opposition à ceux qui précèdent, évoquons à présent un mouvement de résistance français peu connu, le Front national des Musiciens, formé sous l’égide du chef d’orchestre Roger Désormière (1898-1963) et des compositeurs Elsa Barraine et Louis Durey. Désormière est une figure importante de la vie musicale française de la première moitié du vingtième siècle. Il étudie d’abord la composition chez Charles Koechlin, puis la flûte. Il se lie d’amitié avec Darius Milhaud. Il abandonne assez vite la composition au profit de la direction d’orchestre, où il se révèle très vite une figure essentielle. Il existe peu d’enregistrements disponibles de « Déso », comme certains proches l’appelaient, mais qui veut se rendre compte de la limpidité de ses interprétations peut essayer de découvrir ses versions de La création du monde de Milhaud, de Pellés et Mélisande de Debussy ou encore du Buisson ardent de Koechlin.

Déso adhère au Parti communiste français dans les années vingt. Il travaille énormément pour la radio. Il est suffisamment talentueux pour réussir une expérience audacieuse en 1930 : lors d’une interprétation de l’Invitation à la valse de Carl Maria von Weber, l’orchestre joue en direct les seize premières mesures, les seize suivantes qui sont diffusées ont en fait été préenregistrées, puis l’orchestre joue à nouveau les seize qui suivent et ainsi de suite jusqu’à la fin.

Pour ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, partons directement pour l’année 1941. Avec Barraine, Durey, mais aussi Roland-Manuel, ils mettent sur pied ce groupe clandestin, le Comité de Front national des Musiciens. Dans un premier temps, il s’agit de diffuser des matériaux de contre-propagande, des tracts, etc. Elsa Barraine est chargée d’organiser les réunions. Elle se fait arrêter en 1942 mais est libérée assez vite grâce à l’intervention d’un haut-fonctionnaire parisien. C’est l’année suivante que le Front national des musiciens est réellement établi avec son texte fondateur rédigé par Déso, Durey et Barraine – seuls les deux premiers sont communistes, la dernière sympathisante. Parmi les compositeurs impliqués, notons Georges Auric, Roland-Manuel, le jeune Henri Dutilleux ou encore Francis Poulenc, ce dernier étant notoirement catholique. Dans ses membres actifs les plus impliqués, on doit citer la cantatrice Irène Joachim, très proche de Désormière et qui avait d’ailleurs tenu le rôle de Mélisande sous sa direction. Bientôt, le groupe s’élargit avec la participation de techniciens ou de machinistes.

Le Front venait en aide à des juifs ou à des réfractaires au Service du travail obligatoire. Ses actes de résistance « musicale » sont multiples : création de compositions sur des textes d’auteurs interdits, ou encore concerts de musiciens dégénérés sous de faux noms. Ainsi a eu lieu à Paris, devant des nazis, la création d’une pièce au titre étrange, Mous-a-Rachac, d’un tout aussi mystérieux Hamid-ul-Hasarid. Il s’agissait en fait d’une reprise du Scaramouche de Darius Milhaud ! L’occupant n’y a vu que du feu.

Il y eut une victime parmi les proches du Front _: le machiniste à l’Opéra Garnier Jean Hugues, déporté politique et mort à Auschwitz en 1943. Sa veuve sera aidée par le _Front, les collègues de son mari, puis par son syndicat.

Dès 1944, Elsa Barraine dirige la firme de disques Le Chant du Monde, bien connue des mélomanes attirés par les musiques dites engagées, et ce jusqu’en 1947. Cette même année, elle fonde avec Déso un autre mouvement, suite logique du précédent, l’Association française des Musiciens progressistes. Âgé de 80 ans, Koechlin en accepte la présidence d’honneur. Durey est encore de la partie.

Si Koechlin est à présent souvent enregistré, il est désolant de trouver de nos jours si peu de disques des deux autres. Mais il y a moyen d’écouter sur Internet Crépuscule et la très belle deuxième symphonie d’Elsa Barraine ou des pièces pour piano de Louis Durey, comme Six pièces de l’automne ou Deux pièces pour piano à quatre mains.