Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°72

Du 7 janvier 2015 au « Oui, mais… » : une opinion personnelle…

Par Manuel Dony

Chef d’établissement, Président du CEF, échevin à Grâce-Hollogne et… prof

Mais

Le traitement de l’actualité dramatique de la tuerie de Charlie et de ses suites parisiennes ou verviétoises a suivi son cours médiatique. Après une redondance d’images – dont la plupart n’avaient pas grand-chose à dire –, de commentaires à chaud, puis la prise de conscience collective et émotionnelle viennent désormais les premières analyses qui gagneront, je l’espère, en rationalité au fil de la confrontation des idées.

Ce qui m’a frappé d’abord, c’est combien au-delà d’une uniformité qu’imposait la barbarie de l’agression, rares étaient les prises de positions exemptes d’un « mais… ». Un « mais… » dont les philologues et les experts en communication attestent que dans un énoncé, il supprime tout ce qu’il y avait avant, comme une soustraction. À titre d’exemple, l’énoncé « C’est un bon travail, mais il y a des points à éclaircir… » remet votre interlocuteur au boulot plus qu’à l’autosatisfaction alors que le même message en deux phrases distinctes prend une tout autre teneur : « C’est un bon travail. Pourquoi ne pas l’améliorer encore en éclaircissant certains points ? ».

Qu’entendre donc dans le discours d’actualité si prisé aujourd’hui : « La liberté d’expression existe, c’est un droit maisilsn’auraient pas dû blasphémer »?

Oui, mais

N’est-il pas temps d’oser affirmer que les droits de l’Homme qui garantissent l’existence de nos démocraties ne doivent souffrir d’aucune condition, ni restriction ? Ne faut-il mettre en avant leur caractère universel et « acontextuel» ? Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi qui classe ces délits en trois catégories : la catégorie la plus bénigne, relevant de l’atteinte à la vie privée ; la catégorie intermédiaire, constituée par les insultes et les mensonges et, enfin, la catégorie la plus grave, relevant de l’apologie des crimes et des délits et de l’incitation à en commettre, ou bien de la négation de crimes contre l’humanité.

Il est illusoire de penser que la poursuite d’une politique économique qui génère, en Europe, une course à la dualisation entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien – toujours plus nombreux – n’aboutira pas, à terme, à une révolte de plus en plus forte des exclus. Certains arrivent à l’exprimer de manière légale au sein de la société en portant leurs espoirs dans une renaissance d’idéologies « anti-austérité » qui trace la voie du triomphant « Syriza » ou du « Podemos» espagnol plein d’avenir mais aussi d’ambigüités. D’autres versent dans des extrêmes périlleux pour nos démocraties, qu’il s’agisse de partis néo-nazis ou d’expressions religieuses radicales. D’autres encore, les mêmes souvent que ces adeptes de l’extrême, s’abandonnent à une délinquance facile les menant, de la petite criminalité à un univers carcéral qui, en Belgique, semble constituer un redoutable incubateur du radicalisme de tout poil.

Rappelons avec force qu’aucun lien de causalité entre immigration et délinquance n’est établi dans nos pays européens. La surreprésentation des étrangers de confession musulmane dans nos prisons atteste seulement de leur surreprésentation dans des catégories d’âge, de formation ou de situation socio-économique qui sont associées à un risque de délinquance accru. L’analyse des parcours des jeunes djihadistes meurtriers révèle ainsi quasi systématiquement des épisodes de vie où ces individus furent d’abord des exclus du système. Ces espèces de paumés sans avenir, sans quête, sans idéal, ces délinquants perdus deviennent des proies faciles pour un radicalisme religieux prompt à jouir de leurs frustrations pour en faire des barbares sanguinaires au parfum illusoire de martyrs, au simple besoin d’exister aussi lâchement que ce soit.

La politique néolibérale que prône la majorité du Parlement européen trouve là un de ses effets les plus détestables et la réponse qu’apportent les partis traditionnels de gauche doit cesser de prendre elle aussi la forme d’un « oui mais… » vis-à-vis duquel mon introduction tentait de mettre en exergue les limites.

Non, mais !

Paradoxalement, le libéralisme répond prioritairement à ces aspirations sécuritaires en se tournant vers ces services publics qu’ils considèrent pourtant si souvent comme dispendieux, inefficaces et sources de réponse toute trouvée aux économies budgétaires successives qu’il impose aux États. Charlie oblige, la police recevra des moyens et l’armée qu’on pensait presque bradée est dans nos rues. Il faut avouer, soit dit en passant, qu’on est loin de la ligne éditoriale des caricaturistes de la rédaction.

Puis, on se rappelle (enfin !!!) que l’éducation, soumise à la disette elle aussi, constitue encore le meilleur de nos remparts face à l’imbécilité. Au premier rang de tous les programmes électoraux, l’éducation revient comme une valeur refuge en termes de réponse à chacune de nos crises. Au « Contrat pour l’école », pas encore évalué, succède aujourd’hui en Fédération Wallonie Bruxelles un ambitieux « Pacte pour une école d’excellence » qui engagera l’action de nos enseignants pour dix années de plus.

La solution réside sans doute effectivement dans l’instruction et la formation, mais (encore ce « mais ») l’école doit d’urgence cesser d’être une échappatoire politique confortable où les partis injectent des réformes, de préférence pas trop coûteuses et cautionnées par quelques chercheurs pas trop révolutionnaires, tout en sachant qu’elles ne porteront leurs effets qu’au-delà de leurs échéanciers électoraux ou que l’énorme résistance au changement du monde scolaire édulcorera l’ambition initiale du projet, du contrat ou du pacte.

L’école d’aujourd’hui, ses maîtres et ses élèves, est confrontée à un nouveau double défi : forger un esprit critique face à des nouveaux médias totalement débridés et réputés incontrôlables puis transmettre une « citoyenneté » un « tronc commun » philosophique et éthique, que la société elle-même a du mal à définir. Non, mais ! Raisonnablement, peut-on sereinement attendre autant d’une institution dont les structures de base relèvent du XIXe siècle, qui est animée par des enseignants du XXe siècle plongés dans une crise sociétale qui marque de son empreinte les enfants du XXIe siècle, logiquement déboussolés par les contradictions que leur offrent les adultes ?

Est-ce à l’École qu’il faudra trancher entre « privatisation » et « service public », entre « solidarité » et « logique du seul profit individuel », entre « liberté d’expression » et « censure », entre « précipitation » et « réflexion » entre bonheur de « l’être » ou de « l’avoir » ?

Il n’y a plus de « mais »

Combien de temps encore, et tous partis confondus, pourra-t-on exiger de l’éducation un rôle d’ascenseur social si on n’évalue pas courageusement les raisons qui font de notre système éducatif l’un des plus inégalitaires d’Europe ? Qui aura aussi le courage de constater que, même pour ceux qui réussissent à prendre l’ascenseur, il n’y aura de places aux étages qui si on questionne notre système économique et la société duale qu’il génère ?

Le monde enseignant est, en tous cas, en droit d’exiger de notre société et de ses représentants politiques une clarification de son contrat. À l’heure où tant le sécuritaire émotionnel que la réflexion pragmatique interpellent le service public et mettent en relief son rôle essentiel et les formes diverses qu’il peut prendre, on doit raisonnablement s’interroger sur les moyens qui demain lui seront attribués.

Entre l’urgence d’une police garante de notre sécurité et celle d’un corps enseignant qui doit assurer notre avenir, on comprend combien il est nécessaire d’orienter les États européens vers des mesures économiques qui favorisent la relance et l’obtention de mesures sociales capables de répondre à la « crise humanitaire » que nous connaissons.