Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°71

Littérature vs nazisme (cahier spécial "Art et Pouvoir")

Par Henri Deleersnijder

Qui n’a pas déjà frémi à l’écoute du Chant des Partisans ? Dès les premiers mots – « Ami, entends-tu… » –, la magie opère et l’émotion est au rendez-vous. S’inspirant d’un chant entendu à Londres en mai 1943 et interprété par une jeune Russe du nom d’Anna Marly, Joseph Kessel et Maurice Druon vont en conserver la musique tout en y collant un texte faisant écho à l’existence des maquis de France. Et c’est Emmanuel d’Astier de la Vigerie, fondateur en zone Sud du mouvement de Résistance Libération, qui l’introduira secrètement dans le pays ployé sous l’Occupation nazie.

Parachuté sur l’Hexagone par la Royal Air Force, il est devenu après la guerre l’hymne par excellence de la Résistance. Mais il est d’autres paroles poétiques écloses au cours des années noires du Second Conflit mondial qui, brandies contre l’horreur, ont élevé des barricades de mots pour galvaniser le courage des résistants de l’intérieur. Le poème Liberté, célèbre entre tous, est de celles-là qui sera largué du ciel par l’aviation anglaise. Son auteur, Paul Eluard, coordinateur de l’anthologie L’Honneur des poètes (1943) et organisateur du Comité national des Écrivains de zone occupée, l’avait d’abord fait figurer dans le recueil Poésie et Vérité, publié semi-clandestinement.

Louis Aragon publia également durant la guerre de la « poésie de contrebande »1. Avant d’entrer dans la clandestinité en 1943, après l’invasion de la zone Sud par les troupes allemandes, il signe de son nom La Rose et le Réséda, poème paru dans la revue Le Mot d’ordre, dont les deux premiers vers sont restés dans les mémoires : « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas ». Quand il paraît dans La Diane française en décembre 1944, au lendemain de la Libération, il se trouve dédicacé à quatre victimes exécutées par l’occupant : deux communistes (Gabriel Péri et Guy Môquet) et deux catholiques (Honoré d’Estiennes d’Orves et Gilbert Dru). Car il était déjà impérieux alors de sauver de l’oubli ceux dont la vie fut fauchée parce qu’ils avaient refusé de se soumettre à l’inacceptable.

Robert Desnos fit de même dans les Couplets de la rue Saint-Martin, écrits en 1942 peu après l’arrestation d’un de ses amis, avant que lui-même ne soit déporté vers le camp de Terezin en Tchécoslovaquie où il mourut le 8 juin 1945. Personne peut-être mieux que le poète René Char, qui avait rejoint aux premières heures de la guerre les maquis de Haute-Provence sous le nom de « capitaine Alexandre », n’a pressenti que les renoncements à venir risquaient de favoriser le retour de l’infâme. En témoigne cette phrase extraite de son recueil Recherche de la base et du sommet, datant de 1955, à une époque où il avait repris depuis des années sa plume réfractaire : « Mais, attention que (…) ceux qui avaient choisi le parti du crime, ne redeviennent nos tourmenteurs, à la faveur de notre légèreté et d’un oubli coupable. »

À sa manière à nouveau, lyrique au possible, Aragon a exalté le devoir de mémoire dans ses « Strophes pour se souvenir », reprises dans son recueil de poésie Le Roman inachevé (1956). En 1962, Léo Ferré y a puisé les vers sublimes de L’Affiche rouge pour en faire une chanson dont la force incantatoire ne laisse pas indemnes ceux qui l’écoutent ou la réécoutent. Ainsi donc, si l’art – cinématographique, en particulier – est un puissant éveilleur d’esprits, comment n’en serait-il pas de même pour la littérature ? N’est-ce pas dans le silence du livre, loin du vacarme médiatique, que se forgent les meilleures prises de conscience ? Il est à parier que ce sera derechef cette bonne vieille écriture, a fortiori quand elle est alliée à la musique, qui restera la meilleure servante de la lutte contre le nazisme et les funestes dérives lui étant aujourd’hui plus ou moins apparentées.

Elle le fut, la littérature, entre 1940 et 1945, quand le peuple de l’ombre puisait son énergie dans la parole lumineuse de la Poésie. Elle le restera après-guerre avec la voix de témoins tels que Robert Antelme et Primo Levi, respectivement auteurs de L’Espèce humaine et de Si c’est un homme. À quoi il convient d’ajouter, au risque d’être injuste vis-à-vis de quantité d’autres qui n’ont pas accédé à la même notoriété, La Nuit d’Elie Wiesel, témoignage paru en 1958 en France – mais d’abord édité en Argentine et en yiddish sous le titre Et le monde se taisait.

Briser le silence qui appelle à la soumission, telle est l’une des missions les plus nobles de l’écrit. Pas besoin de beaucoup de mots pour cela. Au XVIIIe siècle, la huguenote Marie Durand, du pays des Camisards, n’en grava qu’un seul dans la pierre de la tour de Constance à Aigues-Mortes où elle fut enfermée pendant 38 ans : « Résister ». Un seul donc, mais qui va droit au cœur !

  1. Expression reprise dans Au nom de la Liberté. Poèmes de la Résistance, présentation et dossier-jeu par Anne Bervas-Leroux, Paris, GF Flammarion, 2000, p. 38. Les lignes qui précèdent et une partie de celles qui suivent s’inspirent de ce guide, publié dans la collection « Étonnants Classiques ».