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Editorial
Art, pouvoir et totalistarisme

Par Julien Paulus

rédacteur en chef

L’actuelle exposition « L’art dégénéré selon Hitler », visible à la Cité Miroir, conduit à s’interroger sur les relations qu’entretenaient certains régimes totalitaires du XXe siècle avec le monde artistique et revient, en somme, à se pencher sur un cas relativement précis de la longue histoire des rapports particuliers qui ont toujours existé entre l’art et le pouvoir. Pratiques artistiques et pouvoir politique ont toujours été étroitement liés. En effet, l’art, en tant que tentative personnelle de représentation ou de traduction du réel, court toujours le risque d’entrer en concurrence – voire en contradiction – avec la vision du monde véhiculée par le pouvoir en place. D’où la nécessité pour un pouvoir idéologique fort de contrôler ce moyen d’expression, notamment par une série de garde-fous destinés à baliser étroitement les schémas de pensée autorisés. Que l’on songe seulement à la censure romaine, l’Inquisition médiévale, l’Académie française de Richelieu ou celle des Beaux-Arts de Louis XIV, et l’on s’apercevra que l’Histoire fourmille d’exemples de récupération, de contrôle ou d’épuration de l’expression artistique par le politique.

Arno Breker - Die Partei

La problématique n’est pas neuve. Dès lors, pourquoi s’intéresser plus particulièrement à une séquence de l’Histoire ? Sans doute parce que des régimes politiques tels que les régimes nazi, fasciste et communiste, pour ne citer qu’eux, constituent des exemples de systèmes qui poussèrent à son paroxysme la logique de mise sous tutelle des arts au profit d’une idéologie toute puissante. Ainsi, comme l’explique Lionel Richard à propos du nazisme : « Évidemment, bien avant que ne soit constituée une doctrine fasciste, des gouvernements très divers ont soutenu et préconisé un art officiel. Mais, en Occident, jamais l’ensemble des arts n’avaient été appelés avec autant d’ardeur à illustrer une politique, et jamais la propagande n’avait autant servi à glorifier certaines formes artistiques particulières. Il n’existe pas de meilleur exemple d’une “culture” qui ait été à la fois (…) l’instrument et l’expression du pouvoir politique1. »

Entre les mains de ces dirigeants, la culture et l’art deviennent bien plus que des moyens d’expression ; ils sont de véritables armes. Ainsi, cette phrase que Mussolini avait fait inscrire en haut d’un mur dominant le complexe cinématographique Cinecittá, nouvellement créé : « La cinematografia è l’arma più forte » (« Le cinéma est l’arme la plus forte »). Mais pour bien comprendre la portée de cette « tentative d’éducation », il nous faut encore préciser le contexte dans lequel celle-ci a lieu. Nazisme, fascisme et communisme soviétique se sont hissés au pouvoir à peu près à la même période, entre 1917 et 1933. Ces révolutions de l’après-guerre 14-18 ne sont pas seulement des mouvements de renversement d’Ancien Régime (Russie) ou de régénérescence sociétale (Italie) ; elles ont aussi en commun de s’inscrire dans l’émergence de la société et de la culture dites « de masse » dont elles constituent les premières manifestations politiques. Nazisme, fascisme et communisme soviétique sont les premiers mouvements politiques véritablement « de masse », notamment dans l’intuition qu’ils eurent de percevoir la foule comme une entité à part entière, à laquelle il fallait s’adresser et qu’il était possible de manœuvrer grâce aux nouveaux moyens de communication de l’époque, en particulier le cinéma. Cette occasion faite à la masse de se voir elle-même en tant que corps social relève d’une manipulation subtile du fascisme qui, par la mise en scène de la foule ainsi opérée, cherche à susciter l’adhésion pleine ou tacite de l’individu au culte de cette masse organisée. Ainsi, le philosophe Walter Benjamin remarquait-il :

« La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. À cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre un genou à terre dans le culte du chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles2. »

L’activité artistique et sa diffusion massive (l’« appareillage » dont parle Benjamin) sont donc mises au service de l’édification des cultes des différents systèmes totalitaires. L’image, le dessin, l’illustration ou le film répondent au besoin de susciter l’adhésion auprès des masses pour ne plus constituer qu’une seule entité homogène dont tout corps étranger se verrait exclu. Comme le souligne André Gob dans l’article ci-contre : « La mise à l’écart puis l’élimination des œuvres “d’art dégénéré” apparaît ainsi comme l’anticipation symbolique du processus de destruction des Juifs d’Europe. »

  1. Richard, Lionel, Le nazisme et la culture, Bruxelles, Complexe, 2006, p. 19.
  2. Benjamin, Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version, 1939) » in Œuvres III, Paris, Folio/Essais, 2000, p. 314.