Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°69

Mots
Sans

Par Henri Deleersnijder

Dans une chronique consacrée aux mots, à côté des noms omniprésents et des adjectifs ou verbes plus rares, les prépositions sont à coup sûr condamnées à la portion congrue. Quel sens ces infortunées, qui partagent avec les adverbes un semblable sort, peuvent-elles bien véhiculer ? Ne sont-elles pas réduites à huiler la syntaxe, simples pourvoyeuses de fluidité au langage ? Détrompons-nous. Même s’il sonne comme une coquille vide, le terme « sans », par exemple, est le signe patent d’un important symptôme de notre société.

Qu’est-ce à dire ? Eh bien, il suffit d’être à l’écoute de ses occurrences dans le brouhaha linguistique contemporain. Sans remonter au XVIIIe siècle où le facétieux Lichtenberg avait imaginé « un couteau sans lame auquel ne manque que le manche » ni nous projeter dans un avenir proche où l’on nous promet des voitures sans pilote, pensons au nombre élevé de fois où l’on entend, en l’espace d’une seule journée, les expressions « sans-emploi », « sans-papiers », « sans domicile fixe », cette dernière appellation se dissimulant pudiquement sous le sigle « SDF ». À croire que notre monde – « sans-cœur » ? – est décidément en panne de solidarité.

On rétorquera que c’est la crise (elle a bon dos, celle-là…) et que l’explosion des nouvelles technologies, liée à la numérisation galopante de notre vie quotidienne, permettra tôt ou tard l’émergence d’une nouvelle forme de croissance. Ce fut le cas dans l’Angleterre de la révolution industrielle où, en dépit des révoltes lancées par le légendaire ouvrier Ned Ludd contre les machines, celles-ci ont permis la création de nouveaux emplois. Soit, mais la chose aujourd’hui est loin d’être certaine. D’autant que la dérégulation de l’économie, censée encourager la concurrence et l’innovation, paraît toujours avoir le vent en poupe, et ce au détriment du rôle social des pouvoirs publics.

À l’heure des fermetures d’entreprises à la chaîne et des délocalisations à répétition, de l’omnipotence des marchés aussi, voilà donc le travailleur lambda mis quasi sur la touche, comme s’il était devenu de trop en présence d’une évolution turbo qui n’a que faire de sa dignité. Le vote europhobe aux dernières élections européennes, manifeste dans plusieurs pays de l’Union, traduit l’angoisse qui taraude ceux qui n’ont que leur travail – et ils sont légion ! – comme seul moyen de subsistance et qui redoutent d’aller grossir le lot des laissés-pour-compte du Vieux Continent. C’est dire combien est nécessaire le maintien de l’État-providence mis en place après 1945, premier facteur de lutte contre la pauvreté.

Par ailleurs, comment espérer fonder une institution supranationale européenne sans une juste protection des peuples ? L’instauration d’un socle minimal de droits sociaux identiques au sein des Vingt-Huit, de quoi neutraliser la pratique du dumping social, contribuerait évidemment grandement à cet idéal. Alliée à une lutte efficace contre le chômage – vaste programme –, elle contribuerait aussi à freiner les accès de xénophobie. Puisque, selon le proverbe, « quand la chèvre a du lait, elle n’a plus besoin de bouc-émissaire ». Sans lait, par contre…