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La démocratie et le néolibéralisme sont-ils vraiment compatibles ?

Par Olivier Starquit

Une campagne électorale vient de se terminer. Dans une certaine morosité où la lassitude et la résignation gagnent du terrain. Quelques ouvrages auscultent ce malade qu’est la démocratie représentative.

Dans son ouvrage, Post-démocratie1, Colin Crouch, sociologue enseignant à la Warwick Business School en Grande-Bretagne, constate en effet qu’après une phase de mobilisation et de conquêtes dès la fin du 19e et au cours du 20e siècle, le mouvement ouvrier et la démocratie égalitaire sont maintenant entrés dans une phase de déclin qui se caractérise par une remise en cause du compromis keynésien, la perte d’influence des organisations syndicales, la régression de la démocratie et de la citoyenneté et le pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, sans oublier la manipulation des médias. Pour Colin Crouch, notre société serait à un tournant de son histoire, plus vraiment dans un régime démocratique et pas encore tout à fait dans autre chose. Ce qu’il appelle la notion de post-démocratie qui « nous aide à décrire des situations où l’ennui, la frustration et la déception se sont installés après un moment démocratique ; où les puissants groupes d’intérêts d’une minorité sont devenus bien plus actifs que ceux représentant la masse des citoyens pour faire fonctionner le système en leur faveur ; où les élites politiques ont appris à gérer et manipuler les exigences du peuple2 ». Le constat est sans appel avec la dénonciation d’un système politique où les citoyens « jouent un rôle passif, silencieux, voire apathique, et répondent uniquement aux signaux qu’on leur envoie3 ». Un système où les entreprises multinationales ont pris le pouvoir et dictent leurs conditions au reste de la société.

 Colin Crouch, Post-démocratie

Les négociations actuelles sur l’accord sur le commerce des services et sur le traité transatlantique menées dans le plus grand secret l’illustrent à merveille (avec l’introduction d’un nouveau concept, celui d’arrestation préventive de manifestants pacifiques). Selon Crouch, force est de constater que le système politique actuel pousse les citoyens à une certaine passivité et à une certaine torpeur desquelles certaines campagnes publicitaires essaient de les extirper sporadiquement pour aller voter. Un système où les entreprises multinationales ont pris le pouvoir et dictent leurs conditions au reste de la société. En effet, « depuis les années 1970, les multinationales contrôlent l’économie des gouvernements nationaux grâce à leur pouvoir d’investissement dans les services publics. La perte du leadership de l’État dans la prise en charge des domaines délaissés par les entreprises, ainsi que la puissance sans précédent des médias dans la communication politique, remettent en cause l’équilibre démocratique4 ». Crouch souligne que « la privatisation ou la sous-traitance des services publics favorise l’effondrement de la confiance des États… Ce basculement de capacités a un impact réel sur les droits démocratiques, car il prive le citoyen, qui n’a de relation qu’avec l’État dans le cadre de la démocratie électorale et politique, de recours direct en cas de réclamation sur la qualité du service dont il bénéficie… Le système de la sous-traitance incite l’État qui y souscrit à se débarrasser de son activité principale pour se consacrer exclusivement à la gestion de son image, comme une grande entreprise privée, sans plus se préoccuper de la qualité réelle de ses idées5 ».

Plus près de chez nous, Luc Huyse, sociologue flamand, partage les mêmes constats dans De democratie voorbij 6(« La fin de la démocratie »), ouvrage qui vient clore une trilogie : le premier tome constatait la fin de la pilarisation (en 1987) tandis que le deuxième évoquait la fin de la politique. Selon lui, la relation triangulaire entre la population, la politique et le marché est devenue déséquilibrée : ce qui devrait idéalement prendre la forme d’un triangle équilatéral ne l’est plus depuis longtemps : par la cure d’austérité qu’elle impose, la logique du marché semble induire une date de prescription pour la démocratie représentative et, par son hégémonie, elle essaie de faire de toute activité humaine un bien marchand. En outre, elle aspire à toucher tous les domaines de la vie et ce faisant, elle déshabille l’État et quand l’État est nu, la démocratie ne peut survivre ou alors uniquement sous la forme d’un simulacre. Partant, Luc Huyse plaide pour une revalorisation de l’État.

Dans Against Austerity (how we can fix the crisis they made)7 , le sociologue anglais Richard Seymour suit les pas de Wendy Brown et de David Harvey en insistant sur la manière dont le néolibéralisme a colonisé l’État en prétendant le réduire tout en le faisant agir plus en faveur de l’hégémonie des entreprises, notamment par la mise en place d’un système hautement régulé (nous sommes donc loin du prétendu retrait de l’État). Seymour démontre à foison que l’austérité est une stratégie de classe et que « l’hostilité néolibérale à la démocratie avait toujours été articulée en public sous la forme d’une croyance apparemment naïve dans l’efficience compétitive des marchés et du secteur privé8 » alors que la démocratie est en soi un projet hautement égalitaire, ce que le néolibéralisme n’est pas. Et lui aussi plaide indubitablement en faveur d’une « transformation significative de l’État dans une direction démocratique »9.

Alors que la campagne électorale a été plus que discrète sur la nature de la démocratie qui « n’est plus questionnée, puisqu’on considère comme allant de soi qu’elle correspond à des élections libres et non faussées »[1]]#footnote-n10), ne serait-il pas opportun de concevoir que la démocratie politique est un mirage en l’absence de la démocratie sociale ? Ne serait-il pas temps de percevoir que face à la montée de la défection (abstentionnisme) et de la rage (déferlante de partis d’extrême droite), il convient de procéder à un approfondissement de la démocratie ? « Comment l’égalité politique est-elle possible en situation d’extrême inégalité économique ? Qui peut se consacrer à l’intérêt général lorsqu’il n’a même pas de quoi nourrir et élever décemment ses enfants[1]]#footnote-n11) ? » Pour éviter d’être un simulacre ou un objet vitrifié, la démocratie doit œuvrer à une égalité réelle des citoyens, ce qui implique une lutte contre toutes les formes de domination (capitalisme, racisme, patriarcat, colonialisme, homophobie, bureaucratie, productivisme, liste non exhaustive) et des services publics de qualité (qui peuvent faire office de patrimoine pour ceux qui n’en ont pas). Une société démocratique est incompatible avec l’énorme concentration du pouvoir économique qui existe aujourd’hui et partant, l’on ne pourra sauver la démocratie que par son irruption dans l’économie pour contester la rationalité économique du néolibéralisme. La sphère économique doit être subordonnée à la logique de la démocratie et non l’inverse.

Enfin, il s’agit aussi de promouvoir et de réhabiliter une conception dynamique et conflictuelle de la démocratie où cette dernière ne se mue pas en un ordre figé pour l’éternité réductible aux élections mais est bel et bien le conflit organisé qui induit une dynamique propice à changer les institutions. Alors que la plupart des partis politiques qui sollicitent nos voix aux élections se bornent à accompagner l’ordre établi et ses injustices et à fabriquer ainsi les conditions de leur propre impuissance, il est toujours utile de rappeler que ce qui a été fait peut être défait et que la politique , c’est aussi bâtir et forger un autre imaginaire que celui de la pensée unique et de ses hérauts : « il faut pouvoir imaginer autre chose que ce qui est pour pouvoir vouloir, et il faut vouloir autre chose que ce qui est pour libérer l’imagination. Lorsque l’on ne veut pas autre chose que ce qui est, l’imagination est refoulée ou inhibée. Ce que l’imagination peut représenter au sujet – ou l’imaginaire à la société – n’est alors que la perpétuation de ce qui est. Et si l’on ne peut rien imaginer d’autre que ce qui est, on ne peut rien vouloir d’autre. On ne peut même pas s’imaginer voulant autre chose[1]]#footnote-n12). » Un rappel utile à mettre en œuvre ici et maintenant.

  1. Colin Crouch, Post-démocratie, Bienne, éditions diaphanes, 2013
  2. Idem, p. 16
  3. Idem, p. 12
  4. Tatiana Burtin, « Colin Crouch, Post-démocratie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2014, mis en ligne le 23 janvier 2014, consulté le 21 avril 2014. URL : http://lectures.revues.org/13353.
  5. Tatiana Burtin, op. cit.
  6. Luc Huyse, De democratie voorbij, Leuven, Van Halewyck, 2014
  7. Richard Seymour_, Against Austerity - How we can fix the crisis they made_, London Pluto Press, 2014
  8. Idem, p.58
  9. Idem, p.161
  10. Manuel Cervera-Marzal, L’oubli de la question démocratique, Paris, éditions d’ores et déjà, 2014, p.19
  11. Idem, pp. 40-41
  12. Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social-historique. Séminaires 1986-1987, La création humaine I, Paris, Le Seuil. 2002, p. 114