L’extrême droite et le genre Le loup est dans la bergerie

Par Archibald Gustin

Historiquement diffuseurs de propos sexistes et homophobes, des partis d’extrême droite comme le Vlaams Belang (VB) se targuent désormais de figurer parmi les plus grands défenseurs du droit des femmes et de la communauté homosexuelle. Autrefois considérés comme un bastion exclusivement masculin, l’extrême droite s’est d’ailleurs fortement féminisée à travers quelques figures majeures ces dernières années. Si les exemples de Marine Le Pen en France ou de Giorgia Meloni en Italie sont des indicateurs cristallisant de manière assez saillante ces évolutions, pensons aussi à Barbara Pas, présidente du groupe parlementaire du VB à la Chambre des Représentants, qui est également vice-présidente du parti. Ceci est également vrai en ce qui concerne la représentation des personnes homosexuelles au sein des partis d’extrême droite. Ainsi, Chris Janssens, également vice-président du VB, s’est ouvertement déclaré homosexuel en décembre 2021, tout en prenant ses distances avec le mouvement LGBTQIA+. À l’échelle européenne, la co-présidente de l’AfD, Alice Weidel, a également publiquement revendiqué son homosexualité. La présence de personnes homosexuelles dans les rangs des partis d’extrême droite est désormais loin d’être une surprise pour les observateurs et observatrices avisé·es de ces organisations.

Si le visage de l’extrême droite ouest-européenne contemporaine paraît s’éloigner des postures masculinistes encore particulièrement en vogue dans les commentaires publics et les productions militantes 1, du point de vue de la stratégie électorale, ces changements semblent également contribuer à l’essor de ces partis racistes. Alors que les partis d’extrême droite ont longtemps été soutenus par davantage d’hommes que de femmes, l’écart se comblerait de plus en plus d’après les enquêtes électorales, des femmes affichant de manière croissante leur soutien à ces partis. Ceci n’est pas uniquement lié aux métamorphoses du personnel politique d’extrême droite. En effet, les partis d’extrême droite présentent de plus en plus de revendications visant explicitement à attirer un électorat féminin, en réalisant des campagnes qu’ils entendent lier à leur agenda sécuritaire. Une question mérite dès lors d’être posée : les partis d’extrême droite sont-ils toujours aussi sexistes et homophobes ?

Ne faisons pas durer le suspense plus longtemps : la réponse est oui. Les partis d’extrême droite doivent toujours être considérés comme des partis sexistes et homophobes. Mais ils ne le sont peut-être plus de la même manière. En effet, s’ils se sont historiquement opposés de manière constante à toutes les avancées légales progressistes en faveur des femmes et des personnes homosexuelles, ils ont également évolué de manière significative sur ce plan ces dernières années voire ces dernières décennies. Tâchons d’examiner en quoi cette évolution consiste, et de comprendre en quoi les discours d’extrême droite s’avèrent toujours aussi dangereux pour les droits des femmes et des personnes LGBTQIA+.

Bref historique

Remontons dès lors un peu dans le temps, en examinant l’évolution du VB sur les enjeux liés au genre. Historiquement, en effet, le parti s’est farouchement opposé à la dépénalisation partielle de l’avortement (1991), à l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe (2003), aux lois dites anti-discrimination (2007), et un peu plus tard, à la possibilité de choisir le nom porté par les enfants reconnus (2014). En parallèle, le parti nationaliste flamand a toujours eu à cœur de défendre une vision familialiste de la société, basée sur la prédominance du modèle de l’institution familiale mononucléaire hétérosexuelle. Ainsi, le VB s’est structurellement inscrit, depuis sa création à la fin des années 1970, dans la défense d’un conservatisme acharné visant à maintenir les structures patriarcales, dépeignant toute avancée progressiste en matière de politiques de genre comme une menace, et pointant les risques de décadence associés au bouleversement des rapports hommes-femmes.

Une politique migratoire restrictive peut ainsi être présentée comme une mesure féministe par excellence par les acteurs d’extrême droite

Au cours des dernières décennies, l’extrême droite ouest-européenne a subi une série de défaites politiques majeures. Ainsi, à l’issue de divers mouvements sociaux, les luttes en faveur des enjeux auxquels ces partis étaient opposés ont souvent fini par faire pencher la balance en leur défaveur. « J’ai perdu la bataille contre l’avortement », déclarait ainsi le membre historique, ancien président et coordinateur programmatique du VB Gerolf Annemans, au journal flamand De Standaard en mai dernier. La possibilité de se marier entre personnes de même sexe et de pratiquer une interruption volontaire de grossesse ont ainsi été toutes deux légalement avalisées, à différentes échelles, dans la quasi-totalité des pays d’Europe de l’Ouest. Ces évolutions légales ont ensuite contribué à la normalisation de ces pratiques, et à leur visibilisation plus large au sein des sphères médiatiques et politiques. Bien sûr, nous sommes encore loin d’être dans un monde post-patriarcal. Néanmoins, ces changements ont induit des inflexions dans le registre du sexisme et de l’hétéronormativité, et l’opposition aux droits des femmes et des communautés LGQBTIA+ a dès lors dû prendre acte de ces évolutions.

L’aggiornamento islamophobe

Dès lors, l’extrême droite s’est adaptée et est parvenue à réarticuler une rhétorique en apparence féministe à son agenda islamophobe, en construisant l’islam comme une religion totalisante fondée sur l’oppression des femmes par les hommes. Une politique migratoire restrictive peut ainsi être présentée comme une mesure féministe par excellence par les acteurs d’extrême droite, dans la mesure où elle préviendrait l’importation d’une culture misogyne et violente à l’égard des femmes. Cette exploitation des thèmes féministes à des fins islamophobes est à la fois raciste et sexiste. En effet, d’une part, l’homme musulman, réduit à sa seule caractéristique religieuse, est dépeint comme un barbare sexiste empreint de croyances archaïques. D’autre part, la femme musulmane subit une double peine, puisqu’en tant que femme et en tant que musulmane, elle est réduite à une position victimaire d’objet complètement passif face à la violence misogyne. Dans la même veine, des partis d’extrême droite se sont aussi présentés comme les défenseurs de la communauté homosexuelle, en associant l’islam à une homophobie des plus virulentes.

Si ces discours ont été qualifiés de fémonationalisme et d’homonationalisme, on peut ici arguer qu’il s’agit cependant plus d’un fémo- et d’un homo-racisme, c’est-à-dire relevant davantage du racisme que du nationalisme. Par ailleurs, ces discours, qui s’apparentent à un exceptionnalisme sexuel, dans la mesure où ils permettent de présenter les pays occidentaux comme des paradis féministes et homosexuels, permettent également à l’extrême droite de maintenir un certain statu quo, en présentant les sociétés occidentales européennes comme étant largement émancipées du point de vue de l’égalité de genre, et de vanter l’illusion d’un monde post-patriarcal. Ils cherchent donc à maquiller l’état des discriminations de genre en Europe occidentale, ainsi que la propre contribution de l’extrême droite au maintien de ces inégalités.

Des positions conservatrices, réactionnaires… et natalistes

Les discours anti-genre et dits « anti-woke » de l’extrême droite constituent par ailleurs autant de rappels du caractère profondément conservateur voire réactionnaire de l’extrême droite. Outre de s’opposer à une série de politiques sexuelles progressistes allant de l’éducation sexuelle – comme on a pu le voir avec le tôlé suscité par la réforme de l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle dite EVRAS, pourtant d’ambition somme toute modeste – aux droits reproductifs, en passant par les droits des personnes LGBTQIA+, ces discours ont pour effet de dépeindre les positions des militant·es féministes et queer comme étant extrémistes et anormales. L’extrême droite se prévaut ainsi, en s’opposant à une « idéologie du genre » fantaisiste et insensée, de la défense d’un « sens commun » dont serait empreint le peuple. Comme l’a résumé Tom Van Grieken sur les plateaux de la VRT : le VB ne croit pas au genre.

En outre, si l’extrême droite a infléchi son discours en matière de droit des femmes et des personnes homosexuelles, elle n’hésite pas à ressortir ses vieilles recettes en ce qui concerne la transidentité. Ainsi, par exemple, alors que le VB décriait pendant les années 1980 et 1990 un exhibitionnisme homosexuel pervertissant la jeunesse, les mêmes slogans sont désormais réutilisés dans le cadre de discours transphobes. En témoigne ainsi l’action du groupuscule d’extrême droite Schild & Vrienden à l’occasion d’un évènement organisé par Drag Story Hour à Bruges en mars 2023 réclamant « la fin de la sexualisation des enfants ». Il serait cependant erroné de penser que ces discours transphobes se cantonnent aux groupes les plus extrêmes comme Schild & Vrienden, puisque ces dernières années, le VB a régulièrement attaqué les personnes trans, en accusant par exemple les autorités d’inciter les enfants et adolescents à entamer des transitions de genre, et en dépeignant celles-ci comme de purs phénomènes de mode résultant de caprices.

L’on pourrait croire que les enjeux d’opposition à l’égalité de genre ne sont pas la priorité de l’extrême droite, comme le proclamait encore récemment le VB, en prétendant être concentré sur son agenda anti-immigration. Or, bien au contraire, les politiques de genre se trouvent être au cœur de la vision de l’extrême droite pour la société. Par exemple, la dénonciation complotiste et raciste du « grand remplacement », qui postule que les sociétés européennes blanches seraient progressivement et consciencieusement remplacées par des populations musulmanes, est intimement liée à la nécessité d’encourager une politique de la natalité visant à rattraper le retard démographique européen face aux continents africains et asiatiques. Et les politiques de natalité passent forcément par une politique de régulation des corps, et en particulier de ceux des femmes. Une bonne illustration de cet entremêlement entre genre, démographie et racisme peut ainsi être trouvée dans la campagne utilisée par plusieurs partis d’extrême droite européens, dont le VB affirmant que « les nouveaux venus, nous les faisons nous-mêmes ».

Une stratégie électorale et médiatique

Une des stratégies du VB pendant la campagne électorale du printemps 2024 fut de se montrer taiseux sur le sujet de l’avortement, qui ne figure pas dans le programme du parti, et à propos des thématiques de genre en général. La position officielle du parti sur l’interruption volontaire de grossesse ou encore l’adoption par les couples homosexuels est assez similaire. Ainsi, le parti se dit être opposé à ces deux politiques, tout en affirmant ne pas vouloir légalement remettre en cause des droits dits acquis. Ceci ne doit cependant pas faire oublier les exemples hongrois ou polonais de remise en question de plusieurs droits fondamentaux en la matière, et partis que le VB défend systématiquement au nom du principe de souveraineté nationale et du bon droit des États nationaux européens à légiférer comme bon leur semble. Par ailleurs, le parti dirigé par Tom Van Grieken n’a de cesse de dénoncer des politiques de subsides trop généreuses envers le secteur associatif, suscitant à cet égard une inquiétude quant à un asséchement des ressources financières de ce dernier.

Enfin, si le VB se trouve actuellement dans l’obligation de trouver des alliés au sein d’une coalition pour lui permettre de s’attaquer potentiellement aux droits des femmes et des personnes LGBTQIA+, il ne faudrait cependant pas sous-estimer son influence et sa capacité de nuisance. En effet, la N-VA n’a eu de cesse, ces dernières années, de chercher à rivaliser avec ses cousins d’extrême droite, comme en témoigne la publication d’un livre sur le « wokisme » par Bart De Wever, ou encore le traitement honteux réservé par les élus N-VA à l’écrivaine belge d’origine rwandaise Dalilla Hermans lors de sa nomination à une mission culturelle pour la ville de Bruges. Du côté francophone, si l’on espère que le parti Chez Nous, qui mimique le VB en termes de discours de genre, fera perdurer la tradition de lose de l’extrême droite belge francophone, le danger vient peut-être davantage du MR dont le centre de recherche n’a pas hésité à publier une note pseudo-scientifique dénonçant le « wokisme » (lisez : le féminisme et l’anti-racisme). L’extrême droite et le genre, et si le loup était déjà dans la bergerie ? Une question qui doit nous faire redoubler de vigilance.

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