L’extrême droite et le goût rassurant de l’unité

Entretien avec Nicolas Lebourg Nicolas Lebourg est docteur en Histoire, spécialiste des droites radicales et violentes et des processus de radicalisation et chercheur associé au Centre d’études politiques de l’Europe latine (CEPEL, CNRS-université de Montpellier). Il vient de publier avec Olivier Schmitt, Paris-Moscou. Un siècle d'extrême droite (Seuil).

Propos recueillis par Gaëlle Henrard

Le 16 juin dernier, avec un regard aiguisé par des années de recherches, Nicolas Lebourg a recadré pour nous la proposition de l’extrême droite : une promesse d’unité qui séduit largement. Il nous aide à clarifier ce dont on parle quand on parle d’extrême droite : un projet de société rassurant et mobilisateur pour de nombreuses personnes.

Avant toute chose, essayons de poser le cadre. Vous rappelez souvent que l’appellation « extrême droite » est déjà fort ancienne et remonte au xixe siècle. De quoi parle-t-on dès lors, quand on parle « d’extrême droite » ?

Le plus vieux texte que je connaisse remonte au début des années 1820. Il définit l’homme d’extrême droite comme une personne en colère car il pense que les institutions et élites vont mener au chaos, et il veut donc donner un coup de balai pour remettre de l’ordre. Cette piste anthropologique et réactionnaire n’est pas inintéressante, mais pour définir le substrat des extrêmes droites sur deux siècles on peut dire que l’étiquette relève de groupes qui se présentent comme des élites de rechange pour régénérer une société sous une forme organiciste en articulant cela à une révision des relations internationales. Si vous prenez n’importe quel mouvement de n’importe quel courant des extrêmes droites depuis deux siècles, ça fonctionne. Il faut souligner l’existence d’un sous-champ : « l’extrême droite radicale », apparu à la fin de la Première Guerre mondiale. Ceux-là ne croient pas que changer les institutions sera suffisant : il faut un homme nouveau, défait du libéralisme du xixe siècle voire de la modernité telle qu’elle se construit à partir de la Renaissance – option portée par le philosophe italien Julius Evola qui reste un doctrinaire fondamental pour les groupuscules les plus ultras à travers le monde. Dans cette extrême droite radicale vous avez les fascistes italiens, les nazis, mais aussi les solidaristes russes, les nationaux-bolcheviques allemands, ou le théoricien russe du néo-eurasisme Alexandre Douguine que les services ukrainiens ont essayé d’assassiner en 2022.

Outre le fait d’être un spécialiste de l’extrême droite, vous l’êtes également de la question de la radicalité. Pourriez-vous définir ou décrire ce qu’est la radicalité dans le champ politique ?

Il y a là aussi un grand débat. Isabelle Sommier, formidable spécialiste de la question, insiste sur le caractère relatif de la transgression, en soulignant que quand une manifestation agricole ravage une préfecture, personne ne considère que c’est « radical », alors que des actions avec moins de destruction émanant de l’ultra gauche seront ainsi cataloguées. Donc pour elle, c’est la société qui est le curseur. Pour ma part je préfère partir de l’article 212-1 du code de la sécurité intérieure français. Il vient de la loi de janvier 1936 qui donne pouvoir à l’État d’interdire un groupe. C’est donc une base démocratique avec près d’un siècle d’application : ça me paraît important car ça évite l’écueil du « on traite de radical tous ceux qui critiquent le système ». Là c’est une norme démocratique qu’on utilise dans le cadre de l’État de droit. Dès lors, est radical qui correspond à l’un des sept motifs de dissolution. Ceux-ci correspondent soit à une radicalité comportementale (manifestations armées, caractère paramilitaire, terrorisme, etc.), soit idéologique (apologie de la Collaboration, etc.). Pour les extrêmes droites, c’est souvent le sixième motif qui est utilisé : l’incitation à la haine.

Pour voter à l’extrême droite, il faut se dire que le risque de déclassement que l’on vit correspond à celui de notre nation

Selon vous, le vote d’extrême droite relève surtout de données sociologiques, et non idéologiques. On entend pourtant souvent l’explication d’une guerre des idées qu’aurait menée (et remportée) des acteurs comme la Nouvelle Droite1 et Alain de Benoist pour expliquer le vote à l’extrême droite. Qu’en est-il ?

Je crois qu’il y a les deux qui s’interpénètrent car l’ethnicisation des questions sociales est fondamentale pour voter à l’extrême droite. Si ce n’était que les données sociologiques, l’électeur pourrait choisir la gauche par exemple. Pour voter à l’extrême droite, il faut se dire que le risque de déclassement que l’on vit correspond à celui de notre nation, et que c’est la faute de la société multiculturelle et multiethnique. Je crois en revanche que l’analyse de la montée de l’extrême droite par le prisme de la Nouvelle Droite est excessive : les militants d’extrême droite ne se sont pas mis à lire Heidegger dans les années 1970 et, en plus, ce ne serait pas ça qui aurait changé les votes. Cette vision a été poussée par le politiste Pierre-André Taguieff, car ça lui permettait de s’octroyer à lui-même le statut de philosophe, puis par ses lecteurs issus des élites, car là-aussi ils y trouvaient une plus-value de différenciation culturelle – une position très goûtée en France car elle vous permet de concentrer du capital social sans avoir aucun travail de démonstration empirique à faire et d’être ainsi prescripteur auprès des politiques, fantasme coutumier des intellectuels français. Quand on fait un peu de statistiques sur les cadres d’extrême droite, on constate en fait dans les années 1970 un vieillissement et un embourgeoisement, des motifs qui sortent de la violence, et quand on regarde les thématiques ce n’est pas le blabla théorique qui sort l’extrême droite du néant mais le thème de la dénonciation du coût de l’immigration. L’extrême droite a conquis l’hégémonie culturelle, mais elle le doit plus au site Fdesouche qu’aux revues de la Nouvelle Droite. Brenton Tarrant, le terroriste de Christchurch, l’a écrit très justement : les mèmes partagés sur Internet ont plus d’effet politique que n’importe quelle théorie.

Quelles thématiques d’extrême droite fonctionnent chez les jeunes ? Et y a-t-il des différences entre garçons et filles ?

Le gender gap 2 a été des plus puissants, mais au niveau électoral c’est une question passée. Chez les radicaux de droite, cela demeure une hégémonie masculine dans le groupe, et clairement le masculinisme est un facteur de polarisation à l’extrême droite – c’est d’ailleurs net jusqu’à la caricature chez les incels 3, les « célibataires involontaires », d’une misogynie extrême. Des deux côtés, populistes ou radicaux, on voit néanmoins que les femmes sont plus rétives à l’antisémitisme, accrochant davantage à l’islamophobie.

Comment décrire la part séductrice, attractive voire utopiste de l’extrême droite ? En d’autres termes, quelle est sa « promesse », pour reprendre l’expression de l’historien Christian Ingrao au sujet du nazisme ?

Le fasciste Robert Brasillach définissait son idéologie comme l’amitié à l’échelle de la nation. Le révolutionnaire conservateur Moeller van den Bruck expliquait que c’était le fait que la nation tout entière se sente vivre ensemble. Marine Le Pen n’a que le mot d’unité à la bouche quand elle décrit sa France. C’est ça, le cœur idéologique : une régénération du « nous », le faisant solide, compact, sans faille. C’est pour ça que la visibilité des minorités ethniques, religieuses, sexuelles posent question : elles représentent la division du corps, et donc son risque de mort. La régénération organiciste doit au contraire nous faire vivre dans un monde unitaire. C’est pourquoi les dénonciations de gauche du racisme et de l’extrême droite échouent : elles refusent de voir que c’est une utopie désirable pour ceux qui y adhèrent.

Les mèmes partagés sur Internet ont plus d’effet politique que n’importe quelle théorie

Selon l’anthropologue Emmanuel Terray, « être de droite, c’est avoir peur ». Qu’est-ce que cela vous évoque, et que dire alors du fait d’être « d’extrême droite » ?

Cela laisse-t-il à penser que la droite est irrationnelle et la gauche rationnelle ? En ce cas, ça serait juste une façon de dire « la gauche a raison ». Je ne me sens pas légitime à distribuer des bons points selon mes opinions. Si on veut néanmoins creuser l’idée, ça me fait songer à ce vieux livre magnifique : La Peur en Occident, de Jean Delumeau. Il y montre comment la société de la fin du Moyen Âge se construit autour de ce sentiment, par exemple avec la fortification de villes quand il n’y a pas de raisons rationnelles, mais avec l’idée que l’extérieur est danger. Résultat, je dirais plutôt que l’extrême droite a davantage à voir avec une vision obsidionale qu’avec la peur, c’est-à-dire avec l’idée d’être assiégé. Les accélérationnistes, courant terroriste d’ultra droite ayant ensanglanté les États-Unis et la Nouvelle Zélande et dont plusieurs attaques ont été déjouées en France, ont d’ailleurs pour bible théorique un livre intitulé Siege et désignent leur vision du monde comme la « siege culture ».

Comment voyez-vous les années à venir quant à la possible installation de gouvernements d’extrême droite de plus en plus nombreux, en Europe et ailleurs ?

Factuellement, je crois qu’il n’y a guère de risques de voir un retour du fascisme, que cette vision est une erreur. Mais on peut écraser les libertés, massacrer ses contemporains, au nom de bien d’autres principes. En revanche, il me paraît très rationnel de voir s’étendre la mise en place de régimes illibéraux. C’est-à-dire que des gouvernements réduisent l’État de droit, les gardes-fous juridiques, pour assurer une gouvernance autoritaire réduisant le pluralisme et les droits fondamentaux. Éric Zemmour a d’ailleurs été peu attaqué là-dessus, alors qu’il allait très loin, exposant que s’il était élu président il ne voulait pas reconnaître l’autorité du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, de la Cour européenne des droits de l’homme… bref, que rien ne pourrait l’entraver lui. Bien sûr, si la France prend cette voie, de par son rôle au Conseil de sécurité de l’ONU, son déploiement à travers le monde, cela représenterait un risque élevé de déstabilisation de l’ensemble de l’Europe. Je note que ces dernières années, on a vu le chef du parti conservateur français, Éric Ciotti, avancer diverses propositions illibérales, appelant à passer outre l’État de droit au nom de la lutte contre l’immigration, et qu’à la fin de ce chemin, c’est sans difficulté qu’il est allé se vendre à l’extrême droite. Cela souligne un processus : entrer dans la contestation des fondamentaux du libéralisme politique est un sas vers l’illibéralisme le plus assumé et cohérent, celui de l’extrême droite.

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