Pauvreté et non-recours aux droits sociaux

Par Jenifer Devresse

On n’est quand même pas si mal en Belgique ! (En théorie)

De la Vierge noire au revenu d’intégration sociale (RIS) en passant par le statut BIM1 ou encore le Fonds chauffage, une foule de prestations sociales existent en Belgique, censées lutter contre la précarité. Ça, c’est la théorie. Mais en pratique, plus d’une personne sur deux ne perçoit pas les aides auxquelles elle a pourtant droit. Avec un effet désastreux sur la paupérisation d’une part de la population. La bonne nouvelle ? Ce « non-recours »2 endémique a enfin titillé l’oreille des politiques. Mais de la prise de conscience à l’action, il reste du boulot. Y compris auprès de l’opinion publique.

« Ils vont chercher 900€ par mois d’argent de poche mais roulent en Jaguar et vivent dans une villa ». Vous aurez sans doute reconnu le style inimitable du titrage Sudinfo (24/10/2023). Mais les autres médias ne sont pas en reste, à égrener une litanie de mini-scandales autour de fraudes à l’aide sociale. Ici, c’est Tatiana qui touche mille boules de chômage alors qu’elle pose des faux ongles en black le samedi ; là, c’est Léane qui extorque mille deux cents balles au CPAS pour nourrir ses cinq gosses, alors qu’elle a un mec qui tient un petit snack (mais qui n’est pas le père des enfants…). Pourtant, les abus de droits sociaux3 demeurent marginaux (autour de 4 %) et n’entament que ridiculement les deniers publics4, en dépit de l’imaginaire collectif. De plus, ils consistent principalement en des cohabitations non déclarées (alors que la légitimité même du statut de cohabitant est discutée depuis de nombreuses années) et des revenus du travail au noir5, souvent limités à un complément de survie – rappelons que le RIS demeure très en-dessous du seuil de pauvreté.

Mais passons. 4 % d’abus : les médias hurlent, les politiques aboient, les bonnes gens pestent. Par contre, on s’émeut nettement moins de toutes ces personnes, infiniment plus nombreuses, qui ont en théorie droit à une aide sociale mais qui, en pratique, ne la reçoivent pas, laissées parfois sans aucun revenu de survie. Bien que mal évalué en Belgique, faute d’une politique dédiée6, le non-recours aux droits sociaux s’élèverait à plus de 50 % des personnes éligibles7 ! Pire encore : ce phénomène touche principalement les ménages les plus vulnérables8. Autrement dit, plus vos ressources sont faibles, moins vous avez de chance de bénéficier d’une aide sociale. Un comble, très loin des préjugés communs sur le pauvre « profiteur » et fraudeur. Mais d’où vient cet apparent paradoxe ?

Causes du non-recours : et si on déplaçait la focale ?

Tout qui a eu affaire à l’administration sait à quel point il faut être un expert lettré aux nerfs solides, alerte et combatif, habitué aux méandres administratifs et blasé des bugs informatiques pour parvenir à ses fins. Clairement, ce n’est pas le profil majoritaire de la « cible » des aides sociales, par définition vulnérable. Pensez aux personnes âgées ou isolées, malades ou handicapées, migrantes ou illettrées, aux jeunes sans ressources familiales… Or bien que le non-recours soit généralement expliqué par des causes individuelles (voir encadré ci-contre), celles-ci renvoient immanquablement vers des causes plus structurelles, propres à l’organisation même des institutions. Pointons-en quelques-unes, sans prétendre ici à l’exhaustivité.

Non-recours : l’explication par les parcours individuels

On distingue généralement

la non-connaissance : la personne ignore qu’elle a droit à une aide car elle n’a pas accès à l’information ou a reçu des informations erronées 

la non-demande : la personne connaît l’offre mais renonce à en faire la demande, souvent suite à une série d’expériences désastreuses avec l’institution menant à l’épuisement, la colère ou l’humiliation

la non-réception ou non-accès : la demande est introduite mais n’aboutit pas en raison de la complexité de la procédure ou d’erreurs administratives, menant à l’abandon ou au dépassement des délais 

la non-proposition : les intervenants sociaux ne proposent rien à la personne malgré son éligibilité, par ignorance ou négligence, censure ou préjugés

l’exclusion : la personne essuie un refus ou perd son droit antérieur en raison d’une sanction, d’un changement de situation ou de législation, ou d’une erreur administrative. L’exclusion déborde la question du non-recours stricto sensu mais interroge la pertinence et l’équité des critères d’éligibilité à certains droits sociaux.

La complexité des régimes de droits sociaux 

Si une foule d’aides sociales existent en Belgique, des plus modestes aux plus conséquentes, elles sont éparpillées entre différentes institutions, à différents niveaux de pouvoir. De plus, chaque organisme a ses exigences spécifiques en matière de conditions d’octroi, de procédure, de documents à fournir, de délais, de modes de calcul… Le tout, la plupart du temps, dans une superbe opacité. Dans un tel contexte, connaître les différentes aides envisageables, savoir si j’ai une chance de pouvoir y prétendre, à qui m’adresser et comment faire pour l’obtenir relève de la gageure, particulièrement pour des publics précarisés. Résultat : beaucoup n’ont même pas conscience qu’ils ont droit à une aide.

Le plus périlleux, sans doute, étant de jongler avec différentes aides complémentaires émanant d’institutions séparées qui communiquent rarement entre elles, le demandeur étant chargé d’élucider leurs contradictions9. De quoi décourager les plus persévérants, quand ils ne sont pas complètement perdus. D’autant que dans une telle complexité, l’incertitude est totale et les erreurs fréquentes, pouvant mener à des refus injustifiés ou à des récupérations ultérieures (qu’un ménage déjà en difficulté aura bien du mal à rembourser) voire à des sanctions sévères, même lorsque le demandeur est de bonne foi… Beaucoup ne peuvent pas se permettre de courir de tels risques, et préfèrent d’emblée renoncer.

Pour couronner le tout, les changements incessants de législation modifient régulièrement les conditions d’octroi des aides. Les critères d’éligibilité sont toujours plus nombreux et plus stricts, les documents à fournir démultipliés, la durée du droit accordé plus courte (nécessitant de renouveler régulièrement une série de démarches), les contrôles et sanctions plus fréquents10. À tel point que les travailleurs sociaux eux-mêmes ne s’y retrouvent plus, et sont bien en peine de pouvoir évaluer l’éligibilité ou non d’une personne, de lui fournir une information fiable ou de l’accompagner dans la procédure11. Autre conséquence, et non des moindres, le durcissement permanent des critères produit des exclusions soudaines et injustifiées : le bénéficiaire d’aujourd’hui est rarement assuré de pouvoir conserver son droit demain. Or souvent, un refus (justifié ou non) conduira à une non-demande ultérieure, par perte d’espoir ou découragement.

Un fonctionnement inadapté à ses publics

Cette complexité tous azimuts est aussi largement responsable de délais souvent énormes (plusieurs mois) entre le moment de la demande et l’attribution de l’aide, voire de blocages de dossier pour des périodes qui peuvent excéder un an. Ça laisse largement le temps de dégringoler. De tels délais sont surtout incompatibles avec l’extrême mobilité des statuts et des revenus que l’on observe de plus en plus dans les milieux précaires12. Un intérim par-ci, puis plus rien, une rupture de cohabitation par-là, un changement de domicile, une période de maladie…

On assiste à une individualisation de la responsabilité des usagers, en même temps qu’une dissolution de la responsabilité des administrations.

Dans son fonctionnement actuel, l’administration est absolument incapable de suivre ces situations qui changent presque au jour le jour. En particulier tant qu’elle se base a priori sur des documents officiels censés servir de « preuves » de pauvreté, et qui sont souvent déjà « périmés » lorsqu’ils sont produits par les différents organismes. Pensons par exemple au sacro-saint avertissement-extrait de rôle, véritable passe-partout des aides sociales, censé révéler fidèlement votre santé financière… d’il y a deux ans. Des délais insensés, mêlés à des systèmes de preuves inadaptés aux situations réelles et actuelles, produisent eux aussi du non-recours à tour de bras, et à terme une invisibilisation de personnes extrêmement précarisées qui finissent par échapper à tout radar. Une étude bruxelloise montre ainsi que 15 % des personnes aidées par le RIS et 19 % des personnes sanctionnées par le chômage occuperont une position « inconnu de la sécurité sociale » dans les deux ans13.

Des critères absurdes

L’instabilité croissante des revenus questionne aussi la question des « seuils » de revenus qui conditionnent l’octroi à certaines aides. À un euro près, on peut se voir accorder l’intégralité d’une aide ou se la voir intégralement refuser. Ces fameux seuils demeurent une source inépuisable d’injustices et d’incitations contre-productives (difficile de ne pas se montrer stratège lorsque 1 € de revenu du travail supplémentaire peut faire perdre 500 € d’aides).

Mais c’est loin d’être la seule absurdité du système : à côté de critères d’octroi et de modes de calcul dont on peut parfois questionner l’équité (comme la nécessité d’être domicilié, de ne pas avoir d’épargne ou encore la condition des revenus du cohabitant14 voire des parents), se trouvent toute une série d’autres conditions qui peuvent mener à des exclusions pour des raisons purement administratives, avec des répercussions majeures à long terme (voire définitives)15. « Document manquant » ou « non fourni dans les 30 jours » (ce qui n’est pas toujours matériellement possible) ; « inscription tardive » ; « non présentation au rendez-vous » (quelle que soit la raison)… Ces exclusions administratives ne sont pas rares : elles concernent notamment 75 % des demandes d’allocations pour handicap à Bruxelles (2011-2015)16 !

Une administration passive-agressive

Les « assistés sociaux » (actuels ou potentiels) font en réalité face à une administration essentiellement passive. Que ce soit au niveau de la diffusion d’information auprès de ses publics cibles, de l’identification et du suivi des personnes vulnérables, des procédures de demande ou de renouvellement des droits… En clair, il appartient à l’ayant-droit potentiel de dénicher lui-même l’information pertinente sur les aides auxquelles il pourrait prétendre, de prendre contact avec le bon guichet, de comprendre la procédure, de réaliser les innombrables démarches (impliquant toujours d’autres administrations elles-mêmes complexes) dans des délais courts, et bien sûr de penser à renouveler ces démarches à temps (tous les quelques mois) pour maintenir son droit. Même en matière d’aides sociales, une certaine méritocratie prévaut.

De fait, la charge de la preuve d’éligibilité à une prestation sociale revient entièrement au demandeur, tenu de fournir à l’organisme d’aide une foule d’informations qui, par ailleurs, sont déjà largement connues de l’État. On peut au passage s’étonner d’une telle passivité de l’administration lorsqu’il s’agit d’aider des personnes vulnérables, alors que lorsqu’il s’agit de contrôler ou sanctionner, toutes les informations utiles semblent connues.

Humain en voie de disparition

Récemment, un pas supplémentaire a été franchi dans l’inaccessibilité déjà légendaire de l’administration. En particulier, la période covid s’est révélée un superbe prétexte pour achever la numérisation des services – et sa déshumanisation corollaire – à grands coups de fermeture de guichets et d’antennes locales. Souvent désormais, un contact humain (ne fût-ce que par téléphone) n’est accordé qu’au terme d’une longue épreuve entièrement numérisée. Cette dernière suppose pour la surmonter, en plus de l’accès à une connexion et un matériel décents17, d’une série de compétences linguistiques, administratives, et bien entendu informatiques. « Merci de ne pas nous téléphoner ni nous envoyer de mail tant que l’ensemble des documents demandés ne sont pas encodés sur la plateforme dans les formats requis. Passé 15 jours, votre demande sera considérée comme non recevable18. » Mais si tout est en ordre, vous aurez peut-être la chance d’obtenir un quart d’heure de rendez-vous avec une assistante sociale en visio.

Au-delà de la difficulté croissante d’accès pour les demandeurs, cette dématérialisation censée rendre la tâche des travailleurs sociaux plus efficace multiplie au contraire les erreurs en chaîne, les récupérations abusives de sommes « indues » et les blocages durables de dossier. L’e-Gouvernement produit ainsi davantage de non-recours par « impossibilité d’introduction d’une demande, par manque de preuve d’éligibilité ou par découragement19 ». Notamment pour tous les « cas particuliers » qui ne rentrent pas assez précisément dans les « cases » (désormais champs de données) prévues d’emblée par l’administration en ligne. Et ils sont légion.  

Du pain sur la planche : des pistes concrètes

Tout ceci n’est pourtant pas une fatalité absolue. Si un taux de non-recours aux droits sociaux de 0 % paraît utopique, une série d’actions pourrait toutefois améliorer grandement les choses, et rendre plus efficientes les politiques de lutte contre la pauvreté en Belgique. La récente prise de conscience politique du phénomène peut d’ailleurs laisser espérer quelques progrès en ce sens20. Il s’agirait d’abord de développer une politique d’information plus proactive et plus adaptée à ces publics. On pourrait imaginer par exemple des guichets ou points de contact uniques en matière d’aide sociale, regroupant des conseillers qui auraient une vision globale des différentes offres pertinentes pour un demandeur et des différents organismes auxquels s’adresser.

Mais à mon avis, cette proposition ne devient pleinement réaliste qu’adossée à un travail de simplification administrative, qui devrait notamment passer par la réduction des critères d’octroi (démultipliés ces dernières années) et l’harmonisation des procédures d’enquête sociale (en particulier l’examen des ressources financières des personnes) entre les différents organismes. Ce n’est qu’à cette condition, dans un contexte de relative stabilité législative, que l’on peut imaginer une information plus transparente.

Du même coup, cela limiterait les sources d’erreurs liées à l’extrême complexité des procédures et des modes de calcul, et simplifierait grandement la tâche des travailleurs sociaux. On pourrait même rêver à ce que ce temps humain libéré d’une série de contraintes inutiles contribue à garantir un accueil humain de première ligne dans tous les cas, sans que celui-ci ne soit conditionné à une procédure numérique préalable insurmontable pour la plupart des publics fragilisés. Il serait grand temps de faire confiance aux travailleurs sociaux et de leur laisser une marge de manœuvre face à des situations humaines qu’ils sont tout à fait capables d’analyser.

À condition qu’elle coexiste toujours avec la possibilité d’une demande spontanée, l’identification proactive automatisée des personnes vulnérables21 recèle également quelques belles promesses. De tels systèmes sont déjà partiellement utilisés en Belgique depuis 2015 pour la GRAPA et le statut BIM, avec des succès indéniables sur le taux de non-recours22. Les outils existent en partie : reste à les développer et les améliorer… Dans le même ordre d’idées, il faudrait organiser (par une prise de contact périodique) le suivi systématique des personnes dont on sait fort bien qu’elles sont dans des situations « limite », avant qu’elles ne sortent définitivement des filets de la Sécurité sociale, condamnées à une précarité extrême. À tout le moins les personnes qui se sont présentées au moins une fois au guichet. Les données nécessaires existent, il « suffit » de les exploiter au bénéfice des ayants-droit.

On pourrait rêver à terme de partir d’un a priori de confiance plutôt que de suspicion envers les demandeurs d’aide sociale : si une personne demande de l’aide, c’est très probablement qu’elle en a urgemment besoin

Mais si le taux de non-recours s’effondre et que l’on se met subitement à aider tous ceux qui en ont besoin, cela ne va-t-il pas coûter un pognon dingue ? En réalité, de nombreuses études montrent que cela ne représenterait qu’une augmentation budgétaire limitée, et par ailleurs justifiée23. De plus, cette crainte n’a de sens que dans une vision à très court terme. Car le non-recours a des implications bien réelles, tangibles. Comme l’assène Christine Mahy, Secrétaire Générale du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, « les autorités renoncent à un calcul simple : en mettant en amont les investissements nécessaires, là où il le faut, en prévenant la pauvreté, cela leur coûtera beaucoup moins cher que de gérer la précarité dans l’urgence comme on le fait depuis des décennies24 ».

Tout ça, c’est le boulot du politique et des institutions. Mais il devrait s’accompagner d’un autre travail de fond, qui nous concerne tous : il faudrait cesser de considérer d’emblée le pauvre comme un profiteur, un fraudeur en puissance. En évoluant vers des attitudes moins stigmatisantes (qui sont en elles-mêmes une cause de non-recours non négligeable), on pourrait rêver à terme de partir d’un a priori de confiance plutôt que de suspicion envers les demandeurs d’aide sociale : si une personne demande de l’aide, c’est très probablement qu’elle en a urgemment besoin. Mais dans l’état actuel des choses, on craint visiblement bien plus d’accorder un euro de trop à quelqu’un qui ne le « mériterait » pas que de laisser dans la rigole des milliers de gens sans aucun revenu de survie… au nom de l’équité, bien sûr.

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